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a e s t h e t i c s


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Je pense que nous sommes tous d'accord pour dire que le thread "ontologie, épistémologie, esthétique" est une horreur.

 

J'ouvre celui-ci parce que j'ai pour projet de m'intéresser à l'esthétique, sans pour l'instant avoir de vraies convictions sur le sujet. C'est un peu la même démarche que celle qui m'avait fait créer le thread sur l'éthique il y a quelques années.

 

Alors, chers amis liborgiens, quelle est votre opinion sur l'esthétique (d'un point de vue philosophique, historique, cognitif...) ? Qu'est-ce que l'art ? Qu'est-ce que le beau ? Quelles sont vos références ? Rand est-elle un bon écrivain ?

  • Yea 1
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Pascal a une position qui m’a beaucoup intrigué 

il argue que dans tous les domaines existe un modèle unique du beau et que pour juger si une femme est belle on peut par conséquent essayer de se l’imaginer sous forme de maison et se faire une idée 

C’est bizarre mais ça change de Kant

http://www.penseesdepascal.fr/XXIII/XXIII33-moderne.php

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Il y a 3 heures, Lancelot a dit :

1): Je pense que nous sommes tous d'accord pour dire que le thread "ontologie, épistémologie, esthétique" est une horreur.

 

2): Alors, chers amis liborgiens, quelle est votre opinion sur l'esthétique (d'un point de vue philosophique, historique, cognitif...) ? Qu'est-ce que l'art ? Qu'est-ce que le beau ? Quelles sont vos références ? Rand est-elle un bon écrivain ?

 

1): C'est toujours mieux que les fils d'une page qui n'intéressent personne et agonisent dans les bas-fonds du forum hein ^^

 

2): En méta-esthétique (de quelle nature sont les jugements esthétiques ? Y-a-t'il une objectivité du Beau) je n'ai pas vraiment d'avis tranché, mais Pouivet pose excellement les termes du débat: https://hydre-les-cahiers.blogspot.com/2017/06/subjectivisme-esthetique-versus.html#!

 

Pour moi une réalité est artistique dès lors que la finalité exclusive ou première qui a présidé a sa production est d'être un support de contemplation. Par conséquent un ballet peut être de l'art, mais ce n'est pas une œuvre d'art puisque ce n'est pas un objet. Inversement, la production industrielle en série de fourchettes n'est pas une activité artistique. 

 

Voilà pour l'être de l'art ; et pour son devoir-être, je soutiendrais que l'activité artistique a pour vocation de créer de la beauté. En ce sens l'art possède un but moral / est soumis à la morale, comme toute activité humaine -même s'il n'a pas nécessairement à avoir un rôle pédagogique ou édifiant en délivrant un contenu moral. 

 

En esthétique normative visant spécifiquement la peinture, je suis proche des thèses de l'ARC: Fred Ross, The Philosophy of ARC - Why Realism ?: https://www.artrenewal.org/Article/Title/the-philosophy-of-arc 

 

Quelques références intéressantes: 

-Victor Cousin, "Du beau et de l’art", Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 11, 1845 (p. 773-811).

-Ayn Rand, « The Goal of my Writings », The Objectivist Newsletter, 1963, reproduit in The Romantic Manifesto.

-Simone Manon, "La finalité de l'art. Bergson", 17 mars 2009: https://www.philolog.fr/la-finalite-de-lart-bergson/ 
-Esther Rogan, « Rationalité tragique et politique aristotélicienne : Les conflictualités civiles (stáseis) chez Aristote, moment d'élaboration d'une rationalité tragique », in Rationalité tragique, S. Alexandre et O. Renaut (ed.), Zetesis - Actes des colloques de l'association [En ligne], n°1, 2010, URL: http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article13.
-Albert Mendiri, "Qu'est-ce qu'une œuvre d'art ?", 26/01/2013: http://cafenetphilosophie.centerblog.net/570-503-qu-est-ce-qu-une-oeuvre-art 
-Albert Mendiri, "Les finalités de l'art", 11/09/2015: http://cafenetphilosophie.centerblog.net/1550-1428-les-finalites-de-art 
-Laconique, "Cinéma contemporain et jouissance esthétique", Le goût des lettres, 30 janvier 2020: http://www.legoutdeslettres.com/2020/01/cinema-contemporain-et-jouissance.html
-Xix, Deux esthétiques révolutionnaires: https://hydre-les-cahiers.blogspot.com/2017/04/esthetique-revolutionnaire-et.html?q=esthétique

 

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Moi j'ai toujours pas compris ce que c'était que l'esthétique et pourquoi c'était une branche de la philosophie et qu'est-ce qu'un philosophe pouvait raconter là dessus 

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il y a 6 minutes, NoName a dit :

Moi j'ai toujours pas compris ce que c'était que l'esthétique

La réponse à "qu'est-ce que le beau" (et éventuellement, "pourquoi c'est beau ou non").

 

il y a 7 minutes, NoName a dit :

et pourquoi c'était une branche de la philosophie

Parce que tant qu'on ne sait pas classer un truc, c'est de la philosophie. Ça rejoindra peut-être un jour les sciences cognitives.

 

il y a 7 minutes, NoName a dit :

et qu'est-ce qu'un philosophe pouvait raconter là dessus 

Bah, plein de trucs.

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Il y a 6 heures, NoName a dit :

Moi j'ai toujours pas compris ce que c'était que l'esthétique et pourquoi c'était une branche de la philosophie et qu'est-ce qu'un philosophe pouvait raconter là dessus 

 

Y a pas mal de réponses dans les liens / sources que j'ai posté hein ;)

 

L'une des raisons qui exclut l'esthétique des sciences est que l'esthétique, comme l'éthique, peut avoir une dimension normative ("l'art devrait viser ceci" ; "Ceci est beau et non cela", etc.). 

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My 2 cents au lever:  le beau c'est quand on s'aperçoit qu'une transformation a un résultat supérieur à celui estimé à priori. Là ou ça tient un peu de la magie c'est que les gens sont capable de s’apercevoir de l'ajout dans la fonctionnalité sans pour autant comprendre le processus de création y amenant, certainement car le résultat leur était simplement inconnu jusqu'alors.

Du coup je pense qu'il y a une temporalité  et une primeur au beau, la première découverte est souvent plus belle que ses futures copies (car quand c'est beau, c'est reproduit), ou alors elles mêmes deviennent des transformations supérieures, ce qui les rend plus belle à leur tour.
Je pense aussi que plus la fonction est utilisée, plus elle passe d'une perception belle à simplement commune. D'ailleurs ça renforce la perception des premiers modèles, qui restent en l'état pendant que leur reproductions gagnent en subtilité ce qu'elles perdent en saveur.


Il y eu un moment ou l'esthétique Ikea était assez belle pour en faire des millions de livres à mettre dans les boite aux lettres, certainement parce car elle était aussi sobre que pratique, et il  y aura un moment ou elle le redeviendra, avec une petite transformation de l'époque en question. C'est comme ça que le steam punk est beau :D



 

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Est-ce qu'il ne faudrait pas commencer par faire une distinction entre la notion de "beau" et celle d'"art" ?

 

Un objet considéré comme "beau" n'est pas forcément le produit d'une pratique artistique. Il y a un débat en philosophie sur la question de la beauté de la nature, mais dans le sens commun, la nature peut être belle. Ce qui est beau n'est donc même pas limité aux artefacts...

 

Historiquement, le concept d'art tel qu'on le comprend aujourd'hui est extrêmement tardif. Du moins dans la civilisation occidentale (je ne sais pas pour les autres). Jusqu'au Moyen Âge, la grammaire par exemple comptait dans les arts "libéraux". Autant dire qu'on ne donnait pas le même sens au mot. Il faut attendre la Renaissance en gros pour que l'artiste commence à se distinguer de l'artisan et encore un peu plus longtemps pour qu'émerge la notion de beaux-arts.

 

L'extension de la notion d'art dans la période moderne rend le travail de définition assez compliqué. Un artiste peut avoir comme objectif de produire un objet qui sera considéré comme "laid". Ou même simplement ordinaire. L'objet peut même ne pas être produit par l'artiste lui-même (le fameux ready-made) ou encore demeurer à l'état d'idée (l'art conceptuel). Devient art toute production, sensible ou même purement idéologique, désignée comme telle par un agent qui se définit comme artiste. Cela nécessite quand même une certaine complicité, pour ne pas dire indulgence, du milieu critique et consommateur d'art.

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Il y a 3 heures, Cortalus a dit :

Est-ce qu'il ne faudrait pas commencer par faire une distinction entre la notion de "beau" et celle d'"art" ?

Cela va de soi. Une femme peut être belle sans être une oeuvre d'art (i.e. sans maquillage ni chirurgie). ;)

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Il y a quelques idées que j'aimerais lancer par curiosité et soif du débat

_ Ce qui est beau ou moche chez les humains dépend pas mal du contexte. Les caractéristiques recherchées chez les hommes par les femmes dépendent d'où elles en sont dans leurs cycles menstruels autant de ce qu'elles attendent du partenaire (notamment une relation court terme ou long terme). Les standards pour un bel homme ou une belle femme dépendent selon qu'on demande à un homme ou à une femme, sachant que les hommes sont plus attachés à la beauté dans leur recherche d'une partenaire que les femmes dans la recherche d'un partenaire, ce qui est corroboré dans les recherches sur le rôle modulateur de la beauté dans le comportement empathique: les participants disent avoir plus d'empathie pour les femmes moins belles et pour les hommes moins beaux mais la neuroimagerie (observation de l'oxygénation de l'hémoglobine dans l'antéro-cingulaire et l'insula) indique plutôt une plus grande activité cérébrale en face d'une belle femme en train de souffrir qu'en face d'une moins belle, et qui est aussi à mettre en rapport avec les travaux de Gaddam et Ogas montrant que le porno pour les hommes a un support principalement visuel et pour les femmes non (plutôt écrit, en se concentrant sur le statut de l'homme désirable).

