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Les deux minarchismes


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Les deux minarchismes

« Minarchie » veut dire, littéralement, « pouvoir minimum ».

Il y a deux façons d’entendre « pouvoir minimum » : soit qu’il s’agisse d’envisager à quoi le pouvoir peut être réduit au minimum, soit qu’il s’agisse de considérer la structure minimale de pouvoir nécessaire à la société, c’est-à-dire à son bon fonctionnement ou au maintien de son ordre.

Ces deux façons d’appréhender le minarchisme ne sont pas seulement relatives à deux raisons ou deux systèmes de raisons d’être minarchiste, mais, plus profondément, à deux conceptions du pouvoir.

Si la distinction importe, c’est que lorsque l’on critique le minarchisme, on le critique en réalité selon ses rapports à l’une ou l’autre des deux conceptions du pouvoir : et là où, par exemple, certains voient dans la minarchie le projet politique ultime du libéralisme, d’autres y voient un étatisme comme un autre.

Le débat est souvent difficile lorsqu’on cherche alors à confronter à la doctrine minarchiste une autre doctrine, la doctrine anarchiste par exemple, et que les partisans respectifs de l’une et de l’autre doctrine ne s’opposent en réalité pas quant à la vision qu’ils projettent mais quant à la conception du pouvoir à laquelle ils se référent. Là où nous voyons généralement une opposition, il y a en fait deux dimensions différentes, qui n’entreront jamais en collusion.

On peut donc observer une démultiplication des niveaux du débat :

- Le minarchisme s’oppose à une autre doctrine parce qu’en réalité chacune des deux repose sur une conception différente du pouvoir ;

- Le minarchisme s’oppose à une autre doctrine reposant néanmoins sur une même conception du pouvoir ;

- Enfin, le minarchisme est double et subit en interne une opposition entre ses deux interprétations, relatives aux deux conceptions du pouvoir.

Les deux conceptions du pouvoir, auxquelles renvoient les deux façons de comprendre le minarchisme, peuvent être qualifiées respectivement de « dualiste » et de « totalisante ».

1 – Une conception dualiste du pouvoir

La première conception du pouvoir peut être représentée par l’axe suivant :

Maxi (+)<=========> (-) Mini

A l’une des extrémités, il y a le totalitarisme, c’est-à-dire le pouvoir ayant atteint son stade maximum et investissant tous les champs de la vie qu’il lui est possible d’investir. Ce stade maximum reste bien sûr à déterminer, car il y a toujours certains éléments sur lesquels il est impossible d’avoir le contrôle, et ce contrôle dépend largement des moyens techniques à un moment donné.

A l’autre extrémité, il y a la minarchie, c’est-à-dire le pouvoir minimum, l’inverse du pouvoir maximum ou « maxiarchie ». Il reste bien sûr à déterminer à quel degré le pouvoir peut être diminué, mais on peut faire dans ce sens référence à Musgrave et sa théorie des trois fonctions régaliennes.

L’axe a pour extrémité le + et le -, car selon que l’on se ballade vers un point ou un autre il s’agit d’augmenter ou diminuer la taille du pouvoir. Selon cette conception, le pouvoir est donc déterminé par sa dimension.

Du côté du +, on peut considérer que même arrivé au stade maximum de développement du pouvoir à un moment donné il soit encore possible un jour de l’augmenter davantage : le pouvoir peut être toujours plus grand et plus fort, dans le sens où l’on ne peut que tendre vers Dieu sans jamais l’atteindre complètement.

A l’inverse, du côté du -, on peut faire remarquer que même réduit à son minimum il demeurera toujours un petit résidu de pouvoir : une réduction totale n’est pas une disparition. En effet : d’un point de vue physique, soit la réduction est infinie, et il est toujours possible de réduire davantage le pouvoir, ce qui veut donc dire qu’il en reste toujours un petit résidu, aussi poussée soit la réduction ; soit la réduction n’est pas infinie, et donc elle peut atteindre un stade de réduction ultime au-delà duquel il n’est pas possible d’aller. Dans ce second cas, soit on ne peut réduire davantage parce que, pour ainsi dire, « ça bloque » ; soit parce que aller au-delà revient en fait à dépasser le pouvoir, à aller là où il n’y en a plus, ce qui revient à le faire disparaître complètement. Et l’abolition et la réduction sont deux actions bien distinctes : réduire le pouvoir est une action qui vise un pouvoir minimum, abolir le pouvoir est une action qui vise une absence de pouvoir. (Bien sûr, d’un point de vue psychologique, si le minarchiste vise un pouvoir minimum et non sa disparition, c’est parce que le faire disparaître est une ambition qui lui est étrangère, tout simplement.)

