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Charles Murray : La tragédie morale de l'Etat-Providence


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Une serie de cinq excellentes analyses sur Losing Ground de Charles Murray, dont la thèse est que le contrôle de l'Etat-providence sur nos vie procède non pas d'une logique économique redistributive (qui en serait plutôt la conséquence), mais d'une révolution normative, une mutation des évaluations morales démocratiques en un humanitarisme dégénéré. Une nouvelle forme d'idolâtrie victimaire qui a besoin de fabriquer des illusions compassionnelles pour en masquer les effets pratiques sur la démoralisation des individus, conduisant à ce paradoxe: plus ils demandent la reconnaissance de droits à des fins d'émancipation, plus ils se trouvent dépendants et vulnérables, plus leurs conditions et chances de progression se trouvent dégradées. Il n'y a donc pas de mise en esclavage des classes laborieuses et industrieuses, mais au contraire une demande de servitude, une éducation qui prend la forme d'un assentiment à tout ce que l'on appelle progrès social, mais que l'on devrait plutôt nommer régression et abêtissement des masses.

Le livre de Murray qui s'enracine chez Tocqueville semble aussi complémentaire des processus de dérivation découverts par Pareto :

« De nos jours, le terme de « solidarité » est devenu à la mode ; il a remplacé celui de « fraternité », fort en usage en 1848, mais actuellement un peu démodé. Chacun, à vrai dire, entend la « solidarité » à sa manière, mais c’est précisément le vague de l’acception qui favorise l’emploi de ce terme et d’autres semblables (…) Il y a ainsi des termes à la mode… A notre époque, il faut être « solidaire ». Il y a une rage vraiment comique d’user de ce terme même en des acceptions qui sembleraient lui être complètement étrangères. En France, tout discours officiel doit renfermer une ou plusieurs fois le terme de « solidarité » ; on le trouve même dans de simples réclames commerciales. Les politiciens qui l’emploient semblent avoir pour but d’évoquer des idées plus ou moins nuageuses et qui sont semblables à celles qu’évoque le terme de socialisme. »

(Pareto, Les Systèmes socialistes, 1903)

http://aristidebis.b…e-letat_24.html

Dans son Mémoire sur le paupérisme, Tocqueville posait la question suivante :

Il n’y a pas, au premier abord, d’idée qui paraisse plus belle et plus grande que celle de la charité publique.

La société, jetant un regard continu sur elle-même, sondant chaque jour ses blessures et s’occupant à les guérir ; la société, en même temps qu’elle assure aux riches la jouissance de leurs biens, garantissant les pauvres de l’excès de leur misère, demande aux uns une portion de leur superflu pour accorder aux autres le nécessaire. Il y a certes là un grand spectacle en présence duquel l’esprit s’élève et l’âme ne saurait manquer d’être émue.

Pourquoi faut-il que l’expérience vienne détruire une partie de ces belles illusions ?

Ce que Tocqueville nommait « la charité publique » est le noyau ce que nous appelons aujourd’hui l’Etat-providence : l’organisation sur une base légale et administrative du secours aux plus démunis. A l’époque de Tocqueville cet Etat-providence était pourtant embryonnaire - inexistant même, du point de vue qui est le nôtre aujourd’hui, de la même manière que le soleil cache à notre vue la lumière des étoiles. De plus ce terme de « charité publique » blesse nos oreilles et soulève notre indignation ou notre mépris : nous sommes fiers d’avoir dépassé cette notion de « charité » envers les pauvres. Nos pauvres, aujourd’hui, ont des droits et ils ne sont pas obligés de mendier des secours auprès de dames patronnesses pleines de condescendance et de bonne conscience. C’est là, pensons-nous, un progrès incontestable.

Cependant, pour démodées que puissent nous paraitre ces remarques de Tocqueville, celles-ci pourraient servir d’épigraphe presque parfaite au premier grand livre de Charles Murray : Losing ground - American social policy 1950-1980.

Dans ce livre, Charles Murray raconte une histoire simple et poignante : celle de « l’expérience » qui vient détruire une partie de nos « belles illusions », les belles illusions que nous avons sur notre capacité collective à aider les plus faibles d’entre nous. Cette expérience est américaine mais elle est aussi la nôtre, elle est celle de toutes les nations qui ont organisé sur une base légale et administrative le secours aux plus démunis. Elle est celle de l’échec de l’Etat-providence. Pire : celle du caractère destructeur de l’Etat-providence.

