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Décès De Paul Ricoeur


Ronnie Hayek

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Un auteur que j'ai un peu lu lors de ma folle jeunesse:

Décès du philosophe français Paul Ricoeur, un esprit libre dans le siècle

Mis en ligne le 21/05/2005 à 17:47

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PARIS (AFP)

Politiques et intellectuels ont rendu hommage samedi au philosophe français Paul Ricoeur, décédé vendredi matin à 92 ans en laissant une pensée généreuse, qui tente de réconcilier politique et éthique.

Philosophe "de l'action", engagé mais opposé à tous les totalitarismes, profondément chrétien, Paul Ricoeur a été un "esprit libre" et un "penseur exigeant de la modernité", selon le président français Jacques Chirac.

Le philosophe est décédé dans la nuit de jeudi à vendredi en région parisienne. "Il faiblissait peu à peu, comme une bougie peu à peu faiblit, il s'est éteint en dormant", témoigne son ami et philosophe Olivier Abel.

Très apprécié à l'étranger, notamment en Allemagne et aux Etats-Unis, cet héritier spirituel de Husserl et de l'existentialisme chrétien a renouvelé la question de l'interprétation, en dialoguant avec la linguistique, la théologie, la littérature, l'histoire et la psychanalyse.

Né le 27 février 1913 à Valence (Drôme), fils d'un professeur de lycée tué pendant la Grande Guerre et tôt orphelin de mère, Paul Ricoeur est élevé par des grands-parents protestants.

Jeune agrégé de philosophie, il assiste aux soirées de Gabriel Marcel, figure de proue de l'existentialisme chrétien.

Mobilisé en 1939, il se retrouve prisonnier des Allemands dans un Oflag de Poméranie. Il y traduit Husserl, auteur mis à l'index par les nazis, et découvre l'oeuvre de Karl Jaspers.

A la Libération, il se place "à l'école de la phénoménologie", titre d'un de ses ouvrages. Membre depuis 1947 du comité de la revue "Esprit", ses prises de positions, dans les années soixante, en faveur de l'indépendance de l'Algérie lui vaudront d'être arrêté.

Olivier Mongin, directeur de la revue Esprit, a salué samedi "une pensée généreuse et voyageuse", qui a "accompagné l'histoire de la revue Esprit".

Nommé à la Sorbonne en 1956, Paul Ricoeur s'y sent isolé et saisit l'occasion d'enseigner à la nouvelle université de Nanterre en 1966. Doyen en 1969 d'une université devenue le chaudron de l'agitation étudiante, il est coiffé par des gauchistes d'une poubelle en référence à la phrase célèbre sur "les poubelles de l'Histoire". Partagé entre une sympathie intellectuelle pour les motivations des étudiants et le souci d'assurer le fonctionnement de l'université, il démissionne en 1970.

Suit un détour américain: déjà invité régulièrement aux Etats-Unis depuis 1954, il entre au département de philosophie de l'Université de Chicago, poste qu'il occupera jusqu'en 1992. L'"exil" n'est qu'apparent, car il anime parallèlement un séminaire rue Parmentier à Paris, qui devient vite une plaque-tournante de la pensée philosophique.

La consécration vient dans les années 90, lorsque toute une jeune génération intellectuelle découvre sa pensée. Ce protestant militant, ennemi de tout tapage médiatique, joue sur trois registres: la philosophie réflexive française, l'idéalisme allemand et le souci anglo-saxon d'un discours rigoureux.

"Il a jeté un pont constant entre religion et philosophie, dont nous lui sommes reconnaissants", déclare le président de la Fédération des protestants de France Jean-Arnold de Clermont.

Pour le ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres, il a "su réhabiliter et réconcilier l'éthique et la politique, politique conçue non pas comme le lieu de tous les affrontements mais, dans l'esprit d'Hannah Arendt, comme un + vouloir vivre ensemble +".

La secrétaire nationale du PCF Marie-Georges Buffet salue une "grande voix", qui "s'attelait à penser l'émancipation et l'espérance".

