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Fabius En Lutte ... Contre Ses Propres Idées


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Il est un peu mou le Madelin, je trouve …

Fabius en lutte… contre ses propres idées, par Alain Madelin

LE MONDE | 29.11.04 | 15h01

Cher Laurent Fabius,

Ainsi, vous dites "non" à un projet de Constitution européenne beaucoup trop libéral à votre goût. Permettez-moi de vous répondre.

Si ce projet de traité constitutionnel est par nature le fruit d'un compromis entre 25 pays de traditions et de régimes politiques bien différents, sachez cependant que, sans vouloir compliquer votre tâche, beaucoup de libéraux pensent, à l'instar de vos amis comme Jack Lang ou Robert Badinter, que ce compromis marque davantage un progrès des idées socialistes - ou sociales-démocrates - qu'une nouvelle avancée de leurs idées.

Cette curieuse et ambivalente Constitution socialiste ultralibérale mérite donc qu'on l'examine de plus près.

Votre meilleure flèche, ai-je compris, contre cette Constitution trop libérale, c'est qu'elle ne permettrait pas de "lutter contre les délocalisations, le dUMPing fiscal et le dumping social". Une bonne Constitution, selon vous, devrait permettre une harmonisation fiscale et sociale entre tous les pays européens en étendant à ces domaines la règle de la majorité

Si cette idée trouve parfois quelques supporteurs dans les rangs du patronat ou de la droite non libérale, elle n'est pas sans faille.

D'abord elle est clairement protectionniste. Il ne s'agit pas tant de faire le bonheur des Estoniens ou des Slovaques en leur faisant partager le charme des 35 heures à la française ou le plaisir de nos prélèvements obligatoires records que de protéger le travail français.

Imposer notre fiscalité et nos charges aux jeunes démocraties de l'Est, à la traîne de l'Europe au retour de leur expérience socialiste, c'est les condamner au sous-développement, leur interdire de s'enrichir par leur travail. C'est nous obliger aussi, à l'instar de la réunification allemande, à assurer leur mise à niveau par de massives contributions financières (la réunification allemande représente une facture de plus de 100 milliards d'euros par an depuis près de quinze ans).

Il n'est pas juste de faire croire que la Pologne ou la République tchèque sont responsables de notre chômage. C'est notre déficit de réforme qui est en cause.

Pour beaucoup de pays, prélever moins n'est pas un choix de dumping fiscal - comme vous semblez le penser -, mais un choix de société, le reflet d'une idée que l'on s'y fait de la liberté des citoyens, de la frontière entre consommations collectives et consommations individuelles.

Il faut vous y faire, le modèle socialiste français s'exporte mal en Europe. Beaucoup de pays n'en veulent pas parce qu'ils pensent que ça ne marche pas, comme le dit Tony Blair. Ainsi l'idée d'un smic européen est regardée comme une curiosité par des pays pourtant très sociaux-démocrates pour lesquels le salaire minimum n'est pas affaire d'Etat, mais de conventions collectives ou de branches.

J'ajoute qu'au surplus, si par malheur ce pouvoir d'harmonisation existait - il est fort heureusement impossible et vous le savez bien -, il conduirait le plus vraisemblablement à l'inverse de vos souhaits. S'il fallait mettre l'Europe en uniforme, celui-ci, à l'évidence, ne serait pas taillé aujourd'hui aux dimensions du socialisme français. Harmoniser la durée du travail ? Elle est en moyenne de 41,6 heures en Europe. Harmoniser les impôts ? L'ISF serait à coup sûr immédiatement supprimé. Harmoniser la politique étrangère ? Nous serions aux côtés des Américains en Irak.

Autre flèche : pour vous le projet de traité constitutionnel fait une part trop belle à la concurrence. En fait, il n'y a sur ce point rien de bien neuf. La Constitution européenne s'inscrit dans le droit fil du traité de Rome et de l'Acte unique que vous aviez sagement fait voter.

Prétendre que ces règles de concurrence mettent en péril le service public, c'est entretenir la confusion bien française entre service public et monopole public. Il est rassurant de voir qu'au-delà de nos frontières c'est souvent la gauche qui défend le mieux la concurrence pour contraindre les entreprises à servir l'intérêt général et favoriser le pouvoir des consommateurs. Et la concurrence peut très bien se marier avec la délégation de gestion de service public pour améliorer les services rendus.

En voulant mettre la Constitution européenne au service d'un projet socialiste, vous vous trompez sur le rôle d'une Constitution.

Cette méprise hélas n'est pas seulement la vôtre. On a même vu un aréopage de personnalités de gauche incluant Jacques Delors, Michel Rocard - en général mieux inspirés - proposer d'inclure dans la Constitution européenne des obligations chiffrées en matière de taux de chômage, d'illettrisme, de pauvreté… avec sanctions à la clé. On chercherait vainement dans le monde pareille Constitution.

Il est d'ailleurs révélateur que le projet de Constitution se soit longtemps ouvert sur une citation de Thucydide : "Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d'une minorité mais du plus grand nombre." Outre le fait que c'était une mauvaise traduction, il s'agissait surtout d'un contresens.

L'objet essentiel d'une Constitution n'est pas tant d'organiser le pouvoir que de protéger les individus et les libertés contre l'arbitraire du pouvoir. C'est certes la délimitation des pouvoirs, mais c'est aussi, avant tout, la limitation du pouvoir.