Le titre du livre (Losing ground : « perdre du terrain ») provient de cette constatation simple : aux Etats-Unis, la condition des plus démunis s’est dégradée, ou du moins a cessé de progresser, précisément au moment où le gouvernement commençait à se préoccuper sérieusement de la pauvreté et mettait en place toute une série de mesures visant à la faire disparaitre. La période choisie par Charles Murray peut ainsi, schématiquement, être découpée en deux moitiés égales : entre 1950 et 1965 un progrès presque continu de presque tous les indicateurs relatifs à la pauvreté ; entre 1965 et 1980 une dégradation ou une stagnation de ces mêmes indicateurs. Entre les deux, la mise en place de « La Grande Société », la plus ambitieuse extension du Welfare State jamais entreprise aux Etats-Unis.

Losing ground est un livre déjà ancien, à l’aune de notre obsession pour la nouveauté, mais d’une parfaite actualité car plus que jamais nous sommes travaillés par la tentation de l’Etat-providence, et les arguments avancés par Charles Murray n’ont pas perdu une once de leur intérêt depuis qu’il les a couché sur le papier, voici plus de vingt cinq ans.

Losing ground est en quelque sorte l’histoire d’une conversion, car Charles Murray a commencé par partager les belles illusions que son livre vient dissiper, et il a participé pendant seize ans à la mise en œuvre et à l’évaluation de programmes sociaux, en Thaïlande et aux Etats-Unis.

Losing ground est aussi un livre qui peut provoquer des conversions chez ses lecteurs, car il allie la rigueur à la clarté et l’intelligence à la persuasion. L’auteur de ce compte-rendu l’a expérimenté autour de lui, et d’abord sur lui-même.

Losing ground se compose de quatre parties. Dans la première partie, Charles Murray expose le changement à 180 degrés qui a affecté la définition et l’élaboration des politiques sociales aux Etats-Unis à partir des années 1960. Toute politique sociale repose d’abord sur une certaine idée ce que c’est qu’être pauvre ou être démuni et sur une certaine idée de ce que nous devons aux pauvres ou aux démunis. Ce sont ces idées mères qui ont été radicalement transformées dans cette période charnière.

Dans la seconde partie, Charles Murray présente les statistiques relatives à la condition des plus défavorisés sur la période 1950-1980, des statistiques qui révèlent des tendances presque incroyables. Comment le sort des défavorisés a-t-il pu, dans la plupart des domaines, se dégrader à ce point alors même que jamais autant d’argent et d’attention n’avaient été consacrés à eux ?

La troisième partie tente de répondre à cette question, et elle le fait en détruisant nos belles illusions : ce sont précisément les nouvelles politiques sociales bien intentionnées qui ont conduit les pauvres à se conduire d’une manière qui les condamne à rester pauvres, ce sont les politiques bien intentionnées destinées à éradiquer la pauvreté qui ont crée davantage de pauvres.

La quatrième partie examine enfin ce qu’il serait possible de faire, dès lors que nous avons renoncé à nos belles illusions. Le bien produit par les politiques sociales est étroitement limité et les législateurs, mais aussi tous les fonctionnaires qui, à un niveau ou un autre, administrent ces politiques, devraient avoir sans cesse présent à l’esprit le célèbre adage médical : primum non nocere - d’abord, ne pas nuire.

***

En 1950, 30% de la population américaine était pauvre, selon la définition légale de la pauvreté utilisée en 1980. Mais pratiquement personne ne s’en préoccupait. Le gouvernement fédéral dépensait annuellement $250 par pauvre, autant dire presque rien.

En 1968, 13% de la population américaine était pauvre, selon les mêmes critères. Le taux de chômage était de 3,6%, ce que nombre d’économistes considèrent comme à peu près équivalent au plein emploi, et l’économie américaine tournait à plein régime. Pourtant la question de la pauvreté était devenue une priorité nationale et quantité de lois très importantes avaient été prises à ce sujet depuis l’arrivée au pouvoir du président Johnson (1964).

