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Qui A (encore) Peur D'angelo Rinaldi?


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Ragots, attaques en dessous de la ceinture, règlements de compte à peine dissimulés: Lire confirme une fois de plus combien Bernanos avait raison quand il disait que les ratés ne vous ratent jamais…

Qui a (encore) peur d'Angelo Rinaldi?

par Daniel Garcia

Lire, juillet 2006 / août 2006

Longtemps, Angelo Rinaldi a fait trembler le petit monde de l'édition avec des articles au ton particulièrement acerbe. Critique littéraire à L'Express, directeur du Figaro littéraire, mais aussi romancier: comment cet homme discret a-t-il pu balayer d'un coup de plume les principaux écrivains du XXe siècle? Portrait.

La scène se passe en septembre 1996, chez Grasset. Jean-François Lyotard vient de publier ce qui sera son dernier livre, Signé Malraux, une enquête philosophique et littéraire sur l'auteur de La condition humaine. Un jeudi, jour de parution de L'Express, «tombe» le papier d'Angelo Rinaldi, qui a consacré sa chronique à l'ouvrage. Joëlle Faure, alors attachée de presse chez Grasset (elle dirige aujourd'hui le service de presse d'Albin Michel), craint le pire: «Eh bien pas du tout! L'article, très élogieux, tout en subtilité et sensibilité, était un vrai bonheur de critique littéraire.» Joëlle Faure sort de son bureau, la mine réjouie, quand survient un des collaborateurs de Grasset qui l'apostrophe: «Tu as vu L'Express? Rinaldi assassine Lyotard!» Ou quand une réputation écrase tout, même la vérité… Depuis trente ans qu'Angelo Rinaldi sévit (diront les uns) ou œuvre (diront les autres) comme chroniqueur littéraire, il passe pour le spécialiste indépassable de l'éreintement. Au point qu'on en oublie qu'il lui est parfois arrivé de dire du bien des livres.

Certes, il n'y a pas de fumée sans feu. Dès sa première chronique dans L'Express, datée du 9 février 1976, Rinaldi se paie Alain Robbe-Grillet, vache sacrée de feu le Nouveau Roman, qui publie Topologie d'une cité fantôme: «Une œuvrette où perd son souffle quelqu'un qui n'en a jamais eu beaucoup», écrit Rinaldi, qui prédit que bientôt la littérature de Robbe-Grillet passera «pour aussi datée qu'un éditorial de Michel Debré défendant l'Algérie française». Le ton est donné. Durant les vingt-deux années suivantes, jusqu'à son départ de L'Express en 1998, Rinaldi balaiera au lance-flammes à peu près tout ce que la littérature du XXe siècle compte de pointures et de célébrités: de Michel Tournier à Philip Roth, de Philippe Djian («le Henry Miller des salles de baby-foot») à Claude Simon, ou de Christine Angot («Bécassine sur le divan») à Michel Houellebecq, bien peu réchapperont du massacre. Avec, en prime, quelques acharnements réitérés: sur Aragon, par exemple, ou sur Marguerite Duras. «A l'âge où Colette se contentait de décrire des fleurs et de faire des confitures, Mme Duras continue de raconter des histoires d'amour», écrit-il en ouverture de sa chronique du 28 novembre 1986, «Marguerite éblouie en son miroir», consacrée aux Yeux bleus, cheveux noirs. «L'exercice de la méchanceté exalte le talent littéraire», rappelle Joëlle Faure. A cette jauge-là, Rinaldi, c'est sûr, a du style. L'intéressé, pourtant, commence par réfuter «l'accusation» d'éreintements: «Il m'est arrivé d'émettre quelques réserves sur tel ou tel auteur», dit-il, avec un sens certain de l'euphémisme. Comme on insiste, il finit par lâcher: «Le public aime le goût du sang.» Et chez Rinaldi, le sang coule à flots. «Ses chroniques étaient souvent ciselées comme un combat d'escrime, note Raphaël Sorin, éditeur chez Fayard et lui-même chroniqueur littéraire. Il portait l'estocade quand on s'y attendait le moins: il y avait du coup de Jarnac, et c'est ça qui faisait peur.» Là-dessus, Rinaldi, citant Stendhal, rappelle qu'il est originaire d'un pays, la Corse, «où la mort peut toujours venir derrière un mur de pierres sèches».