Voici ses principaux livres :

- "Philosophie de la volonté". I "Le Volontaire et l'Involontaire", II "L'Homme faillible", III "La Symbolique du mal" (1950-1961)

- "Histoire et Vérité" (1955)

- "Platon et Aristote" (1960)

- "De l'Interprétation. Essai sur Freud" (1965)

- "Le Conflit des interprétations. Essais d'herméneutique" (1969)

- "La Métaphore vive" (1975)

- "La Sémantique de l'action" (1978)

- "Temps et récit" (1983)

- "La Configuration du temps dans le récit de fiction (1984)

- "Le Temps raconté, Du texte à l'action" (18986)

- "Soi-même comme un autre" (1990)

- "Lectures I" (1991), "Lectures II (1992), "Lectures III" (1993)

- "Le Juste" (1995)

- "Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle" (1996)

- "Entretiens : la critique et la conviction" (1996)

- "Autrement" (1997)

- "Ce qui nous fait penser, la nature et la règle" (en collaboration, 1998)

- "La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli" (2000)

- "Parcours de la reconnaissance" (2004)

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:icon_up: évidemment, le seul bouquin que j'ai lu de lui (L'idéologie et l'utopie) n'est pas dans la liste des principaux livres :doigt:

Je l'ai trouvé très philosophe à la française. Une culture incroyable, un superbe plume mais absence totale d'une quelconque forme de début de validation empirique. Les Idées qui se déploient les unes face aux autres totalement déconnectées du monde pratique. Je ne sais pas si c'est comme ça dans tous ses bouquins.

PS: c'est quoi l'existentialisme chrétien ? Je croyais que c'était purement matérialiste/gauchiste l'existentialisme…

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:icon_up: évidemment, le seul bouquin que j'ai lu de lui (L'idéologie et l'utopie) n'est pas dans la liste des principaux livres :doigt:

Je l'ai trouvé très philosophe à la française. Une culture incroyable, un superbe plume mais absence totale d'une quelconque forme de début de validation empirique. Les Idées qui se déploient les unes face aux autres totalement déconnectées du monde pratique. Je ne sais pas si c'est comme ça dans tous ses bouquins.

PS: c'est quoi l'existentialisme chrétien ? Je croyais que c'était purement matérialiste/gauchiste l'existentialisme…

C'est un peu comme ça dans ses autres livres. Soi-même comme un autre, par exemple, aborde des thèmes importants (la personnalité, l'identité, l'altérité, etc.) sous différents angles, ou plutôt en mêlant différentes approches (phénoménologie, philosophie analytique anglo-saxonne, etc.), mais au bout du compte tu restes sur ta fin. C'est brillant, mais le lecteur n'a pas forcément avancé d'un pas en terminant l'ouvrage.

Quant à l'existentialisme chrétien, c'est seulement une façon rapide de dénommer la pensée de Gabriel Marcel et ensuite Ricoeur, par simple rapprochement chronologique avec l'existentialisme sartrien.

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:warez: Mais bien sûûûr ! Où avais-je la tête?

:icon_up:  :doigt:

En fait, le terme d' "existentialisme" est tellement vague qu'il peut inclure des auteurs aussi différents que Kierkegaard, Jaspers, Sartre, Marcel, ou encore (mais c'est passé de mode) Heidegger.

Disons, pour être plus précis, que Ricoeur a ceci de commun avec Sartre ou Levinas (duquel il est quand même plus proche) qu'il s'est intéressé à la phénoménologie husserlienne et heideggérienne.

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En fait, le terme d' "existentialisme" est tellement vague qu'il peut inclure des auteurs aussi différents que Kierkegaard, Jaspers, Sartre, Marcel, ou encore (mais c'est passé de mode) Heidegger.

Disons, pour être plus précis, que Ricoeur a ceci de commun avec Sartre ou Levinas (duquel il est quand même plus proche) qu'il s'est intéressé à la phénoménologie husserlienne et heideggérienne.

Je vais essayer de me trouver un pont quelque part au dessus du canal de Willebroeck :icon_up:

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J'ai commencé à lire Le juste, mais j'ai laissé tombé assez rapidement pour les raisons que vous évoquez. En revanche, j'ai réussi à lire pas mal d'articles ou d'entretiens avec lui parus dans la revue Esprit, essentiellement à la fin des années 90.

A noter, je parle de mémoire, un excellent article consacré… à la mémoire justement, ainsi qu'un autre consacré à l'éthique, dans l'Encyclopaedia Universalis (il faudrait vérifier mes dires).

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Fait divers : Monsieur Ricoeur retrouvé mort dans son lit

Quelques mois après l'ultime déconstruction de Jacques Derrida, nous apprenons la mort de Paul Ricoeur, qui a cessé de battre durant son sommeil.

Cette succession d'événements devrait contribuer à éclaircir quelque peu la pensée contemporaine.