Entre ces deux dates la situation s’était objectivement améliorée, et même spectaculairement améliorée, mais la perception de cette situation avait changé tout aussi spectaculairement. Le facteur central dans ce changement de perception était la découverte - ou l’invention - de la « pauvreté structurelle ».

Jusqu’à la fin des années 1950, les politiques sociales étaient structurées par l’idée qu’il existe deux types de pauvres : les pauvres méritants et les pauvres non méritants. Les pauvres qui ne parviennent plus à subvenir à leurs besoins pour des raisons tout à fait indépendantes de leur volonté (maladie, vieillesse, etc.) et qui donc méritent d’être aidés ; et les pauvres dont le dénuement est le résultat de leur comportement vicieux, désordonné, et de leurs mauvais choix. Ces pauvres là ne méritent pas d’être aidés, même si parfois la simple compassion peut pousser à le faire.

Il résultait de cette distinction fondamentale que la charité publique devait être limitée au strict minimum, car elle tendait inévitablement à toucher aussi bien les pauvres non méritants que les pauvres méritants et donc à encourager « les vices et l’indolence ».

Comme l’écrivait Tocqueville, en 1835 : « Toute mesure qui fonde la charité légale sur une base permanente et qui lui donne une forme administrative crée donc une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépends de la classe industrielle et travaillante ».

Il en résultait aussi que l’aide accordée par la société au pauvre méritant se réduisait à sa plus simple expression : lui donner de quoi subvenir frugalement aux nécessités de l’existence, rien de moins et rien de plus. Savoir si le bénéficiaire du secours utilisait celui-ci avec discernement n’était pas le problème du gouvernement, pas plus que de l’aider à sortir de sa situation de dépendance. Cette situation était censée prendre fin tout simplement lorsque la personne concernée retrouverait du travail, ce qui était de sa seule responsabilité. Et, bien entendu, les individus ayant un travail ne touchaient aucune aide de la part du gouvernement, quelque soit leur niveau de revenu, puisque tout individu capable de travailler est un individu théoriquement capable de subvenir seul à ses propres besoins.

Cette conception pluriséculaire de l’aide sociale reposait, en dépit de son ancienneté, sur une prémisse fragile : l’idée que les adultes sont, sauf cas exceptionnel, responsables de l’état dans lequel ils se trouvent. Cette prémisse est fragile car elle n’est pas entièrement vraie. Le mérite individuel n’explique pas toujours seul notre situation personnelle. La chance ou la malchance peut rentrer en ligne de compte à tous les instants de notre existence. Par conséquent, cette prémisse - nous sommes responsables de notre situation - a besoin de s’appuyer sur une seconde hypothèse : l’hypothèse selon laquelle, tout bien considéré, l’organisation sociale dans laquelle nous vivons fournit à chacun une opportunité raisonnable de montrer ses mérites.

C’est cette seconde hypothèse qui fut violemment remise en cause au début des années 1960.

L’idée s’imposa que l’organisation sociale des Etats-Unis était fondamentalement injuste et que, laissée à elle-même, elle tendait à perpétuer les inégalités, les discriminations, l’oppression sous toutes ses formes. Elle ne s’imposa pas uniformément à toute la population mais seulement, dans un premier temps, à une toute petite partie d’entre elle, hélas la partie la plus influente et la plus à même de mettre en œuvre ses idées. Elle s’imposa à l’élite intellectuelle, politique et administrative du pays. L’homme du commun, lui, continuait à croire aux vieilles idées, mais l’homme du commun n’était plus écouté par ceux qui étaient censés agir en son nom.

Cette idée était en germe depuis longtemps au sein de l’intelligentsia des démocraties libérales, mais les années soixante furent le moment où, avec une remarquable uniformité dans tous les pays occidentaux, elle parvint à maturité et commença à avoir des conséquences pratiques.

Au niveau des politiques sociales, la conséquence la plus immédiate fut le discrédit jeté sur la notion de responsabilité individuelle. Distinguer entre les pauvres méritants et non méritants devint démodé, réactionnaire, et pour tout dire moralement inacceptable. Les pauvres ne sont jamais - ou presque jamais - responsables de leur état, c’est « le système » qui est à blâmer pour la situation dans laquelle ils se trouvent. La pauvreté devient la « pauvreté structurelle », c’est à dire une pauvreté générée par l’organisation sociale elle-même, en dehors de toute responsabilité personnelle, et qui ne disparaitra pas avec la croissance économique.