La Corse, donc. Angelo Rinaldi naît à Bastia, le 17 juin 1940. «D'une famille de paysans», dit-il, refusant de s'épancher sur le sujet. Les paysans sont plutôt rares en ville, mais tous ceux qui le connaissent (pour autant qu'on puisse connaître Angelo Rinaldi) sont convaincus qu'il est issu d'un milieu modeste. «Il a un œil très aigu pour repérer les gens pauvres, les déshérités, même ceux qui le cachent le mieux», souligne le romancier et critique littéraire Jacques-Pierre Amette, qui le fréquente depuis plus de trente ans. Son père, militant communiste, aurait été inquiété pendant la guerre. C'est ce père qui lui offre, peu avant de mourir, quand le petit Angelo a neuf ans, un dictionnaire: «Je l'ai lu comme un roman de cape et d'épée», raconte-t-il, lui qui garde un souvenir ébloui de son apprentissage de la lecture à l'école: «Quand j'ai découvert que "t-i", ça faisait "ti'', j'ai été comme électrisé.»

De son ascendance corse, il a gardé «le côté ombrageux, carré, à l'opposé de la versatilité parisienne», juge Jacques-Pierre Amette. Et aussi, parce qu'il est corse, «c'est un homme qui masque ses blessures», témoigne l'écrivain et ancien éditeur Gérard Guégan, qui l'a rencontré dans les années 1970 et avec qui il partageait, notamment, l'amour de la Série noire. De la Corse, en réalité, Rinaldi semble avoir surtout conservé des mauvais souvenirs. Il déteste Napoléon, qu'il compare à Hitler (Le Nouvel Observateur, 17 octobre 2002), méprise les «mafionalistes» et a dit de la langue corse «qu'elle ne servait qu'aux bergers, pour siffler leurs bêtes». «La découverte de son homosexualité a dû le déchirer. Là-bas, c'était le crime absolu, il ne pouvait pas en parler», explique Gérard Guégan.

Doit-on y voir l'origine de cette «profonde souffrance, très ancienne et très enfouie» que croit déceler chez lui Guégan, ajoutant que Rinaldi «a toujours détesté les publics des matchs de foot»? Il reste que Rinaldi n'a jamais été très à l'aise avec l'homosexualité. Insultant Genet, contre lequel il s'est acharné, n'hésitant pas à titrer «Notre Dame des Salauds» après la mort de l'écrivain. Décrivant Gide comme «affolé de garçons», et ne se privant jamais de ragoter sur les coucheries des uns ou des autres («Simone de Beauvoir a eu autant de passades avec des femmes que d'aventures avec des hommes», écrit-il le 9 mars 1990). Mais sur lui-même, il est toujours resté d'un silence assourdissant, même quand ses semblables tombaient par dizaines de milliers au champ de mort du sida. Et quand, par malheur, Jean-Paul Enthoven, dans Le Point du 19 août 2004, se demande, non sans humour, si «Rinaldi a jamais aimé un seul roman hétérosexuel et drôle», Rinaldi, se croyant «outé» (mais qui pouvait encore nourrir le moindre doute, alors que ses romans débordent de personnages homosexuels…?), réplique la semaine suivante dans Le Figaro (où il officie alors) avec une virulence disproportionnée, traitant Enthoven de manière à peine voilée de nazi et citant, pour conclure, un mot de Cocteau datant de l'Occupation: «La lettre anonyme est toujours signée.»