_ D'une part, les hommes plus masculins retiennent généralement davantage l'attention des femmes et sont jugés plus attirants (et encore plus en période d'ovulation) pour des raisons que la concurrence sexuelle explique fort bien mais des traits très masculins ont aussi un coût social et sont associés à un comportement impulsif, anti-social. Ils corrèlent avec les taux de testostérone qui corrèlent avec les taux de divorce. C'est aussi pourquoi, si l'on en revient aux études sur l'empathie, on aidera plutôt les hommes qui ont des caractéristiques faciales néoténiques. C'est ici qu'on peut faire jouer une distinction esthétique et biologique entre beau et mignon, les deux ayant un avantage évolutif puisque les personnes néoténiques sont moins susceptibles d'être soumises à une punition. Les femmes font un tradeoff entre un partenaire healthy qui donnera de bons gènes à ses enfants (sexy son hypothesis) et qui par ailleurs s'en occupe pas des masses et un partenaire et risque plus de la larguer et d'autre part un qui s'en occupe plus sans être un très bon investissement génétique ni un très bon coup. D'autre part, si un accroissement de la masculinité est corrélé à un comportement plus antisocial, ça peut aussi refroidir les autres mecs. Ce tradeoff est le signe que, comme l'écrit Dawkins dans Le Gène égoïste, une arms race infinie en concurrence sexuelle est très improbable et qu'un développement extrême d'une caractéristique n'est pas optimale dans la concurrence sexuelle ; aussi une plus grande féminité est-elle favorisée dans l'évaluation de la beauté d'un homme, mais dans une moindre mesure bien sûr que dans celle d'une femme (évaluation à chaque fois faite par le sexe opposé). Hypothèse personnelle fantaisiste: les hommes trouvent les hommes efféminés plus beaux parce que leur conception de la beauté est câblée pour associer la beauté à la féminité (sauf chez les homos, mais entre deux visages les hétéros assignent toujours l'homosexualité au plus laid des deux). On va vérifier: entre Marlon Brando et Bjorn Andresen, qui est le plus beau?

_ Ça nous amène aux multiples études interculturelles sur les caractéristiques universellement acceptées comme belles chez les hommes et les femmes. La néoténie est majoritairement acceptée comme critère pour les femmes, pas pour les hommes, notamment parce que l'âge de la femme compte plus dans le calcul de sa reproductive value (la descendance potentielle qu'elle peut fournir) et sa fertilité (la descendance actuelle qu'elle peut fournir) que l'âge d'un homme. Les autres caractéristiques du point de vue des caractères sexuels secondaires (ou de ce qui est considéré comme tel) sont jugées belles dans la mesure où elles favorisent la fertilité dans la littérature sociobiologique (on pense au ratio taille/hanche: un ratio de 0.7 indique une production optimale d'oestrogènes et un plus faible risque de diabète). Inversement on comprend par le même procédé le rôle évolutionnaire du dégoût. Les caractéristiques d'un visage néoténique sont de grands yeux, un grand front, un petit nez rond, un petit menton. Ces caractéristiques ne sont pas indépendantes de la variabilité culturelle, sur laquelle elles agissent: par exemple la règle de préférence pour des femmes dont la couleur de peau est plus pâle que la moyenne favorise les différentes coutumes de maquillage aussi bien en Europe qu'au Japon et donne aux femmes européennes une plus grande cote que les Japonaises auprès des Japonais du fait de leur complexion, même si leurs autres traits faciaux notamment ne correspondent pas à l'idéal japonais. Un proverbe japonais dit: "white skin makes up for seven defects". Ça n'empêche pas non plus des divergences sur les caractères sexuels secondaires ou sur ce qui compte comme caractère sexuel secondaire: pensons aux oreilles au Japon, aux pieds (bandés) en Chine et aux torses imberbes des Japonais VS les torses poilus des Européens.

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Révélation
  • D M Buss, Sex differences in human mate preferences: Evolutionary hypotheses tested in 37 cultures, Behavioral and brain sciences, 1989, 12, 2.
  • Cunningham, M. R., Barbee, A. P., & Pike, C. L., What do women want? Facialmetric assessment of multiple motives in the perception of male facial physical attractiveness, Journal of Personality and Social Psychology, 1990, 59(1), 61–72.
  • Cunningham, M. R., Measuring the Physical in Physical Attractiveness: Quasi-Experiments on the Sociobiology of Female Facial Beauty, Journal of Personality and Social Psychology, 1986, 50(5), 925-935
  • R Dawkins, The Selfish Gene, Oxford University Press, 1976.
  • J H Dunkle, P L Francis, Physical attractiveness stereotype and the attribution of homosexuality revisited, Journal of homosexuality, 1996.
  • S Gaddam & O Ogas, A billion wicked thoughts: What the internet tells us about sexual relationships, Plume, 2012.
  • Johnston et al., Male facial attractiveness: evidence for hormone-mediated adaptive design, Evolution and human behavior, 2001, 22(4), 251-267.
  • Caroline F. Keating, David W. Randall, Timothy Kendrick, and Katharine A. Gutshall, Do babyfaced adults receive more help? The (cross-cultural) case of the lost resume, Journal of nonverbal behavior, 2003, 27(2), 89-109
  • K Lorenz, Die angeborenen Formen möglicher Erfahrung, Zeitschrift für Tierpsychologie, 1943, 5(2), 235-409
  • Perrett, Lee et al., Effects of sexual dimorphism on facial attractiveness, Nature, 1998, 394, 884887
  • Prause, Park et al., Women's Preferences for Penis Size: A New Research Method Using Selection among 3D Models, PLOS One, 2015, 10(9).
  • E T Rolls, Emotion and decision-making explained, Oxford University Press, 2014.
  • Kevin A. Rosenfield, Stuart Semple, Alexander V. Georgiev, Dario Maestripieri, James P. Higham, Constance Dubuc, Experimental evidence that female rhesus macaques (Macaca mulatta) perceive variation in male facial masculinity, bioRxiv 222810; doi: https://doi.org/10.1101/222810.
  • K J Suida et al., Physical attractiveness and sex as modulatory factors of empathic brain responses to pain, Frontiers in Behavioral Neuroscience, 2015,
  • H Wagatsuma, The Social perception of skin color in Japan, Daedalus, 96(2), 1967, 407-443.

 

Révélation

Un seul graphique parce que ça suffit comme ça sur la disparité de l'importance des traits néoténiques dans l'évaluation de la beauté féminine/masculine (les neoteny 1 2 et 3 ne sont que des façons d'évaluer l'âge des femmes ou des hommes en fonction de leurs traits faciaux et les femmes sont jugées plus attirantes dans la mesure où l'examen de leurs traits faciaux aboutit à une prédiction d'âge inférieure à leur âge effectif.

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Doug Jones et al., Sexual Selection, Physical Attractiveness, and Facial Neoteny: Cross-cultural Evidence and Implications [and Comments and Reply], Current Anthropology, 1995, 36(5), 723-748

 

Bon c'est juste pour ouvrir un peu la discussion sur un point précis et j'ai passé un peu de temps à écrire ce message donc je le poste avant d'y passer encore ma soirée :mrgreen:

  • Yea 1
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il y a 7 minutes, Lancelot a dit :

Je vois que la lecture de plage a été thought-provoking :lol:

Et comment !

Nhesitez pas à me dire si j’ai commis des erreurs mais bon on est sur liborg je fais confiance 

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@Vilfredo Pareto je n'ai pas vraiment de commentaire sur les développements évopsy parce qu'on tourne avec les mêmes références. En revanche il serait peut-être utile de distinguer entre des notions comme attirant (par exemple dans le sens sexuel), plaisant et beau (si on considère qu'une œuvre d'art peut être belle sans être particulièrement plaisante).

  • Yea 1
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Il y a 2 heures, Lancelot a dit :

En revanche il serait peut-être utile de distinguer entre des notions comme attirant (par exemple dans le sens sexuel), plaisant et beau (si on considère qu'une œuvre d'art peut être belle sans être particulièrement plaisante).

Oui, par contre je n'ai presque pas de connaissances en esthétique (c'est pour ça que je me suis réfugié dans l'evopsy). Mais pour compléter mon post, je dirais que attirant définit une combinaison de traits physiques et psychologiques pour une personne. Dans cette mesure, l'attirance n'est pas objective. On peut envisager de la mesurer en ayant recours à une pléthysmographie pénienne. C'est par ailleurs une notion strictement sexuelle (un tableau attirant wtf), dont l'équivalent esthétique au sens large (càd englobant l'art) serait plaisant, dans la mesure où une oeuvre belle ou non-belle (et reconnue comme telle par le récepteur) peut être jugée plaisante si elle correspond à des attentes subjectives. On peut relier ça à mon post quand je disais

Le 10/08/2020 à 18:37, Vilfredo Pareto a dit :

Ce qui est beau ou moche chez les humains dépend pas mal du contexte.

C'était en effet peu rigoureux. C'est ce qui est attirant qui dépend du contexte. Cf. l'article sur les préférences des femmes en matière de taille des genitals masculine en fonction de la durée de la relation qu'elles entendent engager (<=> leur horizon d'attente :mrgreen:). Enfin le beau est indépendant de l'horizon d'attente: on peut reconnaître comme belle une oeuvre qu'on ne trouve pas plaisante ; les exemples de chefs d'oeuvre qui ont été décriés à l'époque de leur parution/réalisation/inauguration ne manquent pas. Il se conforme à des canons qui sont liés à ce que Hume a appelé "la norme du goût", qui est une élaboration intersubjective. Hume insiste aussi évidemment sur la nécessité d'une éducation esthétique pour percevoir le beau.

