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Les trois gauches


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Petite réflexion récente, pas forcément très profonde, et avec une bonne dose d'enfonçage de portes ouvertes. Je mets ça là quand même, au cas où quelqu'un ait quelque chose à y ajouter / à redire, ou simplement y trouve un peu d'intérêt.

 

Il me semble que nous sommes dans une troisième ère de la gauche, qui est à peu près dans le même rapport (semblable et dissemblable) à la deuxième que celle-ci avec la première, et qu'il faut par conséquent bien les distinguer.

La première gauche est libérale/républicaine, pensée principalement au XVIIIe et appliquée au XIXe, la deuxième est socialiste, pensée au XIXe et appliquée au XXe, et la troisième, pensée au XXe et que l'on commence à mettre en pratique, est la gauche "postmoderne". Je vois principalement deux fils directeurs pour appréhender leurs articulations : leurs visions de l'oppression et leurs visions du progrès, points clefs qui font sans doute de la "gauche" ce qu'elle est.

 

Coté oppression :

La première gauche s'oppose aux privilèges formels et à l'inégalité de droit en faveur d'une minorité. La deuxième gauche reste sur le thème de l'abolition de l'oppression de la majorité par une minorité, mais s'oppose à des privilèges matériels (n'apparaissant qu'à travers une certaine interprétation du monde) plus que formels, et cherche l'égalité de fait au lieu de l'égalité de droit (incompatible avec celle-ci), ce qui est justifié dans la théorie marxiste par le rejet du droit dans une "superstructure" au service des oppresseurs. La troisième gauche reste une théorie de l'oppression, et garde de la deuxième la recherche d'une égalité de fait plus que de droit, mais elle substitue l'oppression des minorités à celle de la majorité. Mais elle met ainsi doublement en péril sa légitimité : d'une part, elle perd ou risque de perdre sa légitimité "démocratique" (qui n'est pas forcément bonne en soi, mais dont elle se revendique), notamment si la majorité se trouve être hostile à une minorité, et d'autre part, elle se met à faire face (même si elle réussit pour l'instant à ne pas le voir) à une oppression qui n'est plus ni unilatérale ni univoque, et avec laquelle le même groupe est tantôt oppresseur tantôt oppressé. Prenons par exemple Tariq Ramadan et Florian Philippot : est-ce le premier qui oppresse le second par l'homophobie inhérente à un islam un peu rigoureux comme le sien, ou bien est-ce le second qui oppresse le premier en tant que blanc crypto-raciste ?

 

Coté progrès :

La pensée des lumières, de la première gauche, fait suite à la querelle des anciens et des modernes qui parcourait le siècle classique. Elle est un triomphe de la modernité dans la mesure ou elle n'a plus vraiment de scrupule à présenter certaines idées comme bonnes sans les rattacher à l'antiquité. Mais elle n'est d'un progressisme qu'accidentel : c'est parce que c'est bon que l'on veut en faire notre futur, et pas parce que c'est le futur que c'est bon. La deuxième gauche est devenu un progressisme essentiel, voyant le progrès en lui même comme une fin. C'est tout particulièrement vrai chez Marx, où ce qui fait office de bien n'est rien d'autre que la promesse d'un futur utopique qui arrivera de toute manière, mais c'est aussi implicite notamment dans la blanquisme, et les différents courants visant à provoquer la révolution sans trop réfléchir, en assumant que les choses seront de toute façon meilleures ensuite. La troisième gauche a elle un rapport tout à fait paradoxale au progrès : elle est "post-progressiste". Elle estime avoir dépassé l'idée de progrès, mais tout en justifiant ce dépassement par un critère essentiellement progressiste. C'est bien parce que l'on vient après les théories du progrès que l'on est meilleur qu'elles, et il n'est pas envisageable un instant que ce regard soi-disant critique du progrès puisse impliquer un retour à des auteurs ou à des thèses anciennes. Ce post-progressisme paradoxal est la seule explication de l'association de cette gauche avec l'écologie, qui est sans doute la pensée politique la plus conservatrice et la plus réactionnaire que l'on puisse imaginer.

 

On aurait aussi pu interroger leurs rapports respectifs au Bien et au Vrai, la première gauche étant née d'une véritable réflexion, à laquelle se rattache presque tous les grands philosophes moraux modernes, la deuxième n'ayant en guise de moral plus rien d'autre qu'un vague sentiment d'indignation (comme la troisième), mais cherchant tout de même à s'appuyer sur une objectivité scientifique, et la troisième enfin sombrant dans le relativisme.