La Corse, en tout cas, Rinaldi la quitte très vite. Il monte à Paris, subit «des années de piontificat» en rêvant d'être journaliste. Une porte s'ouvre finalement à lui, mais c'est en province, à Nice. Va pour Nice-Matin, où de 1965 à 1969 il sera chroniqueur judiciaire. Entendez: les faits divers, du chien écrasé au crime crapuleux. Une bonne école? «Toutes les écoles sont bonnes, à condition d'en sortir», dit-il aujourd'hui, avant de pondérer: «Le journalisme de base a l'avantage de vous faire traverser tous les milieux. Si on est curieux, c'est une excellente initiation à la société.» Ses armes faites, il regagne la capitale, entre à Paris-Jour et y reste deux ans. Entre-temps, il est devenu romancier. «J'avais 26 ans et une idée de roman dans la tête. Je me suis lancé. J'ai glané sept refus. Et puis un jour m'est parvenue la lettre d'acceptation de Maurice Nadeau. J'en ai éprouvé un plaisir qui ne sera plus jamais égalé.» Avant Nadeau, le manuscrit de La loge du gouverneur a été dévoré par un lecteur de la maison, tout frais arrivé de Ouest-France, où il s'occupait lui aussi des chiens écrasés: Jacques-Pierre Amette. Leur relation date de cette époque, mais pas au point de «sympathiser»: «Le mot ne convient pas, Angelo garde toujours une distance.» Raphaël Sorin, qui fut l'un des rares éditeurs à déjeuner, de loin en loin, avec Rinaldi, confirme: «Trouver la bonne distance avec lui, c'est difficile.»

La loge du gouverneur paraît en 1969 et décroche le prix Fénéon. Deux ans plus tard, toujours chez Nadeau, Rinaldi publie La maison des Atlantes, couronnée par le Femina. Pour un début en littérature, c'est plutôt encourageant. Pas question, cependant, de renoncer au journalisme, qui le fait vivre. Après Paris-Jour, Rinaldi devient rewriter à Paris Match. C'est le hasard qui le fait entrer à L'Express, en 1972: «Je croise un jour Jean-Louis Ferrier, alors critique d'art à L'Express et éditeur chez Denoël, qui abritait les bureaux de Nadeau. Il m'explique qu'ils ont besoin d'un papier sur Moravia, mais que Dominique Fernandez est en vacances. Serais-je intéressé?» Il l'est. L'équipe dirigeante de L'Express (Françoise Giroud, Jean-François Revel…) «m'a tout de suite adopté». Il est embauché. Et début 1976 il décroche donc sa fameuse chronique: son pré carré, que désormais il défendra farouchement. Le voilà installé dans le paysage des lettres. Sa réputation commence.

En 1981, cependant, il quitte L'Express, au moment de la crise ouverte par le licenciement d'Olivier Todd et la démission de Jean-François Revel, pour rejoindre le quotidien Le Matin de Paris. Mais rentre quelques semaines plus tard au bercail, suite à des «divergences personnelles» avec les responsables culturels du Matin. En 1986, rebelote. La nouvelle reprise en main de L'Express par son propriétaire, le très à droite Jimmy Goldsmith, déclenche ses foudres. Jugeant que l'hebdomadaire, devenu «malsain», ne lui offre plus «une atmosphère propice à son métier de critique», il émigre au Point, où il retrouve Jean-François Revel. Il s'en explique le 5 septembre, dans un entretien à Libération. Il y compare le libéralisme musclé de Jimmy Goldsmith à celui «d'une bourgade de l'Oklahoma où c'est le mieux armé qui traverse la rue pour acheter son beurre». La découverte semble un peu tardive, puisque c'est déjà Jimmy Goldsmith (propriétaire du journal depuis 1977) qui avait viré Olivier Todd. Sans doute Rinaldi ne trouva-t-il au Point que de la margarine, à moins qu'il n'ait éprouvé quelques difficultés à mordre dans la tartine, déjà accaparée par un François Nourissier ou un Jean Dutourd. Toujours est-il que, deux mois plus tard, il réintègre de nouveau L'Express, avec beaucoup plus de discrétion que quand il en était parti.