Révélation

Among a thousand different opinions which different men may entertain of the same subject, there is one, and but one, that is just and true; and the only difficulty is to fix and ascertain it. On the contrary, a thousand different sentiments, excited by the same object, are all right: Because no sentiment represents what is really in the object. It only marks a certain conformity or relation between the object and the organs or faculties of the mind; and if that conformity did not really exist, the sentiment could never possibly have being. Beauty is no quality in things themselves: It exists merely in the mind which contemplates them; and each mind perceives a different beauty. One person may even perceive deformity, where another is sensible of beauty; and every individual ought to acquiesce in his own sentiment, without pretending to regulate those of others. To seek the real beauty, or real deformity, is as fruitless an enquiry, as to pretend to ascertain the real sweet or real bitter. According to the disposition of the organs, the same object may be both sweet and bitter; and the proverb has justly determined it to be fruitless to dispute concerning tastes. It is very natural, and even quite necessary, to extend this axiom to mental, as well as bodily taste; and thus common sense, which is so often at variance with philosophy, especially with the sceptical kind, is found, in one instance at least, to agree in pronouncing the same decision. But though this axiom, by passing into a proverb, seems to have attained the sanction of common sense; there is certainly a species of common sense which opposes it, at least serves to modify and restrain it. Whoever would assert an equality of genius and elegance between Ogilby and Milton, or Bunyan and Addison, would be thought to defend no less an extravagance, than if he had maintained a mole-hill to be as high as Teneriffe, or a pond as extensive as the ocean. Though there may be found persons, who give the preference to the former authors; no one pays attention to such a taste; and we pronounce without scruple the sentiment of these pretended critics to be absurd and ridiculous. The principle of the natural equality of tastes is then totally forgot, and while we admit it on some occasions, where the objects seem near an equality, it appears an extravagant paradox, or rather a palpable absurdity, where objects so disproportioned are compared together.

(...)

But though all the general rules of art are founded only on experience and on the observation of the common sentiments of human nature, we must not imagine, that, on every occasion, the feelings of men will be conformable to these rules. Those finer emotions of the mind are of a very tender and delicate nature, and require the concurrence of many favourable circumstances to make them play with facility and exactness, according to their general and established principles.

(...)

It appears then, that, amidst all the variety and caprice of taste, there are cer-tain general principles of approbation or blame, whose influence a careful eye may trace in all operations of the mind. Some particular forms or qualities, from the original structure of the internal fabric, are calculated to please, and others to displease; and if they fail of their effect in any particular instance, it is from some apparent defect or imperfection in the organ.

Il faut maintenant élaborer une typologie du "mignon" :mrgreen:

Et je remarque que personne ne répond à mon sondage Brando/Andresen.

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  • 6 months later...

:icon_up: En perdant du temps à loler sur les articles de la library of hate, je tombe accidentellement sur un article (apparemment) passionnant que je n'ai pas encore eu le temps de lire en entier mais que je pose là pour vous les copains et aussi pour revenir le lire plus tard. J'aime en particulier l'idée que ce ne soient pas les mêmes aires du cerveau qui soient sollicitées pour l'évaluation objective et subjective de l'oeuvre.

The Golden Beauty: Brain Response to Classical and Renaissance Sculptures

Citation

Is there an objective, biological basis for the experience of beauty in art? Or is aesthetic experience entirely subjective? Using fMRI technique, we addressed this question by presenting viewers, naïve to art criticism, with images of masterpieces of Classical and Renaissance sculpture. Employing proportion as the independent variable, we produced two sets of stimuli: one composed of images of original sculptures; the other of a modified version of the same images. The stimuli were presented in three conditions: observation, aesthetic judgment, and proportion judgment. In the observation condition, the viewers were required to observe the images with the same mind-set as if they were in a museum. In the other two conditions they were required to give an aesthetic or proportion judgment on the same images. Two types of analyses were carried out: one which contrasted brain response to the canonical and the modified sculptures, and one which contrasted beautiful vs. ugly sculptures as judged by each volunteer. The most striking result was that the observation of original sculptures, relative to the modified ones, produced activation of the right insula as well as of some lateral and medial cortical areas (lateral occipital gyrus, precuneus and prefrontal areas). The activation of the insula was particularly strong during the observation condition. Most interestingly, when volunteers were required to give an overt aesthetic judgment, the images judged as beautiful selectively activated the right amygdala, relative to those judged as ugly. We conclude that, in observers naïve to art criticism, the sense of beauty is mediated by two non-mutually exclusive processes: one based on a joint activation of sets of cortical neurons, triggered by parameters intrinsic to the stimuli, and the insula (objective beauty); the other based on the activation of the amygdala, driven by one's own emotional experiences (subjective beauty).

 

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  • 5 months later...

Ok donc il me semblait que dans Ethique et tac j'avais posté à propos du rapport entre morale et esthétique mais voici ce que j'avais écrit remis dans le cheminement de mes cogitations esthétiques. Il s'agit en fait au départ d'une amie qui m'avait demandé une sorte de cours d'esthétique et finalement ça m'avait intéressé plus que je n'aurais pensé donc j'en ai fait qqch d'un peu plus personnel qui intéressera l'impossible à taguer @JonathanRRazorback dans la mesure où Nietzsche en est le fil conducteur. Dans la mesure où la question de @Lancelot dans ce thread était "qu'est-ce que l'art" et "qu'est-ce que le beau" et que personne y a répondu jusqu'à présent, pas même moi l'an dernier, qui ai préféré utiliser ça comme prétexte pour organiser mes idées en sexologie, je répare cette erreur et maintenant je vais arrêter cette présentation parce que c'est déjà suffisamment long comme ça. Mais si je dois devenir prof j'imagine à peu près qu'un cours pourrait ressembler à ceci. Je l'avais intitulé:

 

L'ART ET LA VIE

 

I) Art et matière

 

L’art est élaboration de la matière. Au début de Le Hasard et la nécessité, Monod écrit que, pour identifier l’existence d’une technique, il suffit de relever, dans les objets qui se présentent à nous, une certaine régularité de formation : des « objets dotés d’un projet ». Cela suppose 1) que la nature est dispendieuse, aléatoire, et ne produit pas de « formes » au sens élaboré du terme, ce qui peut être contesté, par exemple par Mandelbrot, qui étudie la forme fractale de la côte de la Bretagne et utilise les fractales pour définir la beauté « objective » et 2) que l’on suppose une intention humaine derrière cette régularité, ce qui a son complément dans le lieu commun de la théologie médiévale et moderne, qui voit dans la beauté naturelle le signe de l’existence de Dieu.

 

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L’idée que l’art transforme la matière la relègue à un rôle subalterne : celui d’une masse informe, ce qui laisse songeur quand on pense à la structure moléculaire des cristaux. La matière est, au mieux, avec Aristote, considérée comme étant enceinte des formes que l’action lui donne. Plotin considère même que la forme est arrachée à la matière, qui résiste. Ce qui devrait valoriser le talent de l’artiste ne le fait en fait pas tant que ça, et jusqu’à la modernité, ce sont principalement les idées ou d’autres facteurs transcendants qui agissent à travers lui. De même, dans l’œuvre s’exprime quelque chose qui la dépasse : c’est le sens de l’idée d’inspiration. L’accusation est toutefois faite que l’art fait obstacle à la connaissance, parce qu’il ne copie pas les idées : c’est l’attaque de Platon, dans la République, X, qui n’est pas une critique de l’imitation en général. Au contraire, Platon est très enthousiaste au sujet de l’imitation des idées : il reproche justement aux artistes de ne pas le faire. En outre, Platon distingue soigneusement la beauté et l’art en général, et la contemplation de la beauté est considérée comme une initiation à la contemplation des idées.

 

II) Art et nature: la beauté objective

 

A partir de la Renaissance, l’art se donne au contraire pour but de reproduire l’impression de la nature : c’est dans ce sens que vont le sfumato, l’expérience de Brunelleschi[1] et l’invention de la perspective aérienne. La notion de beauté est mathématisée : elle serait l’expression de rapports objectifs. Leur contemplation produirait « naturellement » une sensation de plaisir, comme le corroborent les analyses transculturelles sur la symétrie faciale comme critère de beauté. On peut noter tout d’abord que les neurosciences (cf. les travaux de J.-P. Changeux, La Beauté dans le cerveau, mais je ne développe pas trop avant d'avoir lu) identifient certaines aires du cerveau associées à la beauté objective et d’autres à la beauté subjective, ce qui fait que, bien que la beauté soit « naturelle », apprécier un art s’apprend (ht @Rincevent), mais aussi qu’il est commun d’entendre les mathématiciens parler de beauté mathématique : « C’est donc la recherche de cette beauté spéciale, le sens de l’harmonie du monde, qui nous fait choisir les faits les plus propres à contribuer cette harmonie de même que l’artiste choisit, parmi les traits de son modèle, ceux qui complètent le portrait et lui donnent le caractère et la vie. Et il n’y a pas à craindre que cette préoccupation instinctive et inavouée détourne le savant de la recherche de la vérité. On peut rêver un monde harmonieux, combien le monde réel le laissera loin derrière lui ; les plus grands artistes qui furent jamais, les Grecs, s’étaient construit un ciel ; qu’il est mesquin auprès du vrai ciel, le nôtre » (Poincaré, Science et méthode). On notera d’ailleurs en lisant l’extrait cité ci-après de Pascal, qu’il met sur le même plan le poète et le mathématicien (lui-même était un des plus grands mathématiciens de son temps) : « On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers si l’on n’a mis l’enseigne de poète, de mathématicien, etc. »

 

Selon Pascal en effet :

Citation


Il y a un certain modèle d’agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature faible ou forte telle qu’elle est et la chose qui nous plaît.

 

Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, soit maison, chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits, etc.

 

Tout ce qui n’est point fait sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.

 

Et comme il y a un rapport parfait entre une chanson et une maison qui sont faites sur ce bon modèle, parce qu’elles ressemblent à ce modèle unique, quoique chacune selon son genre, il y a de même un rapport parfait entre les choses faites sur le mauvais modèle. Ce n’est pas que le mauvais modèle soit unique, car il y en a une infinité, mais chaque mauvais sonnet par exemple, sur quelque faux modèle qu’il soit fait, ressemble parfaitement à une femme vêtue sur ce modèle.

 

Rien ne fait mieux entendre combien un faux sonnet est ridicule que d’en considérer la nature et le modèle et de s’imaginer ensuite une femme ou une maison faite sur ce modèle‑là.

 

Beauté poétique.

 

Comme on dit beauté poétique, on devrait aussi dire beauté géométrique et beauté médicinale, mais on ne le dit pas, et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie et qu’il consiste en preuve, et quel est l’objet de la médecine et qu’il consiste en la guérison, mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter, et, à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres : siècle d’or, merveille de nos jours, fatals, etc. Et on appelle ce jargon beauté poétique.