Il convient donc d’accorder des secours à tous ceux qui se trouvent en deçà d’un certain niveau de revenu légalement défini, sans chercher à savoir pour quelles raisons leurs revenus ne dépassent pas ce niveau. L’aide n’a pas à être méritée. L’aide est un droit. Elle vise à réparer une injustice initiale : l’injustice du « système ».

Il convient également d’accorder une aide aussi bien à ceux qui travaillent qu’à ceux qui ne travaillent pas. Si un individu exerce un emploi qui ne lui permet pas de vivre décemment, il n’est pas de sa responsabilité d’améliorer ses revenus en travaillant plus ou en cherchant un autre travail : c’est « le système » qui est à blâmer pour ces trop faibles revenus, donc c’est « le système » - à savoir le gouvernement - qui doit y remédier.

L’aide devient donc multiforme : elle ne consiste plus simplement à fournir un peu d’argent à qui n’en a plus, elle consiste aussi à fournir des compléments de revenus à des catégories toujours plus étendues de la population ; mais également à fournir aux « défavorisés » tout un ensemble de prestations : formation professionnelle, aide à la recherche d’emploi, aide à la recherche d’un logement, aide à la « parentalité », accès à la culture, et ainsi de suite. Ceux que Tocqueville appelait « les surveillants des pauvres » deviennent les travailleurs sociaux, et le mot d’ordre se transforme de « à chacun selon ses mérites » en « à chacun selon ses besoins - tels qu’ils seront évalués par les travailleurs sociaux ».

Enfin, l’idée que « le système » est injuste ne transforma pas seulement le secours au pauvre, elle engendra aussi une nouvelle manière d’appréhender la criminalité et l’éducation, mais les premiers touchés par ces changements furent également les catégories les plus défavorisées de la population.

Les effets concrets de cette révolution intellectuelle ne se firent pas attendre, mais ils ne furent pas exactement ceux qu’attendaient ses promoteurs.

Toutes ces modifications des règles du jeu - certaines légères, d’autres plus importantes - allaient dans la même direction. Il était plus facile de s’en sortir sans travailler. Il était plus facile pour un homme d’avoir un enfant sans être responsable de son entretien et de son éducation. Il était plus facile pour une femme d’avoir un enfant sans avoir de mari. Il était plus facile d’échapper à la sanction pour les délinquants. Il était plus facile de se procurer de la drogue. Parce qu’il était plus facile de vivre sans travailler il était aussi plus facile de ne rien faire à l’école. Parce qu’il était plus facile de vivre sans travailler il était plus facile de quitter son travail au moindre caprice et de négliger les comportements et les habitudes qui vous font apprécier d’un employeur.

Sur le long terme la voie la plus facile se révélait une impasse. Celui qui, à vingt cinq/trente ans, s’est bâti un CV montrant qu’il n’est pas un employé fiable et travailleur restera probablement toute sa vie en bas de l’échelle salariale. L’adolescente qui a un enfant et qui vit des aides du Welfare State est presque sûre de rester toute sa vie dépendante de ces aides. Et ainsi de suite.

(…)

La prémisse essentielle qui a guidé la transformation de la charité publique en un Etat-providence tentaculaire est, nous l’avons vu, la négation de la responsabilité individuelle : ceux qui sont pauvres ne sont pas responsables de leur situation.

Avec cette transformation, les pauvres furent homogénéisés, d’un point de vue moral. Plus de distinction entre les pauvres méritants et les pauvres non méritants. Entre les travailleurs et les paresseux, entre ceux qui s’en sortent par eux-mêmes et ceux qui se laissent aller à dépendre de l’aide sociale, entre ceux qui se conduisent de manière responsable et ceux qui se conduisent de manière irresponsable : les pauvres sont tous des victimes

Les agents de l’Etat-providence se mirent donc en devoir d’apprendre aux pauvres que ceux qui sont sans ressources ne sont pas responsables de leur situation, que l’aide sociale est un droit, et qu’il ne faut pas avoir honte de réclamer ses droits.