Quand, en 1998, L'Express, revendu par Jimmy Goldsmith et tombé dans l'escarcelle de Messier, menace d'être bradé au Monde, avant d'être sauvé par Denis Jeambar et son équipe, Angelo Rinaldi fait jouer la clause de cession de titre pour quitter à nouveau le journal - mais cette fois, définitivement. «Pourquoi suis-je parti, je me le demande encore, confie-t-il aujourd'hui. Sans doute par lassitude. J'y étais resté plus de vingt-cinq ans, et ceux qui m'avaient entouré à mes débuts - Françoise Giroud, Jean-François Revel, Yann de l'Ecotais… - avaient disparu. Mais j'avais d'excellentes relations avec tout le monde, y compris Denis Jeambar. J'ai peut-être fait une erreur…» Peut-être bien, en effet. Depuis qu'il n'écrit plus dans L'Express, la carrière journalistique de Rinaldi a singulièrement pâli. Il trouve d'abord asile au Nouvel Observateur, où il hérite pareillement d'une chronique littéraire. En apparence, rien ne change. D'autant que Claude Perdriel, le propriétaire, et Jérôme Garcin, le directeur des pages culturelles, sont ravis de l'accueillir. Mais Rinaldi se fait moins mordant. Le 28 novembre 2001, invité au forum du site de l'hebdomadaire, Jérôme Garcin est interpellé par un lecteur internaute: «Je trouve qu'Angelo Rinaldi a perdu de son ton corrosif depuis qu'il est à L'Obs: consignes, lassitude, ou Académie française?» On sent Garcin embarrassé pour répondre, expliquant, sans convaincre, que «en entrant à L'Obs, fatigué de lire de mauvais livres, Rinaldi a choisi d'exprimer plutôt ses enthousiasmes».

Dix-huit mois plus tard, au printemps 2003, Rinaldi claque la porte de L'Obs. L'affaire? Une biographie de Françoise Giroud, par Christine Ockrent, qu'il a violemment descendue. La semaine suivante, Christine Ockrent lui rétorque, dans les colonnes du journal: «Longtemps, Angelo Rinaldi, la méchanceté qui établit votre réputation fut fondée par la lecture des livres. Cette fois, elle la précède, ou n'en tient aucun compte. Elle a étouffé votre talent.» Rinaldi s'étouffe tout court: «Cette biographie, publiée alors que le cadavre de Françoise Giroud n'avait pas encore refroidi, était scandaleuse. La réponse de la dame à mon article était encore plus scandaleuse. En la publiant, la direction de L'Obs m'a désavoué. Je n'avais plus qu'à partir.» La brouille est totale. Jérôme Garcin ne veut plus parler d'Angelo Rinaldi, qui ne veut plus parler de Jérôme Garcin. Cependant, dans Cavalier seul, le «journal équestre» publié par ce dernier (Gallimard, janvier 2006), on lit, pages 224 et 225, un long passage sur une selle offerte autrefois par un ami, devenue «gage de sa déloyauté, pièce de musée intime que je confie désormais à l'oubli»: «L'arçon matelassé et si joliment dessiné portait le poids d'une belle complicité littéraire, quinze ans de confidences, de combats en commun, d'enthousiasmes partagés, d'affinités électives et de voisinages fraternels dans les colonnes de quelques journaux. Et puis, sans prévenir, il a trahi ses idéaux et m'a tourné le dos. Il a abdiqué son esprit de résistance et préféré céder à ses ambitions. […] Soudain, il voulait des titres ronflants, de la puissance et de la gloire. Il était resté jeune à un âge avancé, il est entré tête haute dans la vieillesse chamarrée.» Des experts du milieu parisien ont identifié la filière: la selle venait de chez Hermès, et l'acheteur n'était autre que Rinaldi, entré à l'automne 2002 en costume chamarré sous la Coupole.

