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Kaufmann : L'invention De Soi


Patrick Smets

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Comme vous manquez tous un peu de socio pour vraiment comprendre le libéralisme ( :icon_up: ), j'ai l'impression que ce bouquin là n'est pas mal. Je ne l'ai pas lu, mais je vous mets la critique parue dans une revue de socio. Manifestement, il s'inscrit dans un des courrants les plus porteurs actuellement (je ne sais pas s'il a déjà été baptisé). Il s'agit d'interpréter la société comme résultat des actions individuelles (sur ce point, l'individualisme méthodologique a gagné la bataille) mais de comprendre, en parallèle, comment la construction même de l'individu n'est possible qu'à travers des interactions sociales (ce qui ne postule pas une quelconque forme de déterminisme comme le pensent trop souvent les mauvais sociologues).

Qui lave le linge domestique ? Pourquoi les femmes montrent-elles leurs seins à la plage ? À quoi rêvent les femmes seules ? Que se passe-t-il au premier matin d’une rencontre amoureuse1 ? Jean-Claude Kaufmann a écrit plusieurs ouvrages consacrés à la sociologie de la vie quotidienne, des interactions et des sentiments banals de la vie des couples et des individus saisie à travers des objets généralement considérés comme minuscules et triviaux. Comme la plupart de ces livres ont rencontré un certain succès auprès du grand public, il était facile d’en conclure que leur auteur avait simplement du « talent », ce qui est parfois considéré comme une absence de sérieux et de profondeur, étant entendu qu’un « vrai » livre scientifique doit être érudit, précédé de longs prolégomènes épistémologiques et suffisamment ennuyeux pour n’intéresser qu’un public savant et choisi. Peut-être est-ce pour rompre avec cette image de facilité légère que J.-C. Kaufmann a déjà publié Ego. Pour une sociologie de l’individu2 et qu’il propose un ouvrage de la même veine consacré à l’identité. Il veut montrer que, derrière des sociographies de la subjectivité contemporaine qui semblent coller à l’évidence des choses et des émotions, se tiennent des cadres théoriques solidement construits et une culture sociologique étendue.

L’invention de soi démarre sur une série de paradoxes. Le premier vient de ce que l’identité s’impose comme un objet sociologique au moment même où elle cesse d’exister comme une réalité sociale si solide qu’elle n’émerge pas à la conscience comme un problème. L’identité « n’existe pas » dans les sociétés où elle est tellement évidente aux individus qu’ils n’ont pas le loisir de s’interroger sur leur nature sociale. Au contraire, elle émerge, se disperse et envahit tout quand les cadres sociaux, ceux des structures et des systèmes symboliques, ne sont plus en mesure d’enfermer la définition subjective que les individus et les groupes se font d’eux-mêmes. L’identité n’est donc pas un être ou une « réalité », c’est un travail subjectif lié, selon J.-C. Kaufmann, à l’histoire même de la modernité. Autre paradoxe, l’identité est produite par la socialisation, elle relève de la logique des choses et des rôles, mais elle s’impose comme un objet sociologique parce que ces cadres sociaux ne suffisent plus pour agir devant la multiplicité des Soi possibles. Autrement dit, le concept ne parvient pas à se stabiliser puisqu’il ne repose que sur une série de décalages entre soi et autrui, entre la multiplicité des possibles, entre la subjectivité et la réflexivité ; la pire des illusions étant de croire à l’objectivité des identités qui sont cependant omniprésentes dans le jeu social et le désir inépuisable de reconnaissance. « L’identité se transforme en un équivalant moderne de l’âme » (p. 35). Depuis une trentaine d’années, elle est partout et « le concept d’identité est une sorte de pierre philosophale des sciences humaines » (p. 47). J.-C. Kaufmann ne manque ni d’humour, ni de lucidité quand il déclare : « Mon projet n’est pas d’imposer une nouvelle définition de l’identité ; ce qui confinerait à une ambition paranoïde. Mais simplement d’installer un point de vue argumenté, support, je l’espère de débats à venir » (p. 52).