Mais si être aidé cesse d’être honteux, alors s’en sortir par soi-même cesse d’être honorable. Si ceux qui vivent des aides sociales ne doivent pas être considérés comme responsables de leur situation, alors ceux qui parviennent à se suffire à eux-mêmes ne peuvent pas non plus retirer de fierté du fait d’être indépendants. Autrement dit, l’Etat-providence a peu à peu ôté aux pauvres honnêtes et travailleurs la principale récompense de leur honnêteté et de leur labeur.

Outre le salaire, la satisfaction morale qui s’attache au fait de subvenir par soi-même à ses besoins et à ceux de sa famille est en effet, la plupart du temps, la seule satisfaction que peuvent procurer les emplois situés en bas de l’échelle salariale. Des emplois qui, en plus d’être mal payés, sont aussi, le plus souvent, répétitifs, salissants, pénibles, voire dangereux.

Cette satisfaction, cette fierté légitime de ne pas dépendre d’autrui, a beau être immatérielle elle n’en est pas moins très réelle, et elle était traditionnellement renforcée par les louanges accordées par la communauté à ceux qui se conduisaient de manière responsable - revers de la désapprobation qui attendait ceux qui se conduisaient de manière irresponsable.

Un homme qui occupait un emploi très subalterne, et qui grâce à cela subvenait aux besoins de son épouse et de ses enfants, pouvait avoir l’impression justifiée qu’il accomplissait quelque chose de réellement important. Qu’il était quelqu’un qui comptait, si bas que puisse être son statut social.

Mais dans la nouvelle configuration de l’Etat-providence, le message implicite est que celui qui persiste à exercer un emploi au bas de l’échelle plutôt que d’accepter des aides sociales est réellement un naïf ou un idiot, un dupe du « système ». Non seulement il est désormais possible de vivre sans travailler, mais en plus vivre sans travailler a cessé d’être déshonorant.

Cette dé-moralisation de l’indépendance et de la responsabilité individuelle produisit ses effets principalement sur les plus jeunes générations. Les plus âgés étaient relativement immunisés contre le nouveau chant des sirènes par les habitudes contractées au cours d’une vie laborieuse. Les plus jeunes, en revanche, étaient naturellement plus ouverts à la nouveauté et un nombre croissant d’entre eux cessa d’écouter les admonestations démodées de leurs parents. Comme le remarque Charles Murray, l’ironie amère de tout cela est que les parents les plus attachés à la vieille moralité étaient aussi, en général, ceux qui apprenaient à leurs enfants à prendre pour modèle les gens instruits et ayant réussi ; ces mêmes gens instruits qui venaient maintenant répandre la bonne nouvelle qu’il n’est pas honteux de dépendre de la charité publique.

L’Etat-providence est en général envisagé en termes purement économiques. Il ne s’agit, pensons-nous, de rien d’autre que de demander aux uns une portion de leur superflu pour accorder aux autres le nécessaire, pour reprendre les termes de Tocqueville. Envisagés en ces termes il est effectivement difficile d’opposer des objections sérieuses à l’Etat-providence. Pour quels justes motifs refuserions-nous d’aider nos frères dans le besoin alors que nous sommes dans l’abondance ? Nous pouvons discuter du montant du chèque, mais guère de son principe.

Cependant les statistiques et les analyses présentées par Charles Murray nous obligent à réaliser que cette manière de concevoir l’Etat-providence est largement trompeuse. Les transferts opérés par l’Etat-providence sont en partie des transferts monétaires des catégories plus aisées de la population (en pratique essentiellement les classes moyennes) vers les catégories moins aisées. Mais bien plus souvent les transferts sont non monétaires, et ils ont lieu à l’intérieur des catégories défavorisées. Les catégories les plus favorisées ordonnent ces transferts, mais ce sont les pauvres qui doivent en payer le prix.