A peine a-t-il quitté Le Nouvel Observateur que Rinaldi est nommé, en juillet 2003, directeur du Figaro littéraire, en remplacement de Jean-Marie Rouart. Il est «contraint à la démission» à l'automne 2005. «C'était la première fois que je dirigeais une équipe, mais je l'ai fait avec un énorme plaisir, ne prenant qu'une semaine de vacances en vingt-neuf mois», se souvient-il, ajoutant: «Mais c'était excitant de réussir à regonfler ce pneu un peu à plat» (c'est gentil pour Rouart…). La cause du divorce? Rinaldi, qui a eu 65 ans en juin 2005, devrait partir à la retraite. Lui souhaite rester encore au moins un an: «Un journal, c'est une équipe. De même qu'une ampoule n'éclaire pas toute la vitrine, un bon papier ne suffit pas à rendre un journal attractif. Il me fallait plus de temps pour achever de mettre sur pied l'équipe dont je rêvais.» Mais son initiative saugrenue (soufflée, dit-on, par Serge Dassault, le propriétaire du journal) de confier, en octobre 2005, à Hervé Gaymard (ancien ministre de l'Economie congédié pour cause d'appartement hollywoodien aux frais du contribuable) une… chronique littéraire, sans même songer à en prévenir Nicolas Beytout, le directeur de la rédaction, précipite la rupture.

Depuis, Angelo Rinaldi a trouvé refuge à Marianne, où on ne lit plus guère ses articles. Son dernier coup d'éclat, il l'aura donné au Figaro, quand, le 18 août dernier, prétextant avoir trouvé par hasard un exemplaire «tombé du camion» du dernier roman de Houellebecq (encore sous embargo), il est le premier à rendre compte de La possibilité d'une île. Pour l'éreinter, évidemment. Mais à force, qui trop éreinte mal embrasse. «Soyons francs», dit Josyane Savigneau, du Monde des livres: «Pendant des années, nous nous sommes tous précipités sur la chronique de Rinaldi, pour nous demander: "L'a-t-il bien descendu? ", mais quand Plon, en 1999, a publié un recueil de ses chroniques de L'Express, j'ai eu un sentiment de malaise. On ne peut pas avoir été un bon critique littéraire si l'on n'a pas défendu un certain nombre d'écrivains. Or, lui n'a eu de cesse d'en enfoncer le plus possible. Dire des livres de Philip Roth que c'est du bavardage ou traiter Aragon de clown dépasse la mesure. Maintenant que son talent de pamphlétaire s'essouffle, sa prose apparaît dans toute sa nudité de baratin inspiré.» Le fidèle Revel, qui avait préfacé ledit recueil (titré joliment Service de presse), ne dit pas autre chose (sans s'en rendre compte) quand il écrit: «On pourrait dévorer son livre sans jamais avoir lu aucun des livres dont il parle, sans avoir jamais lu aucun livre.» A compulser le corpus rinaldien, on s'aperçoit qu'il donne rarement l'envie de découvrir un auteur, un ouvrage, ce qui est pourtant le premier devoir du critique (même si c'est pour en dire du mal).

«Mes victimes sont florissantes», rétorque Rinaldi. C'est vrai qu'en ne s'attaquant qu'aux têtes de gondole, «à tous les écrivains qui ont eu plus de succès que lui», assurent les mauvaises langues, il n'a jeté personne dans la misère. Mais qu'un Jack-Alain Léger se livre, dans son dernier roman (Hé bien! la guerre, chez Denoël), au jeu de l'arroseur arrosé, décrivant un critique littéraire, l'Angèle, «qui pendant près de trente ans aura fait régner la terreur dans les lettres, qui se sera fait un nom en pissant du bas de son mètre cinquante, talonnettes comprises, sur à peu près tous les géants du siècle, ce nain pommadé et cravaté court, ce nabot qui a craché sur la tombe de Jean Genet…» (etc.: ça dure deux pages), Rinaldi, fou de rage, attaque en justice pour injures et diffamation.