 

Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle‑là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes dont il rira, parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers. Mais ceux qui ne s’y connaîtraient pas l’admireraient en cet équipage et il y a bien des villages où on la prendrait pour la reine. Et c’est pourquoi nous appelons les sonnets faits sur ce modèle‑là les reines de village.

 

On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers si l’on n’a mis l’enseigne de poète, de mathématicien, etc. Mais les gens universels ne veulent point d’enseigne et ne mettent guère de différence entre le métier de poète et celui de brodeur.

 

Les gens universels ne sont appelés ni poètes, ni géomètres, etc. Mais ils sont tout cela et juges de tous ceux‑là. On ne les devine point. Ils parleront de ce qu’on parlait quand ils sont entrés. On ne s’aperçoit point en eux d’une qualité plutôt que d’une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage, mais alors on s’en souvient. Car il est également de ce caractère qu’on ne dise point d’eux qu’ils parlent bien quand il n’est point question du langage, et qu’on dise d’eux qu’ils parlent bien quand il en est question.

 

C’est donc une fausse louange qu’on donne à un homme quand on dit de lui lorsqu’il entre qu’il est fort habile en poésie, et c’est une mauvaise marque quand on n’a pas recours à un homme quand il s’agit de juger de quelques vers.

 

 

Pascal envisage surtout la beauté du point de vue de l’agrément, c’est-à-dire par le rapport avec la manière dont l’homme est fait. L’objet de la poésie (comme des arts tels que la musique, la peinture et l’architecture) est d’agréer ou de plaire. Sur la nature de l’art d’agréer, voir L’Esprit géométrique, II, Art de persuader. Louis Marin a composé une bonne étude à des “Réflexions sur la notion de modèle chez Pascal”. Pascal ne se contente pas de reprendre l’idée classique du modèle par imitation : la notion désigne un rapport qui a une valeur normative, sans que cette valeur intervienne dans le fait que le modèle qui est une structure singulière de l'agrément, se retrouve identique dans une collection déterminée d'êtres individuels et les constitue en système d’équivalence parfaite. Le rapport singulier entre la nature de l’homme et la qualité de la chose est la structure générale de l'agrément. Cette structure va permettre la comparaison entre des choses de genre différent, dont la similarité sera définie par le modèle. Mais le modèle par lui-même n’est pas conscient ; comme il fait partie de l’être de l’homme, celui-ci ne peut être conscient que de la chose qui lui plaît, mais non de ce qui fait que cette chose lui plaît. Le modèle dans sa singularité peut être vécu, mais non pensé. Mais il lui est toujours possible de faire fonctionner le modèle, par des comparaisons prises dans des domaines autres que la poésie, qui lui permettent pour ainsi dire de tester la valeur d’un poème proposé. (Analyse piquée sur le site des Pensées de Pascal.)

 

Mais c’est l’imagination qui permet de faire les approchements entre les modèles, et dans Pascal, l’imagination a toujours un rôle créatif : on peut ici contraster ses vues à celles de Descartes, son contemporain, dont nous aurons à reparler brièvement.

 

L’imagination pour Descartes :

  • Elle peut reproduire des images transmises par le sens commun.
  • Elle peut aussi être une production spontanée d’images, ce qui pour l’entendement peut être
    • Positif : imagination toute pure, dégagée de l’influence des sens
      • Elle est alors soumise à la conquête de la vérité.
    • Négatif : imagination influencée par le corps, les humeurs, la folie.
      • Elle est alors source de fausseté.

Pascal change cette conception en faisant de l’imagination une faculté originaire, dont les implications sont politiques et qui est interne à l’esprit lui-même et non sous l’influence du corps. Elle crée une seconde nature (cf. fr. 44), exactement comme la coutume. Le fr. 44 commence comme sur un paradoxe : « C’est cette partie dominante de l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. » D’abord il est question de règle de vérité et pas de vérité : la règle de vérité se définit par son infaillibilité (sans quoi elle ne serait pas une règle) donc par un rapport constant à la vérité, qui n’est pas définie chez Pascal comme chez Spinoza par exemple en termes de cohérence.  C’est cette quête de l’infaillibilité qui fait assimiler le douteux au faux, chez Pascal comme chez Descartes pour le coup. « Ces choses qui nous tiennent le plus, comme de cacher son peu de bien, ce n’est souvent presque rien. C’est un néant que notre imagination grossit en montagne ; un autre tour d’imagination nous le fait découvrir sans peine. » (fr. 531) : ainsi en effet l’imagination n’indique-t-elle ni toujours le vrai, ni toujours le faux. Sur l’imagination maîtresse de la raison on peut envisager un sens politique (maître d’une région) ou amoureux, ce qui s’accorde bien avec la « fourberie ». On distingue aussi « fausseté » et « erreur » : l’erreur est le contraire du vrai (logique), la fausseté est le contraire de la franchise (moral). L’une peut donc être voulue, l’autre non.

 

III) La beauté, une nature imaginée?

 

Pascal souligne le plaisir qu’apporte l’imagination, qui est un plaisir narcissique ; et les autres nous aiment en proportion de l’amour que l’on se porte. Mais c’est un leurre : l’imagination nous cache nos misères et semble nous rendre heureux, alors qu’en fait c’est notre plus grande misère, puisque comme la parabole du roseau pensant le montre, notre grandeur est de connaître notre misère. Il y a ici une frappante similitude d’analyse entre Pascal et Nietzsche, qui revendique d’ailleurs cette ascendance. Comment dès lors comprendre la condamnation pascalienne de la peinture (« quelle vanité que la peinture… ! ») ? Dans le fr. 13, Pascal écrit : « Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier[,] font rire ensemble par leur ressemblance. » On peut utiliser ce fragment mystérieux pour dire que la symbolique est contextuelle : par exemple Pascal écrit aussi bien au fr. 25 que la coutume de voir les rois en pompe et accompagnés de serviteurs nous les fait craindre quand nous les voyons seuls. La chose toute seule ne fait pas signe, il faut un système symbolique : deux visages, la pompe du roi, même si cette pompe est vaine et factice (« quelle vanité ») et en même temps, c’est de cette facticité que vient l’effet et non de la chose. Ce n’est pas le roi qui inspire l’autorité par nature, mais sa représentation. On retrouve aussi là une problématique janséniste du signe exigeant qu’il manifeste, sans le trahir, ce qui ne peut être représenté sans lui (Dieu, l’idée, le modèle). Il s’agit donc de la question de la juste mesure, car « ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d’un portrait » (fr. 578). De même, la juste mesure s’applique au jugement, au peintre qui doit être à la juste distance de son tableau pour en juger (fr. 558) et au lecteur qui doit lire à la bonne vitesse. Ce topos pascalien s’applique à l’épistémologie et à la politique (« La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. » fr. 44). A y regarder de plus près, la condamnation pascalienne de la peinture porte une restriction : elle ne porte pas sur la peinture de ce dont on admire les originaux (le Roi par exemple : dans ce cas le tableau manifeste sans la trahir l’autorité du roi : il y a proportion, contrairement à une nature morte, genre que Pascal devait détester). La peinture elle-même n’est donc pas vanité quand elle contribue à la pompe elle-même car c’est précisément son rôle.

 

Regardez un arbre, lisez cette phrase. De même que chaque lettre n’est pas décryptée par l’œil qui parcourt la ligne, de même l’arbre n’est-il perçu qu’en gros, et les détails poétiquement ajoutés. L’analogie n’est pas gratuite, car Nietzsche entend le monde comme un texte et identifie les erreurs de philosophes à des erreurs de lecture. Elles consistent à voir du texte là où il n’y a en fait que de l’interprétation. La philosophie, pour Nietzsche, n’a été jusqu'à lui qu’une entreprise artistique ignorante de sa fantaisie. L’art n’est pas circonscrit à un domaine de l’activité humaine. Il est le prisme par lequel nous nous rapportons au monde. Ce monde est chaotique, la nature est dispendieuse, violente. Elle n’est pas propice à l’existence. L’homme s’est donc trouvé contraint d’inventer ce monde. De là l’idée que la perception est créatrice, qu’elle génère ce que l’esthétique contemporaine (Roger Scruton par exemple) a appelé des « aspects » (pensez au canard-lapin, dont les aspects (respectivement ‘canard’ ou ‘lapin’) sont inséparables de l’objet). On trouve souvent dans Nietzsche l’idée que « le monde est une fable », et cette fable se développe tout autant en art qu’en philosophie, en science comme en religion. Parce que l’homme croit son existence nécessaire, il en est conduit à croire que les représentations qu’il a générées pour vivre, et qui se sont cristallisées avec le temps pour devenir des valeurs, sont nécessaires aussi, mais c’est là une grande erreur. Ce n’est pas le désir de connaissance qui se trouve à la racine de la philosophie, mais une peur panique, une grande détresse.

 

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IV) Du sentiment du beau à l'objectivité: le cheminement du jugement réfléchissant

 

Ici, Nietzsche retrouve le chemin de l’entreprise kantienne, à savoir : comment se peut-il que j’affirme que River Phoenix est beau, supposant donc que mon affirmation est universelle et nécessaire, alors que, contre toute apparence, elle ne porte pas tant sur l’apparence de River Phoenix que sur le sentiment de plaisir que j’ai à le regarder, càd la chose la plus intime ? Il convient ici de préciser que Kant distingue le sentiment, intellectuel, de la sensation, physique, parce que le propre du sentiment esthétique est d’être détaché de la question de l’existence de son objet, contrairement à Hume, qui relie la contemplation du beau à un sentiment agréable du corps et à une disposition confortable de l’esprit, qu’il nomme pride, par opposition à l’humility. Hume est en cela plus proche de Nietzsche, qui rejette le dualisme et l’intellectualisme de Kant. Pour Kant en effet, le beau n’est ni un concept (connaissance), ni un agrément (plaisir) : il est bien plutôt une invitation à la recherche conceptuelle, par le libre jeu de l’entendement sous la conduite de l’imagination. L’entendement ne cesse de proposer des concepts sans pouvoir arriver à satiété. Cette voie ouverte, qui rend possible la discussion entre gens instruits, est la « forme de la finalité d’un objet sans représentation d’une fin ». La discussion suppose le partage, comme l’expérience partagée de l’œuvre, dans la postulation d’un sens commun : le plaisir esthétique est donc tout différent du désir érotique, qui aspire à la possession exclusive. La beauté, pour finir au sujet du sens que lui accorde Kant, ne pourrait être expliquée ni en termes de finalité objective, à savoir par la perfection de l’objet en son genre, ce qui suppose une connaissance de l’objet pour pouvoir le trouver beau, et donc un jugement déterminant, ni en termes de finalité subjective. Symétriquement, seul ce qu’on ne peut produire, même en le connaissant parfaitement, relève de l’art : le génie ne connaît pas les règles de sa production, car il est l’intermédiaire par lequel la nature donne ses règles à l’art.