Alors que l’ouvrage commence de manière assez classique sur l’histoire et les théories de l’identité, il apparaît vite que l’identité est plus un thème qu’un concept puisqu’elle n’a de force et d’intérêt que dans la mesure où elle est en crise. L’individu moderne ne cesse pas d’éprouver la question de son identité dans la mesure où il ne se réduit pas à ses rôles sociaux, qui sont en fait des cadres, où sa socialisation n’épuise pas sa subjectivité, où sa réflexivité ne fonde pas son identité… Bref, l’identité n’est que la recherche d’une unité subjective dans un type de société incapable de la définir et de l’étayer de façon stable, à la fois singulière et partagée. C’est « une petite musique qui donne sens à la vie » (p. 79), elle est une tentative de construction et de clôture du sens pour soi et qu’il importe de faire reconnaître par autrui. Aussi semble-t-il vain de chercher une définition positive de l’identité puisque celle-ci semble être partout et se dérober dès qu’on l’approche. Face à une telle problématique, la force du livre de J.-C. Kaufmann est de ne pas se couper de la sociologie empirique et de conduire ses démonstrations à travers une succession d’analyses de cas empruntés à ses travaux ou à d’autres.

L’ouvrage est donc moins une démonstration qu’une série de variations sur un ensemble de problèmes. Même si l’identité est un travail subjectif, elle se construit dans un ensemble de contraintes et de traces matérielles comme les photos de famille et les expériences physiques qui mobilisent l’énergie émotionnelle des individus et des groupes. L’identité individuelle n’est jamais totalement coupée des identités collectives. L’intimité se partage. L’identité est une construction politique et/ou religieuse, appelant une confirmation par autrui d’autant plus exigeante qu’elle est fragile et choisie. Contrairement aux thèses de Paul Ricœur, J.-C. Kaufmann pense que l’identité n’est pas réductible à une mise en récit de l’histoire individuelle car elle mobilise des images et des représentations qui se présentent comme autant d’alternatives identitaires. L’identité participe d’autant plus du déroulement de l’action que celle-ci n’est pas le déroulement d’un programme, qu’elle exige une série de microdécisions et d’épreuves ; elle est donc immédiate, contextualisée et opératoire. Parce qu’elle suppose une reconnaissance continue, l’identité se coule dans la question sociale et la formation des rapports sociaux. J.-C. Kaufmann montre comment les grandes modalités d’engagement dans la vie sociale définies par Albert Hirschman, le retrait, la protestation et la loyauté, procèdent de stratégies identitaires en fonction de l’inégale répartition des ressources sociales qui sont autant de ressources de constructions identitaires et de capacités de reconnaissance. « Ego doit désormais fabriquer (avec les ressources sociales dont il dispose) la grille éthique et cognitive conditionnant son action. La construction sociale de la réalité passe par les filtres identitaires individuels » (p. 291). En même temps que, selon Anthony Giddens, la modernité ouvre une logique réflexive qui fractionne le moi et ouvre les possibles, la logique identitaire ferme et clôt les significations, développant la consistance du Moi et rendant l’action possible.

J.-C. Kaufmann ne professe pas une sorte d’enchantement identitaire. Non seulement il est sensible aux incertitudes et aux fragilités des acteurs, au fait que la domination passe par l’identité, mais aussi aux risques de clôtures identitaires qui peuvent détruire tout principe social commun. C’est pour cette raison que la postface, qui reprend sous forme de fable le récit évolutionniste du triomphe de l’identité, en appelle à des utopies modestes et relativement désenchantées conciliant l’affirmation des identités individuelles choisies et les principes d’une vie commune paisible et maîtrisée.

Pour J.-C. Kaufmann, le cœur de la vie sociale ne se tient ni dans le « système », ni dans les institutions, ni même dans les interactions, mais dans l’individu lui-même. L’invention de soi participe d’une sociologie consacrée à l’activité subjective des acteurs. Après Ego, ce livre propose une psychologie attachée à comprendre la singularité des identités, mais il s’agit d’une psychologie pleinement sociologique démontrant que ces singularités-là procèdent de mécanismes sociaux globaux. L’invention de soi traite en même temps des conduites et des sentiments les plus minuscules, et des mutations sociales les plus générales.