Ce qu'on se demande, c'est comment un «nabot en talonnettes», même corse, a pu faire régner la terreur pendant aussi longtemps. Rinaldi possédait-il un réseau? Même pas. Sa force, il la tirait de sa solitude. Et de son intransigeance (du moins, dans sa longue période Express). Interrogez les attachées de presse parisiennes: bien rares sont celles qui peuvent se targuer d'avoir déjeuné avec lui. «Je n'ai jamais souscrit au cérémonial parisien de l'assiette», dit l'intéressé. «La critique littéraire parisienne a toujours été plus ou moins un terrain de "négociations'', la plupart des critiques étant eux-mêmes écrivains, explique Jacques-Pierre Amette. Angelo n'est jamais rentré dans ces jeux-là. Pas plus qu'il n'a jamais cédé aux tentations de la facilité commerciale dans laquelle de plus en plus de monde - éditeurs, patrons de journaux… - essaie de nous faire rentrer. A mes yeux, c'est le Grand Résistant.» «Il ne faisait intervenir que ses goûts, travaillant en son âme et conscience», confirme Raphaël Sorin, qui l'a côtoyé à L'Express.

Pas de réseau, donc. Mais des relations, quand même. Et des amis bien placés. Qui lui vaudront d'être élu à l'Académie dans un fauteuil (le vingtième, en l'occurrence). «Ce qui est ridicule, à l'Académie, ce n'est pas de se présenter, mais d'être battu», dit-il. Rinaldi avait donc pris ses précautions: «J'avais cru comprendre qu'Hélène Carrère d'Encausse me voyait d'un bon œil.» Et le fidèle Revel, qui l'avait précédé sous la Coupole, lui dicta sa lettre de candidature. L'Académie n'a pas accueilli un ingrat: Rinaldi est fidèle aux séances. «A tant faire que jouer le jeu, jouons-le à fond, dit-il. Et puis, c'est un endroit délicieux. Avec des gens de bonne compagnie.» «C'est important pour lui, parce que c'est une occasion de voir du monde, c'est quelqu'un d'extraordinairement seul, refermé dans son isolement», juge Raphaël Sorin. Son appartement, dans le Marais, aux murs jaunis par la fumée des Craven A, respire en effet la tristesse et la solitude. Peu de livres, finalement. Mais deux chats, Tancrède et Chandler. Hector Bianciotti, autre écrivain-académicien, habite l'étage du dessous. Les deux hommes, tout le monde le savait, étaient en couple, mais Rinaldi n'en a jamais soufflé mot à quiconque: «Il ne s'exprime pas sur sa vie privée, raconte Jacques-Pierre Amette. Il m'a beaucoup plus parlé de ses chats que d'Hector.» Si on lui demande s'il a connu le grand amour, Rinaldi hésite, puis lâche: «J'ai aimé une fois très fort. Nous pouvons tous répondre la même chose, j'imagine. Sans forcément que la réciproque fût vraie, ou que l'objet de l'amour l'ait su.» On n'en apprendra pas plus, mais tout est dit. Il y a définitivement de l'homme blessé chez le Rinaldi qui dit avoir été marqué, très jeune, par une phrase de Sartre («L'homme est ce qu'il fait de ce qu'on a fait de lui»), mais aussi du battant, le Rinaldi ceinture noire de judo. «Les arts martiaux ont contribué à nous rapprocher, raconte Gérard Guégan, adepte du karaté. L'art martial nous oblige à nous confronter à notre propre angoisse. Rinaldi avait très bien compris que le véritable adversaire, ce n'est jamais l'autre, c'est soi.»