 

La nature est en effet le concept qui permet d’articuler, dans Kant, le jugement esthétique et le jugement moral : elle nous permet de postuler notre accord avec nos semblables, mais seulement en termes d’art. L’art est comme le moyen par lequel nous approchons la compréhension de la nature. L’idée selon laquelle l’art nous permet de voir la nature autrement, ou de la voir telle qu’elle est vraiment, est promise à une longue postérité : Wilde et Bergson défendent la première option, tandis que Schopenhauer, en écrivant dans le livre III du Monde comme volonté et représentation, que l’art nous révèle la force de la volonté dans le cosmos, défend plutôt la deuxième.

Ainsi définie, la beauté n’a de valeur que pour les hommes, êtres raisonnables. On peut relever une consonance entre l’argumentation kantienne, qui fait du sentiment esthétique le propre de l’homme, et celle d’Aristote sur la citoyenneté, en tant qu’elle exclut bêtes et dieux, car le beau, pour Kant, « n’intéresse empiriquement que dans la société », et offre un modèle de disposition à la morale, dans la mesure où il suppose de s’affranchir de l’intérêt au monde physique (et pour Kant, la morale est une question métaphysique). Quoique désintéressé, le sentiment esthétique peut donc produire un intérêt social, moral, avec cette différence que le jugement esthétique produit un intérêt « libre », alors que le jugement moral produit un intérêt « fondé sur une loi objective ». Le jugement de goût présente donc une analogie avec le jugement moral (Kant parle « de la beauté comme symbole de la moralité ») : il rend possible le passage de l’ « attrait sensible » (déconstruit par le désintéressement que suppose l’expérience esthétique) à l’ « intérêt moral habituel ». On peut pousser l’esthétique de Kant jusqu’à dire, sans contresens, que ce n’est pas l’objet mais le jugement qui nous plaît. En cela, Kant nous éloigne radicalement du rapport entre beauté sensible et monde intelligible de Platon, en faisant de la contemplation esthétique une activité plaisante pour elle-même pour tout homme.

 

V) L'expérience esthétique

 

Nietzsche se rit de cette image de l’homme civilisé, détaché de ses ancrages dans le sensible. Au contraire, l’homme est constamment le lieu d’une lutte de puissances, et sujet à une peur terrible, jeté dans une nature chaotique. L’homme a donc dû rendre le monde habitable. Il a appelé « beau » ce qu’il trouvait humain. Pour réaliser une œuvre de grande beauté, il a donc fallu qu’il souffre en proportion, car cette beauté sourd d’un besoin proportionnel d’être rassuré. Freud, qui écrit que l’art est une « douce narcose » nous consolant de la vie, et analyse de façon similaire la religion, n’aurait pas écrit autre chose. A bien des égards d’ailleurs, la possibilité que la perception du monde ne soit qu’invention remonte avant Nietzsche : Descartes suspectait déjà que le monde ne soit qu’un rêve. Or la psychologie moderne nous a enseigné que le rêve était souvent la réalisation inconsciente de désirs inassouvis dans la veille. Plus encore, Descartes va jusqu’à écrire que, lorsque nous rêvons, les images nous parviennent comme des tableaux : « il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures ». Nietzsche propose seulement d’appliquer la même herméneutique au rêve et à l’art.

 

C’est dans cet esprit que Wittgenstein pense l’interprétation des rêves en termes esthétiques. Il propose d’opposer une explication par les causes, qui serait le ressort de la science, à une explication par les raisons, dont le critère de validité est l’assentiment de celui à qui elle est destinée. Wittgenstein reproche à Freud de prétendre à l’explication causale, et prend l’exemple suivant : une femme rêve de fleurs, et dit que ce rêve est beau. Freud, quoique Wittgenstein ne dise pas précisément de quelle façon, fait voir dans l’image des fleurs une symbolique sexuelle, ce qui détruit, pour l’analysée, la beauté de son rêve. Pour Wittgenstein, cette « explication » n’est pas une bonne interprétation, car elle trahit « l’œuvre ». Rien n’empêche de rétorquer à Wittgenstein, cependant, que le rêve n’est pas expérimenté comme une impression esthétique, en particulier parce qu’il ne peut être partagé. Peut-être l’esthétique est-elle toutefois une impression incommunicable. Bien que Wittgenstein critique comme insensés les énoncés sur le « je-ne-sais-quoi », il considère que la perception et la compréhension esthétique d’une œuvre n’est nulle part mieux mise en lumière que dans la réaction physique qu’elle provoque (un certain balancement du corps imperceptible en écoutant de la musique, un regard qui s’illumine quand un lecteur de Proust parle de la Recherche) : la compréhension artistique n’est pas de l’ordre d’une connaissance théorique mais plutôt d’une connaissance pratique tacite, qui se lit dans le comportement. L’idée centrale, pour Wittgenstein, est que la compréhension de l’œuvre ou son interprétation ne doit pas être extérieure à l’œuvre, comme c’est le cas d’une explication scientifique. On songe aux critiques de la réception esthétique dans Proust, qui souligne également l’importance des réactions physiques et du contexte pour la réception de l’œuvre (cf. les réactions exagérées de Mme Verdurin à la sonate de Vinteuil, ou la double expérience de la Berma dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs (le narrateur est déçu parce qu’il s’y attend trop) et Le Côté de Guermantes (le narrateur est surpris en bien parce qu’il n’est pas venu pour ça) : l’expérience esthétique sert de modèle à la tragédie de l’existence). (Illustration : poème de Ponge)

 

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L’idée que l’expérience esthétique serait intrinsèquement incommunicable est directement opposée à la perspective kantienne, dont l’interrogation centrale peut être résumée comme suit : comment un jugement singulier peut-il, sans règle, prétendre à l’universalité ? L’universalité du jugement de goût ne provient pas de l’objet mais de la communicabilité du jugement à lui tout seul. D’autre part, on peut résumer les remarques sur le pouvoir créatif de l’imagination (qu’on peut faire remonter à Pascal, voire à Platon), comme unification (Kant dit : « aperception ») du donné, et non comme enregistrement passif des stimuli, à l’idée qu’un texte doit préalablement avoir du sens pour être lisible : sa signification n’est pas découverte ex nihilo. C’est ce mécanisme qui nous fait remonter à une logique apophantique (selon une formule de Michel d’Hermies) dans l’ordre des choses qui est à l’œuvre dans le jugement réfléchissant. Ce mécanisme n’est pas causal (il ne s’agit pas de la théologie médiévale qui remonte du phénomène de la beauté à la cause divine comme au premier moteur aristotélicien) mais il est final : la finalité est un principe d’investigation et non d’explication nécessaire. Kant renverse donc totalement la perspective métaphysique qui prévalait jusqu’alors, qui posait une cause initiale dans le monde (Timée, 29e–30c). Kant effectue ce renversement en distinguant la fin naturelle (Naturzweck) de la fin de la nature (Zweck der Natur) : la première suppose la connaissance des intentions du créateur, ce que la Critique de la raison pure nous a appris à considérer comme dépassant largement notre entendement, tandis que la seconde désigne quelque chose qui nous paraît internement organisé, simultanément moyen et fin, qui ne nous force pas à concevoir la nature comme un tour objectivement organisé, même si, subjectivement, il nous y incite ; c’est d’ailleurs ce qui explique les postulats de Kant sur l’histoire comme processus de moralisation de la nature humaine, ce qui nous incite semblablement à ne pas nous attarder sur les massacres ou les erreurs, qui ne sont que des errements en chemin (cf. Idée d’une histoire universelle…, 7e proposition). Il s’agit in fine d’un impératif moral : il faut que je veuille un règne des fins pour obéir à mon devoir (ou pour que l’obéissance à mon devoir ait un sens, même si Kant ne le dirait pas comme ça). On voit bien ce qui a pu provoquer l’ire de Nietzsche dans une telle perspective.