Ceux qui ont lu La trame conjugale, Le cœur à l’ouvrage et quelques autres livres de J.-C. Kaufmann découvriront l’arrière-plan et les échafaudages théoriques d’une sociologie portée par un véritable projet intellectuel : comment se forment et agissent les individus ? Bien que L’invention de soi se situe dans un récit désormais assez classique de la modernité où se mêlent Max Weber, Norbert Elias et quelques autres, il n’est pas certain que la notion d’identité ait réussi à dérouler l’écheveau de la « barbe à papa » théorique dont J.-C. Kaufmann nous dit qu’elle est le principal danger théorique de la notion. Étant partout, l’identité risque de n’être nulle part et, au fil du livre, la notion paraît s’entendre et se dissoudre jusqu’à devenir une sorte d’équivalent théorique à toute activité subjective. C’est sans doute là le charme de ces notions dont le succès vient de leur commodité et leur commodité de leur caractère vague. Mais il n’est pas certain que cette remarque doive être considérée comme une critique, car J.-C. Kaufmann vise moins à proposer une théorie a priori qu’il ne souhaite réfléchir théoriquement sur son travail de sociologue. Il le fait avec modestie, s’efforçant d’être fidèle aux faits qu’il a recueillis au fil des années, sans faire la guerre aux théories alternatives et avec tant d’honnêteté que ces quelques remarques sont celles qu’il s’adresse à lui-même dès les premières pages de son livre.

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J'ai acheté ce livre, mais n'ai lu pour l'instant que la première partie consacrée à une revue de littérature ("l'identité et son histoire"). Je n'ai pas du tout la même impression que celle du critique que tu proposes :

Il le fait avec modestie, s’efforçant d’être fidèle aux faits qu’il a recueillis au fil des années, sans faire la guerre aux théories alternatives et avec tant d’honnêteté que ces quelques remarques sont celles qu’il s’adresse à lui-même dès les premières pages de son livre.

Je le trouve au contraire assez peu modeste, notamment quand il critique les apports de la psychologie sociale quant au concept d'Identité. Il affirme par exemple que les psychosociologues ne tiennent pas compte des "éléments biographiques" dans la construction identitaire, ce qui est totalement faux.

Toute cette première partie vise à justifier le fait qu'un sociologue puisse s'intéresser à ce concept, et qu'il y aurait un "regard sociologique" à opposer à la psychologie sociale…

Bref, je n'ai pas été très convaincu par cette revue de littérature (volontairement ?) parcellaire…

Je lirai plus tard la thèse qu'il souhaite défendre dans les parties suivantes…

Personnellement, sur la question de l'Identité, le bouquin de Lipiansky est le meilleur que j'ai lu à ce jour, notamment pour l'analyse qu'il fait des tensions entre identité sociale et identité personnelle.

comprendre, en parallèle, comment la construction même de l'individu n'est possible qu'à travers des interactions sociales (ce qui ne postule pas une quelconque forme de déterminisme comme le pensent trop souvent les mauvais sociologues).

Dubar a déjà pas mal exploré cette question, il me semble. Qu'en penses-tu?

Comme vous manquez tous un peu de socio pour vraiment comprendre le libéralisme ( :icon_up: ), j'ai l'impression que ce bouquin là n'est pas mal.

J'en ai aussi un à proposer : "Les uns avec les autres : quand l'individualisme crée du lien" de François de Singly.

Voici ce qu'en dit la 4e de couverture :

Depuis trente ans, " la crise " - des repères, de la transmission, des identités, de la raison ; bref du lien social - est devenue un discours lancinant, dépourvu d'effets sur l'évolution de la société. Les remèdes anti-crise proposés ne sont pas satisfaisants. Le retour à l'âge d'or de la République est impossible : les individus d'aujourd'hui refusent d'être traités seulement comme des citoyens uniformes. L' " universalisme abstrait " est mort. Mais il ne peut être remplacé par le " communautarisme " qui condamne les individus à rester dans leur groupe, leur communauté d'origine, s'opposant ainsi à leur liberté de s'affilier et de se désaffilier. Il est temps de dessiner un nouvel idéal du lien social, combinant la liberté de chacun et le respect mutuel, reposant sur une autre forme de civilité. Un " nous " qui sache respecter les " je " dans leur liberté et dans leur identité complexe. Un lien qui sache unir, sans trop serrer. C'est l'ambition de ce livre, écrit par François de Singly