Selon cette conception, la minarchie, placée à l’extrémité de l’axe, est donc la forme la plus libérale du pouvoir, notamment parce qu’elle est à l’exact opposé du totalitarisme, mais aussi parce qu’il n’est de toutes façons pas possible d’envisager un pouvoir plus réduit (la minarchie étant par définition ce qui est le plus réduit, quand bien même on n’a pas encore tout à fait déterminé ce qu’elle est).

Cette conception du pouvoir est une conception « dualiste » : car elle repose sur l’idée que deux éléments fondamentaux ne pourront jamais être amalgamés. Ces deux éléments sont le pouvoir et la société. Cette conception a deux grandes faiblesses : tout d’abord, de n’entendre par « pouvoir » uniquement ses formes institutionnelles publiques ; ensuite, d’envisager la société comme indissociable de cette forme de pouvoir, c’est-à-dire en fait d’une forme d’Etat. Le pouvoir est considéré comme une entité à part entière distincte des individus qui composent la société. Cette conception s’oppose bien sûr à celles des anarchistes, comme par exemple Rothbard qui considère que « l’Etat » n’est qu’une abstraction verbale qui désigne en réalité les hommes et les femmes qui se coalisent pour exercer la force sur les autres.

2 – Une conception totalisante du pouvoir

L’autre conception du pouvoir, par contre, peut être représenté par cet axe :

Total (1) <=========> (0) Néant

Alors que dans le premier cas le pouvoir était déterminé par sa dimension – soit sa forme libérale par son degré de réduction –, il est ici déterminé par sa consistance – soit sa forme libérale par son degré de dissolution.

D’un côté il y a un pouvoir complètement solide, tel un bloc écrasant la société, aucun des deux ne se mêlant à l’autre ou ne pouvant s’y mêler : c’est la dictature.

De l’autre côté, le pouvoir est totalement dissolu (dans la société), et il n’en reste plus aucune goutte pour alimenter une quelconque institution extérieure aux individus : c’est l’an-archie, l’absence de pouvoir – ou plutôt l’absence d’institution publique incarnant ce pouvoir.

L’axe n’a plus pour extrémités un + et un -, mais un 1 et un 0 : car selon que l’on se ballade sur l’axe il ne s’agit pas d’augmenter ou de diminuer la taille du pouvoir mais de le coaguler ou de le dissoudre. Le pouvoir complètement dissout a donc la valeur de 0, quand le pouvoir complètement coagulé a pour valeur 1, afin de bien signifier qu’il est alors un bloc homogène. Entre les deux, on a « zéro quelque chose », la minarchie ayant par exemple pour valeur 0,1.

Cette conception du pouvoir est une conception totalisante, car elle ne distingue plus deux entités fondamentales : le pouvoir n’est en effet plus considéré comme un corps différent de la société, mais comme une propriété du corps qu’est la société. Pouvoir et société sont donc totalisés et c’est pourquoi on parle de conception « totalisante ».

La conception totalisante est d’une certaine manière le prolongement de la conception dualiste, dans le sens où quand la première relève seulement que le pouvoir et la société entretiennent des rapports symbiotiques au point que sans l’un l’autre ne peut plus être ou n‘a plus de raison d’être, la seconde insiste sur cette symbiose au point même de considérer que la distinction du le pouvoir et de la société n’a plus de sens tant ils sont liés.

La société, c’est-à-dire chacun des individus qui la composent, dispose d’un certain pouvoir. Tous les individus peuvent décider de déléguer entièrement leur part de pouvoir respective à une autorité supérieure : c’est la théorie hobbesienne du contrat social, qui vise à justifier l’établissement d’un Etat absolutiste. Les individus peuvent néanmoins décider de conserver leur pouvoir, et aucune structure étatique ne verra donc le jour.