Prenons le cas de la modification des règles scolaires. Ces modifications, rendant beaucoup plus difficile de punir et d’expulser les élèves perturbateurs, étaient motivées officiellement par le désir d’aider ces élèves perturbateurs, qui étaient considérées avant tout comme des victimes. Leur comportement s’expliquait, disait-on, par la situation socialement défavorisée qui était la leur et les punir pour ce comportement revenait à les punir pour être pauvres. Les élèves indisciplinés devaient donc rester à l’intérieur de l’école. La conséquence évidente est que la discipline à l’intérieur des salles de classe accueillant ces élèves « issus de milieu défavorisé » s’est beaucoup dégradée, pour ne pas dire que dans trop de cas elle a purement et simplement disparu et qu’il y est devenu impossible d’enseigner et d’apprendre.

Cette modification des règles ne coûte a priori pas d’argent à la collectivité, et cependant un transfert a bien été effectué. Pour améliorer la situation des élèves perturbateurs nous dégradons la situation des élèves travailleurs et disciplinés. Nous opérons un transfert immatériel des bons élèves vers les mauvais élèves. Les mauvais élèves restent à l’école, mais les bons élèves ont plus de difficulté à apprendre puisque l’ambiance de la classe s’est dégradé.

En pratique ce transfert a presque toujours lieu des enfants issus des catégories défavorisées vers d’autres enfants des catégories défavorisées. Le fils de pauvre, qui est disposé à écouter ses professeurs, à travailler et à apprendre, doit abandonner l’opportunité de s’instruire et de s’élever par l’école pour que le fils de pauvre qui n’est pas disposé à travailler et à apprendre puisse rester dans la même école que lui. Il ne saurait en effet être question de bâtir des filières différentes pour ces deux types d’élèves : les mêmes principes qui ont conduit à modifier les règles de la discipline scolaire conduisent aussi à refuser toute « ségrégation » scolaire, c’est à dire à séparer les bons élèves des mauvais.

Ces transferts des pauvres vers les pauvres sont au cœur de l’Etat-providence.

Lorsque des délinquants issus de milieu défavorisés, selon l’expression consacrée, sont laissés en liberté sous prétexte qu’ils sont avant tout des victimes du « système », les risques d’être victime de la criminalité augmentent avant tout pour les gens pauvres qui vivent dans les mêmes quartiers que ces délinquants. Ce sont eux, et non pas les catégories favorisées de la population, qui doivent abandonner une large part du bien que l’on nomme « sécurité » afin que les jeunes délinquants n’aient pas à être punis. Lorsque les programmes de formation professionnelle sont conçus en fonction des capacités des plus médiocres, ce sont les pauvres les plus capables qui doivent abandonner l’opportunité de développer leur potentiel professionnel. Lorsque les politiques sociales instillent l’idée que certains emplois sont trop dégradants pour être occupés, ce sont les pauvres qui préfèrent occuper ces emplois plutôt que de dépendre de la charité publique qui doivent abandonner une partie de ce qui faisait leur dignité personnelle.

D’une manière générale, l’Etat-providence, à partir du milieu des années 1960, a effectué des transferts considérables entre les pauvres, des pauvres les plus capables vers les pauvres les moins capables, des pauvres les plus honnêtes vers les pauvres les moins honnêtes, des pauvres les plus responsables vers les pauvres les moins responsables. En retour, l’Etat-providence a uniquement donné à ces pauvres méritants la seule chose qu’ils n’auraient jamais demandé : un accès plus facile à la charité publique.

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La partie sur le transfert des pauvres vers les pauvres est très intéressantes. C'est quelque chose que j'ai toujours "senti" sans jamais pouvoir véritablement l'exprimer ou l'argumenter. Chaque fois que j'ai essayé, je suis fait traité d'anti-social, de pro-riches et autres carabistouille. Je suis persuadé, comme beaucoup sans doute ici, que l'Etat-providence tel qu'il est devenu est plus néfaste aux pauvres qu'autre chose.

Ça donne envie d'en lire plus.

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D'abord, c'est une honte que ce texte n'ait pas été proposé à Contrepoints (plus sérieusement : excellent choix. Pour Contrepoints, je ne sais pas si c'est possible).

En terme de redistribution, la redistribution du 1% vers le reste dans un pays comme les Etats-unis conduit si l'on raisonne au niveau mondial à privilégier les 10 % les plus riches au détriment des 10 % les plus pauvres comme j'ai voulu le montrer ici :

http://www.contrepoints.org/2010/12/04/8013-le-negre-du-surinam-contre-les-impots

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