Philosophe de formation protestante, Ricoeur fut l'un des plus influents représentants de l'herméneutique -  une discipline d'origine biblique consistant à interpréter, puis à interpréter les interprétations, puis à interpréter l'interprétation des interprétations, et ainsi de suite jusqu'à ce que mort s'ensuive (ce qui vient d'arriver à Ricoeur, ce qui ne manquera pas d'arriver à la philosophie si elle continue sur cette voie).

Paul Ricoeur doit sa notoriété et sa popularité tardives (elles datent d'une quinzaine d'années tout au plus) au fait qu'il a été marginalisé jadis, dans les années 1960 et 1970, par d'autres philosophes qui se sont révélés plus idiots et stériles que lui - la secte des structuralo-lacano-marxo-mao-sémiotico-pattes-d'éléphant, dont les derniers vieillards occupent encore des chaires confortables et postes enviables dans la pensée officielle française (POF).

Il nous est impossible de résumer ici l'oeuvre de Paul Ricoeur, car celle-ci nous paraît dénuée de sens. En voici néanmoins quelques citations représentatives :

- "La fonction de  transfiguration du réel que nous reconnaissons à la fiction poétique implique que nous cessions d'identifier réalité et  réalité empirique ou, en d'autres termes, que nous cessions  d'identifier expérience et expérience empirique. Le langage  poétique tire son prestige de sa capacité à exprimer des  aspects de ce que Husserl appelait Lebenswelt et  Heidegger In-der-Welt-sein. De la sorte il exige que nous critiquions notre concept conventionnel de la vérité,  c'est-à-dire que nous cessions de le limiter à la cohérence logique et à la vérification empirique, de façon à prendre en  compte la prétention de vérité liée à l'action transfigurante  de la fiction" (s'affranchir de l'approche logico-empirique est en effet un bon moyen de faire des poèmes, et aussi de dire n'importe quoi)

- "On  pourrait dire que dans les arts à deux temps le moment du sempiternel est dans le retrait  du livret et du script, mais l'épreuve temporelle est dans  la monstration. La capacité d'une monstration sans cesse  renouvelée, comme étant toujours autre, quoique du même, constitue le lien entre le  sempiternel et l'historique; c'est  peut-être là la marque temporelle la plus prégnante de l'œuvre  d'art." (certes, mais l'altérité du même équivaut-elle à la mêmeté de l'autre ? Prenez le temps, vous avez une vie de philosophe pour répondre à cette question décisive)

- "la métaphore, c'est la capacité de  produire un sens nouveau, au point de l'étincelle de sens où une  incompatibilité sémantique s'effondre dans la confrontation de plusieurs  niveaux de signification, pour produire une signification nouvelle qui  n'existe que sur la ligne de fracture des champs sémantiques. Dans le cas  du narratif, je m'étais risqué à dire que ce que j'appelle la synthèse  de l'hétérogène ne crée pas moins de nouveauté que la métaphore,  mais cette fois dans la composition, dans la configuration d'une  temporalité racontée, d'une temporalité narrative." (tout cela tombe sous le sens, était-ce bien la peine de l'énoncer ?)

- "Pour une sémiotique, le seul concept opératoire  reste celui de texte littéraire. L'herméneutique, en revanche,  s'efforce de reconstruire l'arc entier des opérations grâce  auxquelles l'expérience pratique se donne des œuvres, des  auteurs et des lecteurs (…) L'enjeu, c'est donc le processus  concret à travers lequel la configuration textuelle sert de  médiateur entre la préfiguration du champ pratique et sa  refiguration grâce à la réception de l'œuvre" (cette figure configure assurément notre refiguration du défiguré)

- "Depuis le 11 septembre nous avons régressé sur l’idéal kantien de paix universelle. Pour Kant le signe principal de reconnaissance des peuples consistait en l’hospitalité. Aujourd’hui, nous en sommes loin." (remarquez la profondeur du propos les rares fois où il est compréhensible)

La lecture du dialogue de sourds entre Jean-Pierre Changeux et Paul Ricoeur (La nature et la règle. Ce qui nous fait penser, Odile Jacob) restera une manifestation intéressante de l'incapacité notoire d'une partie de la philosophie contemporaine à modifier son discours, sa perspective et son argumentation en fonction des nouvelles connaissances positives sur l'homme.

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D'une liste à laquelle je suis abonné. Auteur anonyme.

Ces citations sont excellentes. Je n'ai pas beaucoup entendu parler de ce type avant qu'il ne meure, et depuis, c'est pour apprendre que Libé le regrette, et qu'il était socialiste - deux éléments qui, ajoutés à l'argument-massue de son discours cryptique, me donnent envie de ne pas m'en approcher.