Mais sa plus grande blessure, c'est sans doute l'écriture. «Je suis un journaliste qui écrit des livres, Angelo est un écrivain forcé d'écrire des articles», résume Jacques-Pierre Amette. C'est là que le bât blesse. Rinaldi, avec ses romans, n'a jamais trouvé ni le public, ni la vraie reconnaissance qu'il espérait. «Le roman, c'est une dépression nerveuse dominée par la syntaxe», dira-t-il dans son discours de réception sous la Coupole, le 21 novembre 2002, répétant une formule qu'il avait déjà testée dans sa chronique de L'Express du 12 janvier 1990 («Qu'est-ce qu'un roman, sinon du chagrin développé par la grammaire?»). Mais le mariage de la dépression, aussi sombre soit-elle, et de la syntaxe, aussi polie soit-elle, ne suffit pas à faire un bon roman. L'erreur de Rinaldi est sans doute de s'être rêvé en nouveau Proust, sans en avoir l'épaisseur. «Quand je veux lire du Proust, je ne lis pas Angelo Rinaldi, je lis Proust», avait lancé Philippe Djian (c'était en 1983). Jean-Edern Hallier s'était montré plus féroce, rebaptisant Rinaldi «Tom Proust». Son dernier roman, Où finira le fleuve (Fayard), renouvelle, à l'excès, ce «dédale de subordonnées» qu'évoquait déjà dans Le Monde Josyane Savigneau à propos d'un précédent ouvrage. «Sa prose, à l'Angèle, persifle Jack-Alain Léger, c'est une écriture ligneuse, fibreuse, qui, si vous lisez à voix haute, vous laisse des filandres entre les dents comme après avoir mâchouillé de la bavette. Voilà, c'est de la bavette mâchouillée, la prose de l'Angèle! C'est du léché, du chichiteux, du faux chic.»

Où finira le fleuve a pourtant suscité des papiers élogieux, pour ne pas dire dithyrambiques, ici ou là: une page dans Paris Match, par exemple. Ou deux pages dans Le Point, avec ce verdict définitif: «Rinaldi, c'est notre Lampedusa.» La preuve que Rinaldi compte toujours de solides alliés dans la place. «De moins en moins», toutefois, relève un observateur qui a soigneusement pointé les articles sur l'ouvrage. Le roi serait-il nu et vieillissant? «Oui, continue notre observateur. Les derniers à défendre les livres de Rinaldi sont ces spécialistes de la critique littéraire qui ne ratent jamais l'ouvrage d'un académicien, parce qu'ils rêvent d'un fauteuil pour eux-mêmes.»

Rinaldi, lui-même, est-il dupe de sa plume? A la question de savoir ce que la postérité retiendra de lui, il répond, élégant: «J'ai un faible pour Les jardins du consulat. Parce que ce livre est né du suicide d'une amie, à qui je l'ai dédié, et qui était une femme extraordinaire. Chaque fois qu'un lecteur trouvera ce bouquin, il sera bien obligé de prononcer son nom et de s'interroger sur elle.» Comme quoi les talonnettes n'empêchent pas une certaine classe.

L'évolution récente de Lire est vraiment… comment dire… oh, et puis non.

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Google permet parfois de comprendre bien des choses, par exemple ce passage vindicatif où Angelo Rinaldi est pris à parti pour gaytude insuffisante:

Doit-on y voir l'origine de cette «profonde souffrance, très ancienne et très enfouie» que croit déceler chez lui Guégan, ajoutant que Rinaldi «a toujours détesté les publics des matchs de foot»? Il reste que Rinaldi n'a jamais été très à l'aise avec l'homosexualité. Insultant Genet, contre lequel il s'est acharné, n'hésitant pas à titrer «Notre Dame des Salauds» après la mort de l'écrivain. Décrivant Gide comme «affolé de garçons», et ne se privant jamais de ragoter sur les coucheries des uns ou des autres («Simone de Beauvoir a eu autant de passades avec des femmes que d'aventures avec des hommes», écrit-il le 9 mars 1990). Mais sur lui-même, il est toujours resté d'un silence assourdissant, même quand ses semblables tombaient par dizaines de milliers au champ de mort du sida.

Or, on apprend ici que:

Daniel Garcia

Journaliste à Livres-Hebdo, Daniel Garcia est aussi le biographe de Jean-Louis Bory…

…Il collabore également aux magazines Tétu et Lire

No comment.

Et puis qu'est-ce que c'est que cette histoire de "semblables"? Depuis quand les homos sont-ils une race?

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L'évolution récente de Lire est vraiment… comment dire… oh, et puis non.

Pas d'accord: l'évolution commence à dater.

Depuis quand les homos sont-ils une race?

Dans la classification scientifique, l'homme est la seule race de son espèce.

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