Je viens de l'acheter donc je ne sais pas ce qu'il vaut. En tout cas, je viens de lire l'avant-propos dans lequelle l'auteur propose une interprétation de La chèvre de monsieur Seguin, et j'ai bien aimé :

Jeune, je lisais souvent La chèvre de monsieur Seguin, conte d'Alphonse Daudet, publié dans la collection des "Albums du Père Castor" (1946). J'étais toujours effrayé par la conclusion. Le prix de la liberté était si élevé ! Pourquoi la chèvre n'avait-elle pas choisi de rester dans le pré, nourrie si gentiment par le bon Seguin ? Elle refusait tout lien, elle ne voulait pas même que monsieur Seguin allonge la corde puisque celle-ci lui interdirait d'aller dans la montagne manger les herbes parfumées. Monsieur Seguin, lui, connaissait le danger. Il ne réussissait pas à lui transmettre son savoir. Il en était désolé. Il l'enfermait pour éviter à la petite chèvre ce malheur annoncé. Et elle se sauva. Je ne me suis posé que beaucoup plus tard la question interdite : pourquoi la chèvre devait-elle rester dans le champ ? Pour son bonheur ? Quel Bonheur ? Qui le définit ? Pour son lait apprécié par monsieur Seguin ? Alors l'attention de ce dernier était intéressée.

Comme j'ai trouvé ensuite ce conte "immoral", je ne l'ai pas raconté à mes enfants. Pourtant les apparences semblaient sauves, avec une conclusion presque "baba-cool", post soixante-huitarde : le bonheur est dans le pré. La chèvre n'aurait jamais dû le quitter. Elle était née dans la communauté de monsieur Seguin, là était son destin. A moins de désobéir et de finir dans la gueule du loup. L'indépendance et l'autonomie était un horizon impensable. Quand je lisais ce conte, je ne m'identifiais ni au loup, ni à monsieur Seguin, ni à la chèvre, j'adhérais à la morale : je voulais être obéissant pour vivre ainsi dans la sécurité et sous le regard bienveillant de mon maître, mes parents.

Certains pourraient avoir la tentation de raconter de nouveau ce conte dans le cadre de l'instruction civique, comme exemple de la "crise" du lien social. Si on connaît tous des messieurs Seguin nostalgiques, on connaît moins d'enfants dont le désir premier est l'obéissance. Ils ont changé, comme nous. Il nous faut donc inventer d'autres histoires, d'autres morales, d'autres savoirs, d'autres manières d'être ensemble pour que les chèvres aient d'autres choix, qu'elles puissent échapper à la fois aux dents du loup et à la corde liberticide de monsieur Seguin. Prenons un contre-exemple, le conte de Carl Norac et Carl Cneut, Un secret pour grandir (2003). C'est l'histoire de Salam, un garçon qui fait des projets tournés en dérision par les plus grands. Néanmoins, il décide de s'en aller, malgré sa taille et sa légèreté. Il prend un sac afin de mettre ce qu'il trouvera en cours de route pour l'aider à grandir. Et il voyage, à la fois poussé par le vent et lesté par son sac. Il doit vivre dans cette tension entre deux forces, tension nécessaire pour n'être ni une plume bougeant au gré du souffle, ni un arbre enraciné.

Nous sommes tous des Salam qui ne sont plus définis d'abord par une corde nous rattachant, involontairement, à notre communauté initiale, à notre lieu de naissance comme la chèvre "de" monsieur Seguin. Nous devons remplir nous-mêmes notre sac d'expériences, heureuses ou non. Sac personnel qui modèlera progressivement notre identité. Sac qui nous stabilisera sans pour autant nous immobiliser.

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Je le trouve au contraire assez peu modeste

Disons que la modestie a une définition assez particulière dans le petit monde des sociologues français….

Dubar a déjà pas mal exploré cette question, il me semble. Qu'en penses-tu?

J'ai jamais lu Dubar, mais ceux qui le citent le plus souvent disent pas mal de bêtises (rien de personnel envers toi, je te rassure). Quand les sociologues piquent des idées aux psy, on se retrouve avec de la mauvaise psychologie et de la mauvaise sociologie. L'heure de la réunification n'a pas encore sonnée.

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