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"Depuis le 11 septembre nous avons régressé sur l’idéal kantien de paix universelle. Pour Kant le signe principal de reconnaissance des peuples consistait en l’hospitalité. Aujourd’hui, nous en sommes loin." (remarquez la profondeur du propos les rares fois où il est compréhensible)

Ouais mais c'est facile avec un troisième couteau de la philosophie.

Avec les cadors c'est autre chose.

Commençons par le penseur de l'Etat : Hegel

"La grande ruse c'est que les choses sont comme elles sont."

"On apprend à penser abstraitement en pensant abstraitement."

"La chevelure est une formation de nature végétale plutôt qu'animale, et elle est moins une preuve de force qu'un signe de faiblesse de l'organisme".

Deux réflexions importantes de Gabriel Marcel :

"Il n'y a pas de trahison qui ne soit une fidélité reniée."

"La civilisation c'est à l'origine la condition de l'homme civilisé."

Perspicacité de Bergson (à William James) :

"Votre conception d'êtres intermédiaires entre l'homme et Dieu me paraît être de celles qui s'imposeront de plus en plus en philosophie"

Rousseau :

"L'abus des livres tue la science. Croyant savoir ce qu'on a lu, on se croît dispensé de l'apprendre. Trop de lecture ne sert qu'a faire de présomptueux ignorants.

(à propos des médecins) S'ils guérissent le corps ils tuent le courage. Que nous importe qu'ils fassent marcher les cadavres. Ce sont des hommes qu'il nous faut et l'on n'en voit point sortir de leurs mains.

Alors, je m'excuse, mais à côté de Ricoeur c'est quand même autrement plus clair !!!

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Pour le moment, une polémique est en train de gonfler à propos d'un livre récemment paru chez Albin Michel traitant des liens entre la pensée d'Heidegger et le nazisme (et plus simplement entre Heidegger la personne et le nazisme). Un site s'est ouvert à l'occasion (remarquez la photo de Heidegger mélangeant les références à Cézanne et Caspar David Friedrich).

http://parolesdesjours.free.fr/scandale.htm

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On se croirait revenu 20 ans en arrière quand Victor Farias avait sorti

Heidegger et le nazisme et que ses vestales déconstructrices (Derrida, Lacoue-Labarthe, etc.) tantôt hurlaient au blasphème tantôt expliquaient que sa pensée était complètement opposée à ses idées politiques (arguant que c'était la pensée de l'étant qui était totalitaire, non celle de l'Etre-se-dévoilant-tout-en-se-dissimulant), tantôt soutenaient que son discours du rectorat (1934) n'était qu'un geste opportuniste..

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On se croirait revenu 20 ans en arrière quand Victor Farias avait sorti

Heidegger et le nazisme et que ses vestales déconstructrices (Derrida, Lacoue-Labarthe, etc.) ont tantôt hurlé au blasphème tantôt expliqué que sa pensée était complètement opposée à ses idées politiques (arguant que c'était la pensée de l'étant qui était totalitaire, non celle de l'Etre-se-dévoilant-tout-en-se-dissimulant), tantôt encore que son discours du rectorat n'était qu'un geste opportuniste..

Quand tu as tenté de m'expliquer la pensée d'Heidegger, j'ai compris qu'il n'y avait rien à comprendre.

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Quand tu as tenté de m'expliquer la pensée d'Heidegger, j'ai compris qu'il n'y avait rien à comprendre.

Voilà: sa réflexion ontologico-métaphysique n'est même pas une pensée paradoxale, ou fausse ou quoi ou qu'est-ce, c'est du vide (hypnotique, d'où la fascination qu'exerce Heidegger sur nombre de ses lecteurs). Et les seules fois où il s'explique un peu plus clairement, notamment en rapport avec son environnement politique et historique, c'est du délire totalitaire.

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Bon, plus sérieusement, y a-t-il quelque chose de particulier à lire ce auteur (Ricoeur)?

De ce que j'en ai lu (en Terminale, des extraits), j'ai eu droit à des passages sur l'Histoire, et la bonne vs. la mauvaise subjectivité de l'historien, pour attiendre une "conscience de l'humanité"…

Bref.

A titre de comparaison, ce que dit Mises au début de Human Action, me parait beaucoup plus clair et convaincant sur l'Histoire…

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Bon, plus sérieusement, y a-t-il quelque chose de particulier à lire ce auteur (Ricoeur)?