 

VI) Art et histoire

 

Kant n’est pas le seul à faire un lien entre histoire et art, puisque c’est aussi le cas de Hegel. L’histoire de l’art, comme l’histoire de l’humanité, est celle de l’advenue de l’esprit à lui-même, c’est-à-dire d’une prise de conscience, pensée sur le modèle de la dialectique du maître et de l’esclave. Les trois stades de l’art (symbolique, classique, romantique) correspondent à un développement de plus en plus grand de l’esprit, qui est d’abord extérieur à l’œuvre (les pyramides expriment quelque chose qui n’est pas dans leur forme), puis s’y confond (la statuaire grecque dit la beauté et est belle) et la dépasse (l’art romantique représente des sentiments, donc la pensée). L’exemple que prend Hegel pour illustrer ce dernier stade est la Piéta de Michel-Ange :

 

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On n’y voit non pas seulement la Vierge et le Christ, mais le sentiment de résignation et de piété chrétienne peint sur les traits de Marie, et en déchiffrant ce sentiment, l’esprit est en quelque sorte mis en contact avec lui-même dans l’expérience esthétique. Dans les termes de la phénoménologie de l’esprit, il se reconnaît (à entendre dans le sens de la lutte pour la reconnaissance). La conciliation de l’histoire de l’art et de celle de l’homme s’explique par le fait que l’art exprime les conceptions spirituelles d’un peuple. Il est l’universel incarné dans le particulier, et les mésaventures de l’universel aux prises avec la négativité du réel, dont la rationalisation est la définition du processus historique, c’est l’histoire de l’histoire, qui s’achève avec l’avènement de l’Etat, figure de la rationalité advenue. Si Nietzsche, par exemple, s’accordera avec Hegel que la liberté ne peut qu’être le produit d’une culture, il se distinguera très fortement de Hegel, en revanche, en niant que la culture se développe au sein d’un Etat, mais bien au contraire contre lui : le surhomme doit être sa propre œuvre d’art. On peut toutefois prolonger la pensée de Hegel en montrant que, dans l’art romantique, l’art s’affranchit de la recherche du beau au profit du concept, ouvrant par là la voie à l’art abstrait, et en particulier au mouvement suprématiste, digne successeur des icônes, qui mettent en présence de Dieu. Malevitch, par exemple, défendait une interprétation mystique de Carré noir sur fond blanc (qui, pour information, n’est pas noir et n’est pas un carré ; les côtés ne sont pas exactement parallèles) : durant la première exposition, il a mis le tableau dans ce que l’on appelle le « beau coin », l’angle où sont habituellement exposées les icônes dans les maisons paysannes russes. Le critique et artiste Alexandre Benois, qui a relevé le symbolisme de l’emplacement de la peinture, a écrit : « C’est l’icône qu’utilisent les futuristes au lieu de la Vierge à l’Enfant…. Ce n’est plus le futurisme que nous avons à présent devant nous, mais la nouvelle icône du carré. Tout ce que nous avions de saint et de sacré, tout ce que nous aimions et qui était notre raison de vivre a disparu. » (https://art-zoo.com/kasimir-malevitch/)

 

VII) Être artiste ou mourir

 

On voit ici dans quel sens l’art est une manifestation des conceptions morales et spirituelles d’un peuple, et ce qui intéresse Nietzsche est l’art comme manifestation culturelle. L’art grec nous donne l’image d’un peuple obsédé par la mort, la guerre, le sexe et les orgies, à l’opposé de la conception classique de la tempérance et de l’équilibre ainsi que de la raison, dont Nietzsche attribue la prépondérance à l’influence du socratisme, qui porte déjà en ses germes le christianisme. L’art, auparavant, était un stimulant pour la vie, de même que la guerre ou la science, si par là on entend l’application sans scrupule de la raison à la destruction des préjugés, mais pour s’administrer un stimulant aussi vigoureux, il faut être soi-même en bonne santé. Le socratisme n’a pas tant dégradé l’état moral de la Grèce qu’il n’est le symptôme (comme Wagner en Allemagne) d’un état de décadence avancé, c’est-à-dire de domination d’une pulsion particulière (dans le cas de Socrate, la raison) aux dépens de toutes les autres. En conséquence, Socrate, et après lui Platon, ont identifié le Vrai au Beau et le Beau au Bon, négligeant complètement la possibilité, pourtant elle profondément grecque, que le Beau soit terrible, dangereux, mortel. De façon intéressante, pour Nietzsche, le déséquilibre des passions est aussi synonyme de laideur physique. Dans un passage d’Ainsi parlait Zarathoustra, Zarathoustra sort de sa grotte et voit un homme dont l’oreille est si hypertrophiée qu’on croirait avoir affaire à une oreille vivante quand on le voit de loin. Cet homme est l’allégorie de la décadence : la domination d’une pulsion (dans le cas de l’oreille, l’interprétation est ouverte) sur les autres, à l’inverse du corps bien proportionné, qui est l’image de pulsions régulées et, pour employer un terme qui aura aussi une postérité freudienne, sublimées. On retrouve ici, ce qui est fréquent dans Nietzsche (qui définit sa philosophie comme un « platonisme inversé »), un écho de Platon et de la morale grecque qui fait correspondre la beauté du corps à la santé de l’âme.

 

Pour en revenir à Nietzsche, il n’y a pas lieu d’opposer l’art à la science, mais bien plutôt à la nature chaotique. C’est pourquoi Nietzsche s’en prend vivement aux naturalistes. Les deux « fables » ne sont que des outils de survie dans un monde chaotique. A la différence de Darwin, la survie n’est pas obtenue par l’adaptation à l’environnement mais par la poétisation de l’environnement, comme on meuble un appartement désert. Le mythe d’Héraclès, par exemple, signifie notamment que la Terre a été rendue habitable en chassant les monstres. Il faut cependant souligner que la conception nietzschéenne de l’art, comme de la science ou de la religion, n’est pas uniforme. Nietzsche distingue plusieurs formes d’art, notamment l’art « apollinien » et l’art « dionysiaque ». L’art apollinien repose sur le principe d’individuation et la distinction des formes, tandis que l’art dionysiaque est une pulsion de retour au chaos originel, un dérèglement de tous les sens. Nietzsche souligne, dans La Naissance de la Tragédie, comment le chœur des tragédies antiques participe à l’action pour illustrer cette conception moniste de l’art qu’il identifie chez les Grecs et qui trouve la solution à l’angoisse existentielle dans une débauche de puissance vitale, plutôt que dans sa restriction. En ce sens, Nietzsche oppose une conception plus large du dionysiaque, comme tendance au dépassement de soi (ce qu’il appellera, dans un stade ultérieur de sa pensée, le « surhumain »), et l’art chrétien, qui ne cherche pas la tyrannie et le dressage des passions mais leur castration.

 

L’art a donc une position ambiguë. Il peut servir à l’affaiblissement de la vie chez l’homme, quand il s’agit d’un art décadent qui substitue à l’expérience terrible, celle qui pose un défi à l’existence, une représentation affadie, mais il peut aussi servir de stimulant. Nietzsche maintient tout au long de son œuvre cette idée fondamentale qu’on ne devient jamais fort si l’on n’en a pas besoin.

 

[1] https://sites.google.com/site/decouvrirlaperspective/l-experience-de-brunelleschi

 

 

Trucs que j'ai enlevés pour assurer une meilleure fluidité du raisonnement: Santayana, Wilde, Scruton, les trompe-l'oeil, les algorithmes de reconnaissance faciale estimant la beauté des visages comme

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etc (ce sera pour le prochain épisode si vous avez aimé ça)

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Pas mal du tout ! @Vilfredo Pareto

 

Je ne suis pas tout à fait d'accord sur ta définition initiale de l'art comme "élaboration de la matière" (et pas juste à cause du dualisme et de passivité attribuée à ladite matière). 

 

Je pense plutôt que l'art doit se définir comme l'ensemble des productions humaines qui jouent un rôle de supports de contemplation.

Par "production" (ou création, comme vous voulez), je n'entends pas seulement la production d'objets matériels, comme les tableaux. Les ballets, les symphonies, les pièces de théâtres sont aussi des œuvres d'art, bien qu'éphémère et sans ressemblances avec l'artisanat. 

Par ailleurs, la définition exclut que ce qui fait que quelque chose de l'art, ce soit l'intention qui préside à la création (l'intention que le ballet soit fait pour être regardé par exemple). Un objet créé initialement pour un but utilitaire peut devenir une œuvre d'art dès lors qu'on décide de l'ériger en support de contemplation. C'est la fonction que remplit une réalité donnée qui la rend artistique, et non l'intention qui préside à sa production. 

 

Ensuite tu as décris certains arts comme "ayant pour objet d'agréer". Moi je pense que toutes les arts ont vocation à agréer, ou plutôt à être beau (mais le beau s'accompagne de l'agréable, et peut-être même s'y réduit, je n'ai pas encore d'avis là-dessus). Mais dire cela n'est par définir l'art, c'est définir la norme de l'art, ou l'excellence de l'art, ce qui fait qu'une œuvre est réussie ou raté. 

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Il y a 1 heure, Johnathan R. Razorback a dit :

Je ne suis pas tout à fait d'accord sur ta définition initiale de l'art comme "élaboration de la matière" (et pas juste à cause du dualisme et de passivité attribuée à ladite matière). 

Oui moi non plus c'est une "définition de travail" pour commencer le raisonnement.

Il y a 1 heure, Johnathan R. Razorback a dit :

Ensuite tu as décris certains arts comme "ayant pour objet d'agréer".

A quel passage penses-tu? J'ai parlé du beau parce que c'était dans les questions de Lancelot et que c'est une thématique on ne peut plus traditionnelle, mais je ne sais pas si ça a beaucoup de sens de dire qu'un roman est "beau".

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  • 6 months later...

J'ai lu le WOT de @Vilfredo et d'autres trucs, j'organise mes idées, mais en attendant je voulais citer quelques papiers avec des aspects intéressants qui montrent comment les questions esthétiques sont abordées dans la recherche.
 

Quote

Jacobsen, T., & Höfel, L. E. A. (2002). Aesthetic judgments of novel graphic patterns: analyses of individual judgments. Perceptual and motor skills, 95(3), 755-766.

 

Aesthetic judgments were investigated using a combined nomothetic and idiographic approach. Participants judged novel graphic patterns with respect to their own personal definitions of “beauty” Judgment analysis was employed to derive individual case models of judgment strategies as well as a group model. As predicted, symmetry had the highest correlations with aesthetic judgments of beauty. Stimulus complexity was the second-highest correlate of a positive evaluation. Thus, there was agreement at the group level. The judgment analyses, however, indicated substantial individual differences. These included use of symmetry or complexity cues that were contrary to the main group use, e.g., a few participants considered nonsymmetric patterns more beautiful. These findings suggest that exclusive consideration of the group model would have leveled the individual differences and been misleading. The group model is significant; however, the individual judgment analyses represent individual patterns of judgment in a notedly more accurate way.

 

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Résumé : les préférences esthétiques pour des formes simples sont assez générales avec par exemple un rôle important de la symétrie puis de la complexité, mais des différences entre individus existent.

 

Quote

Chetverikov, A., & Kristjánsson, Á. (2016). On the joys of perceiving: Affect as feedback for perceptual predictions. Acta Psychologica, 169, 1-10.