 

Tout ceci est très schématique évidemment, mais je pense que ce schéma peut être utile à un bon regard sur les choses. en France, la deuxième gauche est encore assez puissante, et la troisième tente de s'y identifier, nous faisant sous-estimer ce qui l'en écarte, alors que dans le monde anglo-saxon, la première gauche a été suffisamment forte pour ne pas laisser de place à la deuxième, et ce n'y sont que les ennemis de la troisième qui cherchent à l'identifier à son immédiat prédécesseur pour la décrédibiliser. Je crois important de prendre acte autant des ruptures que des continuités, pour bien saisir cette politique post-moderniste, et mieux s'y opposer si on le souhaite.

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C'est vrai que je ne propose pas véritablement de définition... et je suis assez réticent à en donner une, dans la mesure où je vois dans la droite et la gauche des alliances stratégiques provisoires au sein d'un système parlementaire plus que de véritables concepts. Il s'agit ici moins de définir ce qui pourrait être une position en théorie politique que d'étudier une suite de courants circonscrit dans le temps, en jetant un coup d'oeil à ce qu'il y a à l'intérieur plus qu'en les délimitant. Cependant, si je devais proposer une définition sommaire de la gauche, disons, une caractérisation commune à tout ce que je range là derrière, ce serait justement le progressisme (par opposition à la droite conservatrice) et l'opposition à une oppression réelle ou fantasmée.

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Il y a 2 heures, Mégille a dit :

cherche l'égalité de fait au lieu de l'égalité de droit (incompatible avec celle-ci), ce qui est justifié dans la théorie marxiste par le rejet du droit dans une "superstructure" au service des oppresseurs.

 

Le marxisme ne peut rien justifier, parce qu'il n'a pas de philosophie morale du tout. Du moins chez Marx.

Ses successeurs ont eu trois sortes de réponses à la problématique:

-une tentative, isolée et mal foutue, de créer une "morale du producteur" d'inspiration rousseauiste et hégélienne (avancée de façon tardive et isolée chez Michel Clouscard).

-plusieurs tentatives de compléter Marx avec une morale d'inspiration néo-kantienne. Le dernier philosophe a s'être lancé là-dedans est Denis Colin, probablement le plus intelligent des marxistes français vivants (avec M. Löwy). Les tenants de ce courant ont été historiquement mis au feu par les bolcheviks, Lénine traitant les néo-kantiens de déviationnistes embourgeoisés (puissant argument philosophique s'il en est).

-l'approche je-m'en-foutiste/relativiste. C'est l'approche dominante, ce qui est bon pour le triomphe de la révolution prolétarienne n'a pas besoin de fondements supplémentaires. Adossé à un relativisme dont Alan Woods donne l' "exemple" achevé:

 

 


 

"Il n’y a pas de morale « supra-historique » - ou de « morale universelle » - mais seulement des morales particulières qui correspondent à des périodes historiques et à des formations socio-économiques particulières, en dehors desquelles elles n’ont plus aucune pertinence."

"Les marxistes ne doivent pas considérer l’histoire du point de vue de la morale. Encore une fois, il n’y a pas de morale supra-historique : chaque société a sa morale, religion, culture, etc., qui correspondent à un niveau particulier de développement, et également - tout au moins dans les sociétés dites civilisées - aux intérêts d’une classe sociale particulière. Le fait qu’une guerre donnée soit bonne, mauvaise ou indifférente, ne peut être jugé en fonction du nombre de victimes, et encore moins du point de vue abstrait des principes moraux. On peut désapprouver les guerres en général, mais une chose n’en reste pas moins certaine : l’histoire de l’humanité dans son ensemble démontre que tous les conflits sérieux ont finalement été réglés de cette manière. Cela vaut aussi bien pour les conflits entre nations (guerres) que pour les conflits entre classes sociales (révolutions).

Notre attitude à l’égard d’un type particulier de société ne doit pas davantage relever d’un jugement moral. Du point de vue du matérialisme historique, il est complètement indifférent de savoir que certains Barbares (y compris, semble-t-il, mes ancêtres Celtes) brûlaient des gens encore vivants dans de grandes statues en osier pour célébrer le milieu de l’été. Il n’y a pas plus de raison de les condamner pour cela qu’il n’y en a de les aduler pour leurs joailleries ou leur amour de la poésie. Ce qui détermine le caractère progressiste - ou non - d’une formation socio-économique, c’est avant tout sa capacité à développer les forces productives - qui sont les véritables bases matérielles sur lesquelles toute culture humaine émerge et se développe.
"

-Alan Woods, "La barbarie, la civilisation et la conception marxiste de l’histoire", Révolution, 17 juillet 2002.