De ce que j'en ai lu (en Terminale, des extraits), j'ai eu droit à des passages sur l'Histoire, et la bonne vs. la mauvaise subjectivité de l'historien, pour attiendre une "conscience de l'humanité"…

Bref.

Temps et Récit est considéré généralement comme son magnum opus. Mais c'est assez indigeste (même pas lu en entier le premier tome).

Je te conseille Soi-même comme un autre. Les problèmes posés dans cet essai m'ont amené à m'intéresser à la question de l'individualisme, puis du libéralisme.

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Pour faire plaisir à tout le monde, on m'a envoyé une tribune de Derrida sur Ricoeur, qui est somme toute assez caustique.

La parole. Donner, nommer, appeler, par Jacques Derrida

En 2004, Les Cahiers de l'Herne ont publié un volume (362 pages, 49 euros) consacré à Paul Ricoeur. Dans ce numéro coordonné par Myriam Revault d'Allonnes et François Azouvi figurait un article de Jacques Derrida intitulé "La parole. Donner, nommer, appeler" dont nous publions de larges extraits.

Sans même avouer, sincèrement, un sentiment d'incompétence, je crois que jamais la force ne m'aura autant manqué pour aborder, sous la forme d'une étude ou d'une discussion philosophique, l'oeuvre immense de Paul Ricoeur.

Comment se limiter à l'un des lieux, à l'une des stations seulement, tout au long d'une trajectoire aussi longue, aussi riche, à travers tant de territoires, thèmes ou problèmes : de l'éthique à la psychanalyse, de la phénoménologie à l'herméneutique, voire à la théologie, à travers l'histoire et ! les responsabilités qu'elle exige de nous chaque jour, depuis des décennies, à travers l'histoire de la philosophie, à travers l'interprétation originale de tant de philosophes, d'Aristote ou Augustin à Kant, de Jaspers et de Husserl à Heidegger ou à Levinas, sans parler de Freud, sans parler de tous les philosophes anglo-saxons que Ricoeur a eu le courage et la lucidité, si rares en France, de lire, de faire lire et de prendre en compte dans son travail le plus novateur ? Cela me paraît difficile, voire impossible si l'on ne veut pas trahir, en quelques pages, l'unité d'un style et d'une intention, d'une pensée mais aussi d'une passion et d'une foi, d'une foi pensée et pensante, d'un engagement qui, depuis le début, n'a jamais cédé sur une certaine fidélité. A soi-même comme aux autres.

En relisant ce que je viens tout spontanément d'écrire ("difficile, voire impossible"), je souris. Je le remarque après coup, ces deux mots furent, ces deux dernières années, au centre d'un débat entre Paul Ricoeur et moi, sur le mal et le pardon (…). A ma proposition d'allure aporétique selon laquelle le pardon est, en un sens non-négatif, l'im-possible même (on ne peut pardonner que l'impardonnable ; pardonner ce qui est déjà pardonnable, ce n'est pas pardonner ; ce qui ne revient pas à dire qu'il n'y a pas de pardon mais que celui-ci, pour paraître possible, devrait, comme on dit, faire l'impossible : pardonner l'impardonnable), Ricoeur opposa plus d'une fois une autre formule : "Le pardon n'est pas impossible, il est difficile."

Quelle différence y a-t-il, et où passe-t-elle, entre "l'im-possible" (non-négatif) et le "difficile", le très-difficile, le plus difficile possible, la difficulté, l'infaisable même ? Quelle différence entre ce qui est radicalement difficile et ce qui paraît im-possible ? La question reviendrait peut-être, pour le dire télégraphiquement, à celle de l'ipséité du "je peux" . Pléonasme que l'étymologie confirme. L'ipse est toujours le pouvoir ou le possible d'un "je" (je peux, je veux, je décide). L'im-possible dont je parle signifie peut-être que je ne peux ni ne dois jamais prétendre qu'il est en mon pouvoir de dire sérieusement, de façon responsable "je pardonne" (ou "je veux" ou "je décide"). C'est seulement l'autre, moi-même comme un autre, qui en moi veut, décide ou pardonne, sans m'exonérer d'aucune responsabilité, au contraire (…).