 

How we perceive, attend to, or remember the stimuli in our environment depends on our preferences for them. Here we argue that this dependence is reciprocal: pleasures and displeasures are heavily dependent on cognitive processing, namely, on our ability to predict the world correctly. We propose that prediction errors, inversely weighted with prior probabilities of predictions, yield subjective experiences of positive or negative affect. In this way, we link affect to predictions within a predictive coding framework. We discuss how three key factors – uncertainty, expectations, and conflict – influence prediction accuracy and show how they shape our affective response. We demonstrate that predictable stimuli are, in general, preferred to unpredictable ones, though too much predictability may decrease this liking effect. Furthermore, the account successfully overcomes the “dark-room” problem, explaining why we do not avoid stimulation to minimize prediction error. We further discuss the implications of our approach for art perception and the utility of affect as feedback for predictions within a prediction-testing architecture of cognition.

 

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Résumé : approche predictive coding en esthétique. Les mêmes facteurs tels que l'ambigüité, les attentes ou les contradictions, influencent nos prédictions sur le monde et nos jugements esthétiques. En règle générale on préfère les stimuli plus prévisibles/plus faciles à percevoir, mais trop de facilité décroît cette préférence et on peut finir par préférer des stimuli plus complexes une fois qu'on les comprend mieux.
 

Quote

Erle, T. M., & Topolinski, S. (2018). Disillusionment: How expectations shape the enjoyment of early perceptual processes. Experimental Psychology, 65(6), 332.

 

Recent research has shown that perceptual processes carry intrinsic affect. But prior studies have only manipulated the occurrence of perceptual processes by presenting two different stimulus categories. The present studies go beyond this by manipulating perceptual expectations for identical stimuli. Seven experiments demonstrated that objectively identical stimuli become visually disappointing and are liked less when they violate the expectation that an intrinsically pleasant perceptual process will occur compared to when there is no perceptual expectation. These effects were specific to violations of perceptual expectations. By using between-subjects designs, participants' insight into the experimental manipulation was prevented. In combination with the use of identical stimuli across conditions, this provides the most stringent test of the idea that perception is intrinsically (un-)pleasant yet. The results are related to predictive coding frameworks and provide an explanation for why people sometimes enjoy additional perceptual effort.

 

Résumé : le même stimulus présenté dans des contextes différents peut être jugé comme ayant une valeur esthétique différente. Quand on s'attend à voir un stimulus plaisant et qu'on voit un stimulus neutre à la place, on est déçu et on le perçoit comme déplaisant à la place.

 

Quote

Flavell, J. C., Tipper, S. P., & Over, H. (2018). Preference for illusory contours: Beyond object symmetry, familiarity, and nameability. Emotion, 18(5), 736.

 
It has previously been reported that individuals prefer figures from which they can extract shapes via illusory contours (Kanisza figures) over figures in which this is not possible. However, based on the past research in this area, it is not possible to distinguish the influence of illusory contour perception from other factors such as the symmetry, familiarity, prototypicality, and nameability of the perceived shape. Here, we investigate the influence of illusory contours in the absence of these confounding variables by measuring participants’ aesthetic/liking ratings for symmetric Kanisza figures and for unfamiliar and asymmetric Kanisza figures. Results show that illusory contours do indeed influence preference above and beyond any effects of these other factors.
 
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Résumé : c'est un exemple d'une série d'articles qui montrent que nous préférons les images avec des contours illusoires que celles sans ces contours ou celles avec des contours non illusoires. Ici on montre que ce n'est pas lié à la symmétrie ou au fait que la figure illusoire soit familière (comme un carré).

 

Quote

Flavell, J. C., Over, H., & Tipper, S. P. (2020). Competing for affection: Perceptual fluency and ambiguity solution. Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, 46(3), 231

 

Human perceptual processes are highly efficient and rapidly extract information to enable fast and accurate responses. The fluency of these processes is reinforcing, meaning that easy-to-perceive objects are liked more as a result of misattribution of the reinforcement affect to the object identity. However, some critical processes are disfluent, yet their completion can be reinforcing leading to object preference through a different route. One such example is identification of objects from camouflage. In a series of 5 experiments, we manipulated object contrast and camouflage to explore the relationship between object preference to perceptual fluency and ambiguity solution. We found that perceptual fluency dominated the process of preference assessment when objects are assessed for “liking”. That is, easier-to-perceive objects (high-contrast and noncamouflaged) were preferred over harder-to-perceive objects (low-contrast and camouflaged). However, when objects are assessed for “interest”, the disfluent yet reinforcing ambiguity solution process overrode the effect of perceptual fluency, resulting in preference for the harder-to-perceive camouflaged objects over the easier-to-perceive noncamouflaged objects. The results have implications for preference and choice in a wide range of contexts by demonstrating the competition between perceptual fluency and ambiguity solution on preference, and by highlighting the critical factor of the form of preference decision.

 

Résumé : il y a plusieurs dimensions à l'appréciation esthétique et différents stimuli vont être préférés selon laquelle de ces dimensions on interroge. Quand on compare des stimuli simples à percevoir (non camouflés) à des stimuli complexes (camouflés), les stimuli simples sont préférés quand on demande "est-ce que tu l'aimes ?" mais les stimuli complexes sont préférés quand on demande "est-que tu le trouves intéressant ?".

 

 

Quote

Sarasso, P., Ronga, I., Kobau, P., Bosso, T., Artusio, I., Ricci, R., & Neppi-Modona, M. (2020). Beauty in mind: Aesthetic appreciation correlates with perceptual facilitation and attentional amplification. Neuropsychologia, 136, 107282.

 

Neuroaesthetic research suggests that aesthetic appreciation results from the interaction between the object perceptual features and the perceiver's sensory processing dynamics. In the present study, we investigated the relationship between aesthetic appreciation and attentional modulation at a behavioural and psychophysiological level.

In a first experiment, fifty-eight healthy participants performed a visual search task with abstract stimuli containing more or less natural spatial frequencies and subsequently were asked to give an aesthetic evaluation of the images. The results evidenced that response times were faster for more appreciated stimuli.

In a second experiment, we recorded visual evoked potentials (VEPs) during exposure to the same stimuli. The results showed, only for more appreciated images, an enhancement in C1 and N1, P3 and N4 VEP components. Moreover, we found increased attention-related occipital alpha desynchronization for more appreciated images.

We interpret these data as indicative of the existence of a correlation between aesthetic appreciation and perceptual processing enhancement, both at a behavioural and at a neurophysiological level.

 

Résumé : préférence pour des stimuli dont les caractéristiques se rapprochent le plus de celles de scènes naturelles (et corrélats neuronaux).

 

Et une review :

 

Quote

 

Chamberlain, R. (2022). The interplay of objective and subjective factors in empirical aesthetics. In Human Perception of Visual Information (pp. 115-132). Springer, Cham.

 

The field of empirical aesthetics sets out to understand and predict our aesthetic preferences (Palmer et al., Annual Review of Psychology 64(1):77–107, 2013). Its history dates back to the birth of visual psychophysics and the work of Gustav Fechner (Vorschule der aesthetik (Vol. 1). Brietkopf & Härtel, 1876), while multiple models of aesthetic experience have been proposed in the intervening years (Chatterjee A, Vartanian O, Trends in Cognitive Sciences 18(7):370–375, 2014; Leder H et al., British Journal of Psychology 95(4):489–508, 2004; Pelowski M et al., Physics of Life Reviews 21:80–125, 2017). This chapter briefly sets out the history of empirical aesthetics, and the state of the research field at present. I outline recent work on inter-observer agreement in aesthetic preference, before presenting empirical work that argues the importance of first objective (characteristics of stimuli) and then subjective (characteristics of context) factors in shaping aesthetic preference. Considering the role of properties of the stimulus, I will review literature on the relationship between aesthetic preference and symmetry, shape, compositional structure, colour and complexity as well as considering the potential role of statistical properties of images. I will then review putative subjective predictors of aesthetic preference including the role of context, framing and the influence of information about the artist and the artistic process. Both subjective and objective approaches will be evaluated from an individual differences perspective, focusing on the mediating role of familiarity, expertise, culture, cognitive ability and personality. Finally, I will attempt to draw these approaches together with reference to aesthetic sensitivity: an individual observer’s propensity to have an aesthetic response to a particular objective image characteristic, and will explore some putative factors that may modulate and explain individual differences in aesthetic sensitivity.

 

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il y a une heure, Lancelot a dit :

En règle générale on préfère les stimuli plus prévisibles/plus faciles à percevoir, mais trop de facilité décroît cette préférence et on peut finir par préférer des stimuli plus complexes une fois qu'on les comprend mieux.

Ça pourrait être un résumé en une phrase d'une vidéo de Scilabus tentant de répondre à "pourquoi la musique fait-elle bouger". Du coup, presque un quart d'heure d'économisé grâce à cette seule phrase. ;)

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  • 1 month later...
Le 08/08/2021 à 11:28, Johnathan R. Razorback a dit :

Pas mal du tout ! @Vilfredo Pareto

 

Je ne suis pas tout à fait d'accord sur ta définition initiale de l'art comme "élaboration de la matière" (et pas juste à cause du dualisme et de passivité attribuée à ladite matière). 

 

Je pense plutôt que l'art doit se définir comme l'ensemble des productions humaines qui jouent un rôle de supports de contemplation.

Par "production" (ou création, comme vous voulez), je n'entends pas seulement la production d'objets matériels, comme les tableaux. Les ballets, les symphonies, les pièces de théâtres sont aussi des œuvres d'art, bien qu'éphémère et sans ressemblances avec l'artisanat. 

Par ailleurs, la définition exclut que ce qui fait que quelque chose de l'art, ce soit l'intention qui préside à la création (l'intention que le ballet soit fait pour être regardé par exemple). Un objet créé initialement pour un but utilitaire peut devenir une œuvre d'art dès lors qu'on décide de l'ériger en support de contemplation. C'est la fonction que remplit une réalité donnée qui la rend artistique, et non l'intention qui préside à sa production. 

 

Ensuite tu as décris certains arts comme "ayant pour objet d'agréer". Moi je pense que toutes les arts ont vocation à agréer, ou plutôt à être beau (mais le beau s'accompagne de l'agréable, et peut-être même s'y réduit, je n'ai pas encore d'avis là-dessus). Mais dire cela n'est par définir l'art, c'est définir la norme de l'art, ou l'excellence de l'art, ce qui fait qu'une œuvre est réussie ou raté. 