 


 

Sinon ta réflexion est intéressante, surtout la deuxième partie. Je reviens commenter bientôt.

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D'accord avec toi @Johnathan R. Razorback, le marxisme ne se donne aucune justification pour son discours prescriptif ou pour son action militante/révolutionnaire. La philosophie morale moderne semble vraiment être l'apanage des libéraux et apparentés. Cependant, les marxistes ne se privaient pas, malheureusement, d'injonction et d'action. Ils avaient tout de même, et on peut leur accorder ça, contre les post-modernes, la volonté de s'appuyer sur une objectivité scientifique.

Il y avait aussi un peu de théorie moralisante chez les anarchistes, ça ne volait pas bien haut, mais il y avait un petit quelque chose tout de même. Je me demande si la troisième gauche n'est pas destiné à récupérer cet héritage-ci plutôt que celui du communisme classique.

 

Il y a 4 heures, poney a dit :

En fait, il faudrait parler de 4 gauches, tu oublies la gauche social-démocrate, entre la gauche socialiste et la gauche post-moderne (ou sociétale).

Si tu parles de l'ancienne social-démocratie, celle de Lassalle (Ferdinand, pas Jean !) qui est attaqué par Marx dans sa Critique du programme de Gotha, je la range parmi la deuxième gauche, entre le marxisme et l'anarchisme collectiviste, parce qu'elle n'est guère moins radicale que ceux là, et diffère d'eux par ses moyens plus que par ses fins. Quant à la social-démocratie actuelle... je ne lui trouve pas vraiment de spécificité intéressante. Je crois que ce n'est vraiment rien d'autre que du socialisme modéré (bon, modéré mais quand même trop réel, hein !), pas toi ?

J'aurais aussi tendance à ranger le socialisme utopiste des origines, le "socialisme de la chaire" allemand et le "socialisme fabien" anglais comme des satellites de la deuxième gauche. Le solidarisme français aussi, j'imagine. Par contre, Keynes et ses petits copains du bloomsbury group me semblent déjà annoncer, par certains aspects, la troisième gauche.

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Non, je parle de ce qu'on a appelé "la troisième voie" de Blair, notamment.

 

Le socialisme historique vise à supprimer la propriété des moyens de production et le salariat, la social-démocratie cherche surtout à traire le capitalisme et à le garder en pâturage clos pour nourrir ses services sociaux.

  • Yea 3
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Il y a 4 heures, Mégille a dit :

La philosophie morale moderne semble vraiment être l'apanage des libéraux et apparentés.

 

ça va être dur de trouver en quoi sont apparentés libéraux, philosophes communautariens et un libertaire comme Ruwen Ogien, par exemple. Pourtant tous cochent la case "philosophie morale moderne*".

 

*Le terme est ici ambigu: parle-t-on d'une époque ou d'un contenu ? Au sens 1, les Anti-modernes (comme dit Antoine Compagnon) sont aussi des Modernes. Du coup on doit aussi ranger dans "philosophie morale moderne" un post-maurassien comme Pierre Boutang.

 

Mais bon, je ne veux pas faire dériver le fil, il y a déjà celui sur l'éthique.

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21 hours ago, poney said:

En fait, il faudrait parler de 4 gauches, tu oublies la gauche social-démocrate, entre la gauche socialiste et la gauche post-moderne (ou sociétale).

 

Cette 3e gauche telle que décrite par Mégille ne pourrait-elle pas être qualifiée de "social-démocrate", justement ?

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Il y a 2 heures, Largo Winch a dit :

 

Cette 3e gauche telle que décrite par Mégille ne pourrait-elle pas être qualifiée de "social-démocrate", justement ?

 

Je pense que non, mais je peux me tromper.

Il faudrait que je relise ce que Marx dit dans sa critique de Gotha, ou que je relise le programme en question.

Mais j'ai quand même l'impression que la social-démocratie post chute URSS avait vraiment acté quelque chose qui va plus loin que ce qu'on a vu fin 19ième. Par exemple, le programme de Gotha veut supprimer le salariat et l'exploitation (à comprendre : la propriété privée). La critique de Marx, de mémoire, c'est principalement autour d'une idée de droit que j'ai oublié et aussi l'utilisation de l'Etat (bourgeois) pour émanciper les travailleurs, au lieu de le renverser. On oublie que Marx était moyennement étatique, souvent. L'utilisation de l'Etat pour faire avancer le socialisme, au lieu de le renverser, c'est peut-etre là le point commun de cette "première social démocratie" avec la "seconde", si on veut. Celle de Blair, Giddens ou Jospin en France.