Là où les tenants de la conception « dualiste » du pouvoir ne peuvent concevoir le pouvoir indépendamment de son incarnation en une institution publique, les tenants de la conception « totalisante » considèrent par contre que le pouvoir existe toujours, qu’il est constitutif de notre monde, et que seul son titulaire change, qu’il y a donc toujours un titulaire par défaut : c’est-à-dire que si il n’est pas incarné par un Etat c’est qu’il est confié à une autre entité ou à quelqu’un d’autre – et en l’occurrence, dans une société anarchique, à chacun des individus ou des collectivités constituant cette société (suivant qu’il s’agisse d’une anarchie individualiste ou collectiviste).

Selon cette conception, et selon l’axe qui la représente, la minarchie a alors une double caractéristique : elle n’est pas représentée par un point seul, puisqu’elle n’est plus une extrémité, mais se place quelque part sur le segment et est donc définie par son rapport aux deux extrêmes, et plus précisément par le vecteur ainsi déterminé.

En la plaçant sur l’axe [TN] (Total-Néant), la minarchie peut donc à la fois être interprétée dans le sens du vecteur TN->, et dans le sens du vecteur NT-> (TN<-).

Dans le sens du vecteur TN->, on retrouve la réflexion libérale qui envisage un Etat moindre pour s’éloigner le plus possible d’un pouvoir trop fort.

Par contre, dans le sens du vecteur NT->, la minarchie est un refus de l’anarchie, et un retour vers le développement de l’Etat.

Selon cette conception du pouvoir, qui fonde l’anarchisme puisqu’elle prend en compte l’anarchie, le minarchisme peut donc être interprété comme une opposition à l’anarchie. Du point de vue vectoriel, on observe en effet que l’anarchisme est nécessairement défini par le vecteur TN->, donc en contradiction totale avec le vecteur NT-> qui détermine un minarchisme. Pour l’anarchiste, si la minarchie peut peut-être apparaître comme une étape vers l’anarchie, a contrario elle semble donc surtout un retour vers l’étatisme - ou du moins fait perdurer ce risque par la survivance même d’un résidu de pouvoir, selon le mécanisme dénoncé par Montesquieu : « Tout pouvoir tend mécaniquement à l’abus de pouvoir ».

En guise de résumé :

On observe donc que la critique du minarchisme ne peut se limiter à une critique de forme. Sur le fond, trois interprétations peuvent prêter à confusion :

- A) La minarchie est à l’extrémité de l’axe de la liberté ;

- La minarchie est un point sur cet axe et est donc déterminée : B ) par le vecteur TN-> ; C) par le vecteur NT->.

Pour les tenants de la conception dualiste, une société anarchique est tout simplement un non-sens, quelque chose d’impossible ou d’impensable : leur intentions sont donc pures lorsqu’ils défendent un Etat minimum, car c’est pour eux l’opposition maximale au totalitarisme.

Ceux qui par contre ont intégré la seconde conception et continuent de s’en tenir au projet d’un Etat minimum apparaissent comme des défenseurs de l’Etat plus que de la société. Nozick, par exemple, qui s’applique à explorer l’utopie anarchiste, pour finalement la rejeter, se révèle n’être qu’un étatiste – quand bien même il s’agirait du plus libéral des étatistes.

Le minarchiste qui envisage la minarchie comme une étape ultime avant l’anarchie est le seul libéral cohérent ; le minarchiste qui à l’inverse conçoit la minarchie comme le dernier rempart de l’Etat qui permet, tout en étant certes le plus éloigné de l’absolutisme, d’éviter à l’inverse de sombrer dans l’anarchie, ne propose en réalité qu’une compromission du libéralisme.

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EDIT : ce '+1 ^^' est destiné au message d'un tiers qui semblait suggérer que la longue présentation proposée par (V) est quelque peu absconse ou du moins indigeste.

:lol:

dommage que le critique en question se soit volatilisé

(des modérateurs pourraient du coup supprimer notre échange absurde)

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