Pour témoigner de mon admiration constante et d'une amitié, j'oserai dire d'une affection qui n'a cessé de croître, je me suis donc autorisé à me replier sur ce qui est le plus cher à ma mémoire : quelques-uns des moments, toujours marquants pour moi, où, pendant quelque cinquante ans, j'ai vu, entendu ou rencontré Paul Ricoeur, où la chance par lui me fut donnée de parler avec lui. Et ce fut chaque fois pour moi un événement. Puisque la philosophie ne fut alors jamais absente à ces paroles vives, elle se laissera, je l'espère, toujours entrevoir à travers le sobre récit de ces moments bénis. Toujours des moments de parole, donc, car à tous les sens de ce terme, Ricoeur est homme de parole. Et l'homme de la parole (…).

La première fois que j'ai vu et entendu Paul Ricoeur, l'ayant encore fort peu lu, ce fut probablement en 1953. J'étais alors étudiant à l'Ecole normale, et l'un de mes meilleurs amis me proposa d'assister avec lui à une séance de débat organisée, je crois, par la revue Esprit à Châtenay-Malabry. Marrou était là, je l'entendis aussi pour la première fois. Le discours de Ricoeur m'impressionna : clarté, élégance, force démonstrative, autorité sans autorité, engagement de la pensée. Il s'agissait déjà d'histoire et de vérité, et aussi des problèmes éthico-politiques de l'heure. L'été qui suivit, décidé à consacrer mon Mémoire d'études supérieures au problème de la genèse chez Husserl, je passais chez moi, à El-Biar, de longues semaines à lire Ideen L. Ce livre, on le sait, fut traduit, introduit, commenté, interprété par Ricoeur dans un très riche appareil de notes qui illuminèrent ma lecture. C'est vrai, aujourd'hui encore, quand parfois j'y reviens. Ce fut donc ce grand lecteur de Husserl qui, plus rigoureusement que Sartre et même que Merleau-Ponty, m'apprit d'abord à lire la "phénoménologie", et qui d'une certaine façon me servit de guide à partir de ce moment-là. Je me rappelle aussi ses articles sur Kant et Husserl, sur la Krisis, etc., qui devinrent plus tard des références majeures dans mon introduction à l'Origine de la géométrie de Husserl.

A partir de 1960, assistant de philosophie générale à la Sorbonne, je rencontrai Ricoeur pour la première fois au moment (un peu plus tard, je crois) où il y fut nommé. A cette époque, les assistants avaient une place étrange, qu'on a du mal à imaginer aujourd'hui. J'étais le seul assistant de "philosophie générale et logique", libre d'organiser mon enseignement et mes séminaires comme je l'entendais, ne dépendant que fort abstraitement de tous les professeurs dont j'étais donc, en droit, l'assistant. Suzanne Bachelard, Canguilhem, Poirier, Polin, Ricoeur et Wahl. Je les rencontrais rarement en dehors des examens, sauf, peut-être, vers la fin, Suzanne Bachelard et Canguilhem, qui fut aussi pour moi un ami paternel et admiré. Un jour, ce devait être en 1962, je rendis visite à Ricoeur, chez lui, à Châtenay-Malabry. Au cours d'une promenade dans son jardin, il me parla avec enthousiasme de Totalité et infini. C'était alors la thèse que Levinas devait soutenir quelques jours plus tard. Le livre n'était pas encore publié. Ricoeur, qui devait faire partie du jury, venait de le lire : un très grand livre, me dit-il, un événement. Je ne connaissais alors de Levinas que ses textes sur Husserl. C'est donc encore une fois guidé par ces mots de Ricoeur que, l'été suivant, je lus Totalité et infini et écrivis "Violence et métaphysique", la première d'une série d'études que je consacrai à Levinas au cours des trente ans qui suivirent. Je dois donc aussi à Ricoeur, en quelque sorte, l'amitié admirative qui dès lors me lia à la personne et à l'oeuvre d'Emmanuel Levinas ­ et ce fut aussi une chance de ma vie.

De ces années de Sorbonne, mais aussi de celles qui suivirent mon départ pour l'ENS, datent encore les rencontres dans le séminaire où Ricoeur, alors directeur des archives Husserl (dont les microfilms se trouvaient à Paris), accueillait, le plus souvent pour leur donner la parole, des étudiants, des chercheurs, des collègues. Je me rappelle y avoir donné un exposé et y avoir rencontré, outre Levinas, nombre de ceux qui s'intéressaient à Husserl, à Paris, dans ces années-là. L'esprit qui régnait dans ce séminaire était, grâce à Ricoeur, exemplaire : sérénité, liberté, amicalité dans les discussions, rigueur et tâtonnements d'une vraie recherche.

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