 

D'ailleurs, je crois que c'est dans le sens de cette seconde social-démocratie qu'il faut essayer de comprendre ce qu'on met sous le mot "néolibéralisme". Aucun néolibéral, qu'il soit désigné ainsi ou qu'il s'y reconnaisse -pour peu que ça existe-, ne veut un État libéral, c'est à dire recentré sur ses fonctions régaliennes, ni même un État libéral "réformé", qui à la limite pourrait être qualifié de Néo si le terme avait un peu de consistance, qui serait l'État régalien et les quelques grandes idées qu'on a pu voir ici et là comme le chèque scolaire, l'impôt négatif ou le filet minimum.

Le Néolibéralisme, aussi mal définit soit-il, quand on regarde ce qu'on désigne par là, ça va beaucoup plus loin. C'est un hydre improbable qu'on peut résumer par : "il faut un état social qui soit financé par des mécanisme de marché sous contrôle de l'État, contrôle qui peut s'étendre à main-mise si l'état est défaillant". C'est typiquement la BPI, l'activation des chomeurs, l'hélicopter money pour relancer l'offre, vinci pour construire un aéroport, G4s pour surveiller une centrale nucléraire, "je ne peux rien faire pour vous si Caterpilar ferme l'usine", les ajustements structurels du FMI, ...

  • Yea 1
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A propos de la social-démocratie récente, je tendrais à la ranger dans la deuxième gauche, et à ne voir en elle qu'un socialisme modéré. Ce qu'elle fait concrètement est qualitativement différent de l'idéal socialiste, mais ne diffère que de quelques degrés des socialismes "réelles" en terme de parasitage du capital (même l'URSS était un capitalisme d'Etat plus qu'un communisme au sens où les marxistes l'entendaient). Surtout, les justifications, et le rapport à l'oppression et au progrès (que j'ai pris comme fil directeur pour comprendre l'évolution des gauches) restent typique de la deuxième : il s'agit de mettre fin / d'atténué les inégalités de fait défavorable à la majorité, et ce au nom d'un progressisme naïf et sans nuance.

 

En outre, il faut rappeler que la gauche post-moderne n'est pas intrinsèquement démocrate, puisque la défense d'une minorité peut aller à l'encontre du souhait de la majorité (à moins que l'on admette qu'elle est intrinsèquement incohérente), et le keynésianisme fréquent chez les soc-dems est incompatible avec l'écologie. Mais ce sont des tensions qui n'ont pas encore été aperçues par eux.

 

Ceci dit, j'ai du mal à imaginer concrètement ce que serait un monde dans lequel les post-modernes auraient définitivement gagnés. Trop d'incohérences... je m'attends à ce qu'ils se contentent d'user et d'abuser de l'Etat boursouflé soc-dem pour répondre à des caprices jusqu'à s’essouffler et laisser place à de nouveaux fascistes.

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Il y a 10 heures, Johnathan R. Razorback a dit :

 

Je connais cette théorie.

 

Tu noteras que je ne prétends pas pour autant que le "vrai socialisme/communisme" est possible.

 

(en vrai je crois qu'il l'est, mais qu'à très petite échelle)

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il y a une heure, Mégille a dit :

 

 

ça n'existe pas le capitalisme d'Etat, c'est une invention des marxistes conseillistes et anarchistes pour se rassurer et se dire qu'ils combattent toujours le même ennemi, fût-il rouge.

 

Le capitalisme présuppose (entre autres) la propriété privée des moyens de production.

 

A partir de là soit on adopte une définition pauvre de propriété privée (en l'opposant à la propriété collective / étatique), et dans ce cas tous les Etats modernes, depuis l’Angleterre du mi-XIXème jusqu'à l'Allemagne nazie, étaient capitalistes -mais les Etats du "socialisme réel", eux, ne l'étaient pas.

 

Soit on adopte une définition rigoureuse de propriété privée (le gouvernement n'a pas le droit d'intervenir pour diriger le chef d'entreprise ou mettre des réglementations partout), et alors seul sont réellement capitalistes des Etats libéraux. Les économies non-libérales et non communistes sont des économies mixtes, allant de l'Etat-providence soft à la semi-planification.

  • Yea 1
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