Sur la délimitation des pouvoirs - le calcul des majorités qualifiées, la pondération des voix au Conseil, la représentation au Parlement européen, la composition de la Commission - le laborieux compromis obtenu n'appelle pas, me semble-t-il, de remise en cause.

En revanche, du point de vue du libéralisme politique, la limitation des pouvoirs paraît bien fragile.

Votre ami Jean-Luc Mélenchon s'indigne : "La Constitution inaugure un processus de souveraineté populaire limitée." Fort heureusement ! Et cette limitation, qui est l'âme même de toute Constitution, n'est pas nouvelle. Les deux principes qui bornent l'exercice du pouvoir européen et qui sont inscrits au fronton du projet de Constitution européenne - les principes de subsidiarité et d'état de droit - ne sont que la reprise des précédents traités.

Le principe de subsidiarité d'abord, qui consiste à ne porter au niveau européen que ce que les Etats et les régions, les citoyens ou leurs entreprises ne peuvent faire par eux-mêmes dans une sorte de délégation de pouvoir remontante.

L'état de droit (rule of law) ensuite, qui entend soumettre le pouvoir politique au respect de droits fondamentaux qui lui sont supérieurs.

Ces deux principes, en rupture avec notre héritage jacobin, sont constitutifs du vrai fédéralisme que je souhaite pour l'Europe.

Hélas, le projet de Constitution n'apporte pas les garanties nécessaires à ces principes proclamés.

Le principe de subsidiarité est fort mal défini et bien mal protégé.

Le projet distingue les domaines de compétences exclusives de l'Union des domaines de compétences partagées. Les domaines où les décisions se prennent à l'unanimité et ceux où les décisions se prennent à la majorité qualifiée (étendue à vingt nouveaux domaines) ; or, dans le champ de compétences partagées (article 1-13), le projet de traité stipule (article 1-11) que les Etats "exercent leurs compétences dans la mesure où l'Union n'a pas exercé la sienne". Autrement dit, priorité au pouvoir d'en haut, c'est-à-dire l'inverse d'une vraie subsidiarité.

Quant au contrôle du principe de subsidiarité, il est des plus fragiles. Certes, les décisions prises par l'UE doivent justifier qu'elles sont plus efficaces à ce niveau qu'au niveau national ou régional, mais la procédure de contestation est des plus aléatoires (la Commission est tenue de réexaminer sa proposition, une proposition rejetée par un tiers des Parlements nationaux dans un délai de six semaines).

La définition des droits fondamentaux protégés par la Constitution européenne est des plus ambiguës. La constitutionnalisation dans le projet de traité de la Charte de droits fondamentaux induit une profonde remise en cause de la hiérarchie des normes juridiques qui était jusqu'à présent la nôtre.

Il existe plusieurs générations de droits. Les droits-libertés ("les droits de"), les droits-créances ("les droits à"). A la première génération de droits-libertés portée par les révolutions américaine et française au XVIIIe siècle s'ajoute une seconde génération de droits sociaux (au travail, au logement…) qui nécessitent l'intervention de l'Etat et qui ont tout naturellement fleuri dans les Constitutions des pays de l'Est, et depuis peu une troisième génération de nouveaux droits - comme les droits à l'environnement -, tournés eux aussi vers l'intervention de l'Etat.

Si tous ces droits fondamentaux entrent souvent en conflit les uns avec les autres, la pratique constitutionnelle consistait jusqu'à présent à donner la prééminence aux droits-libertés de la première génération. Avec la Charte, la Constitution européenne mélange allègrement tous ces droits, dans un curieux ordonnancement (le droit de propriété devient la douzième liberté !), bouscule toute hiérarchie des normes au risque de modifier profondément notre ordre juridique pour le plus grand bonheur des juristes socialistes. Il est à craindre que cette Charte ne serve de point d'appui à la Cour de justice européenne pour légitimer une extension continue des pouvoirs de l'Union.

Voilà, cher Laurent Fabius, ce qui me fait dire que, du point de vue strictement constitutionnel, ce projet de traité est, au bout du compte, davantage une avancée de vos idées que des miennes.

Certes, les libéraux n'ont pas de raison de craindre que la Constitution puisse servir de tremplin à la politique que vous prônez, compte tenu de l'équilibre des forces en Europe et de la mutation partout ailleurs des socialistes vers l'économie de marché et la concurrence. Mais ils se souviennent de cet adage : "Ne me dites pas ce que vous voulez faire des lois, mais dites-moi ce que d'autres que vous pourraient faire de ces mêmes lois."

Ils craignent de voir dériver au fil du temps les institutions européennes vers un super-Etat européen, faute de garde-fous suffisants. D'autant qu'il est clair que la logique de la construction européenne pousse la Commission et le Parlement à chercher à accroître toujours plus leur pouvoir. Et si le pouvoir de dépenser est fort heureusement limité, le pouvoir de légiférer ou de réglementer est presque sans bornes.

Le premier secrétaire du Parti socialiste explique à qui veut l'entendre qu'il faut dire "oui" à la Constitution européenne car son échec signifierait le maintien des dispositions du traité de Nice, à ses yeux beaucoup plus libérales. Le ministre des affaires étrangères ne dit pas autre chose. Voilà qui sera sans doute entendu par beaucoup de libéraux. Mais d'autres libéraux, nombreux, refuseront sûrement de mêler leurs réticences à votre "non" car ils savent que l'Europe a toujours été et reste plus que jamais le moyen de moderniser la société française et de l'ouvrir sur le monde.

(source : Le Monde)

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