 

Je repends ce thread car j'ai récemment découvert Philosophie de l'art de Hippolyte Taine. On pense ce qu'on veut du bonhomme en politique, il s'y connaît en art (donc en esthétique sur le tas). Et ce qu'il dit est intéressant.

 

Je le résume ci-dessous

 

L'art, on pourrait penser que c'est une imitation réussie. Pourtant, les moulages ne donnent pas les meilleures statues, les photographies ne donnent pas les meilleurs tableaux (il écrit avant l'art "moderne"), les sténographies ne donnent pas les meilleures pièces de théâtre (ça, c'est très convaincant). Il y a donc autre chose que la pure imitation dans l'art. [Ca, on le savait déjà intuitivement].

 

Alors ce serait peut-être de conserver des "proportions", des rapports entre les choses. Eh ben non, toujours pas. Les statues de michel-Ange sont déformées avec des muscles terrifiants, des torsions, des vertèbres en trop, comme la Grand Odalisque. Pourtant, c'est beau. L'art modifie donc les rapports entre les choses (entre autres les proportions). Mais ça sert à quoi ?

 

L'art serait ce qui fait ressortir l'idée générale d'une "scène". Par exemple, quand je décris à l'écrit une scène, je m'intéresse non pas à tous les détails anatomiques de ceux qui parlent mais à l'impression générale qu'il s'en dégage, i.e aux éléments pertinents. Les éléments pertinents, c'est l'idée qui sous-tend la chose, son essence. Prenons un exemple, le lion. Le lion, c'et fondamentalement une machoire sur pattes, toute son anatomie concourt à cela. Donc, pour représenter une oeuvre d'art sur un lion, on représente sa machoire avec une impression de mouvement. [Le pire, c'est que j'ai regardé les représentations modernes de lions, sur des tatouages, sur des icones, sur des tableaux, tout, ça marche]. Il cite des exemples plus avancés de tableaux et explique en fonction de l'époque, et vraiment, c'est convaincant. Un peintre crée un archétye de son époque, même s'il n'a jamais rencontré qui que ce soit de tel. Il aura peut-être vu telle personne avec un tel corps, mais pas dans le même contexte, ou telle personne avec tel habit flamboyant mais sans le corps qui va dessous, et il va fusionner tout ça en l'archétype d'une époque (qu'il appelle le personnage-règne il me semble).

 

Par conséquent, l'art serait de modifier les rapports entre des choses pour faire ressortir une idée (et si l'oeuvre est réussie, l'idée qu'on fait ressortir est l'essence de ce qu'on représente). Pour la musique, c'est les rapports entre notes, i.e la succession des notes (la mélodie) et leur superposition (l'harmonie).

Et cette définition explique pourquoi l'être humain a toujours fait de l'art. Le monde est imparfait, on ne vit pas dans un monde d'essences et d'idées (le lion ne se réduit pas une machoire sur pattes). Donc, on se donne un ersatz de perfection par l'art.

 

____

 

Il continue en expliquant comment l'artiste est influencé par son époque. Par exemple, prenons la tristesse, une époque de mort, de peste, de pillages. Il aura beau être jovial  de nature, il subira les malheurs du temps comme les autres (1). Il sera influencé par ses "discussions" quotidiennes (par 'humeur de ceux qui l'entourent) qui sont sa source d'inspiration principale, ce qui amplifie le 1 (2). Il s'inspirera des "écoles" de son temps, des hommes exprimant la tristesse (3). Le goût du public sera dirigé vers des oeuvres tristes (on cherche ce qu'on ressent), qui fera oublier tout artiste trop joyeux et le découragera in fine de faire des oeuvres joyeuses (4). Bref, ses oeuvres exprimeront la tristesse d'une époque. On peut faire pareil avec la joie, et avec tout intermédiaire.

Bref, il conclue cette partie en disant que l'oeuvre d'art réussie n'est pas l'oeuvre d'un seul homme mais de toute une époque, de tout un peuple.

 

Ensuite, il illustre par deux études de cas, l'art italien de l'époque de Vinci et l'art hollandais de je ne sais plus quand. Et ça marche bien.

 

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  • 2 weeks later...
On 8/7/2020 at 10:52 AM, Lancelot said:

J'ouvre celui-ci parce que j'ai pour projet de m'intéresser à l'esthétique, sans pour l'instant avoir de vraies convictions sur le sujet. C'est un peu la même démarche que celle qui m'avait fait créer le thread sur l'éthique il y a quelques années.

 

Alors, chers amis liborgiens, quelle est votre opinion sur l'esthétique (d'un point de vue philosophique, historique, cognitif...) ? Qu'est-ce que l'art ? Qu'est-ce que le beau ? Quelles sont vos références ? Rand est-elle un bon écrivain ?

 

Salut jeune entrepreneur Lancelot de 2020.

C'est loin d'être satisfaisant mais voilà le résultat de mes lectures et de mes réflexions jusqu'à maintenant puisque je suis arrivé à un truc qui me semble vaguement cohérent.
 

Spoiler

Pour moi nous sommes dans le domaine de l'esthétique dès qu'on parle de volonté, de pulsion, d'émotion, de motivation, bref de tout ce qui nous oriente et nous pousse dans une direction (littéralement ou figurativement). Quand on hésite entre plusieurs options des tas de considérations peuvent entrer en compte comme en prévoir les conséquences probables ou en discerner les enjeux moraux, mais l'esthétique est l'arbitre qui projette tout ça sur une même échelle de valence pour rendre possible un choix (c'est la différence entre d'une part les raisons qu'on invoque pour ce choix et d'autre part l'acte même de choisir). On peut avoir un aperçu d'un déficit de cette faculté en s'intéressant par exemple au syndrome de perte d'auto-activation psychique.

 

Pour expliquer les mécanismes qui nous poussent à attribuer une valeur esthétique à certains objets ou certaines situations, on doit commencer avec une approche évolutionniste. La valeur esthétique primordiale est la survie et les éléments de base de l'appréciation esthétique correspondent donc à une attirance pour la nourriture, les environnements pouvant servir d'abri, le sexe etc. J'ai des préférences perceptives innées (n’étant pas un blank slate à la naissance) pour certains goûts, certaines odeurs, certains sons, certains visages (les plus symétriques)... J'aime quand les choses sont prévisibles mais pas trop prévisibles, quand elles sont complexes mais que j'ai la clé pour les comprendre parce que j'aime explorer et résoudre des problèmes (ce qui résume beaucoup d’archétypes narratifs). La majorité de la recherche en psychologie de l'esthétique vise ce genre de phénomènes. On ne peut pas à ce stade forcément parler d'art parce qu'il s'agit juste de tendances chez l'observateur qui peuvent tout aussi bien s'appliquer à un coucher de soleil. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de complexité pour autant, on a vu par exemple une première tension entre l'attirance pour ce qui est agréable mais pas forcément intéressant et ce qui est intéressant mais pas forcément agréable.

 

 

Le processus créatif apparaît en s'appuyant sur ces tendances via le développement de produits culturels tels que la médecine, l'artisanat, l'agriculture, (l'art de) la guerre etc. pour manipuler l'environnement et le rendre plus satisfaisant. Émerge alors un nouveau type d'esthétique, le "bien fait" : un outil est bien fait quand il remplit bien sa fonction, quand il se manie sans peine. Un expert est capable d'obtenir le meilleur résultat possible étant donnée la situation. L'expertise dans la création, le langage, la connaissance sociale, la capacité à résoudre des problèmes peuvent être interprétés en termes de sélection sexuelle (on cherche un partenaire qui affiche de l'intelligence, du dévouement, de la sociabilité...), mais voir quelque chose de "bien huilé",  qui fonctionne sans qu'on ait besoin d'enlever ou d'ajouter quoi que ce soit et sans gaspiller de ressource, est esthétique en soi. À cette étape apparaît donc la distinction entre l'esthétique dans l’acte de créer ou d'utiliser quelque chose (performance) et l'esthétique dans cette chose elle-même (objet qui incarne une performance passée). C'est aussi là qu'apparaît l'idée d'un goût esthétique qui s'éduque pour comprendre pourquoi tel produit est meilleur que tel autre, la distinction entre les plaisirs vulgaires accessibles à tous et les plaisirs raffinés accessibles à l'élite, bref la naissance des béotiens, des snobs et des cuistres.

 

 

Là-dessus s'établit un troisième niveau avec la prise en compte de différences entre cultures et entre courants (i.e. différentes idées de ce qui constitue un bon objet ou une bonne performance). Il devient alors possible de se détacher de la dimension purement utilitaire pour des raisons esthétiques (ajouter des plumes ici ne sert à rien mais c'est joli). On entre sur un terrain glissant, parce qu'autant quand on est artisan on peut être jugé sur des critères assez objectifs (est-ce que les chaussures que je viens de fabriquer sont agréables à porter, résistantes... ?) autant quand on s'en éloigne on est forcé à avoir une méta réflexion sur exactement ce que ça veut dire d'être esthétique (mes chaussures sont-elles élégantes, à la mode... ?).  Il y a aussi la question de la légitimité de l'artiste. Un artisan peut légitimement se contenter d'avoir pour objectif de maîtriser les techniques ancestrales, éventuellement de les améliorer à la marge. On lui sera reconnaissant d'être un gardien de cette tradition. Pour l'artiste c'est plus compliqué, certes il s'inscrit dans un courant mais il doit aussi affirmer son individualité face à ce courant, parce qu'autrement il n'a rien à ajouter, ses œuvres n'ont pas de raison propre d'exister, quel intérêt ? L'artiste doit évoluer, se renouveler, déconstruire et reconceptualiser.

 

 

Tout ça nous amène à un second axe de pensée qui concerne les différentes catégories de critères permettant de juger de la valeur d'une production artistique.

 

La première de ces catégories regroupe les critères de qualité qu'il est possible de mesurer objectivement dans l'œuvre/la performance. Ces critères recouvrent d'abord toutes les considérations précédentes sur ce qui peut rendre des objets agréables aux yeux des humains, et dans ce cas des œuvres universellement attirantes. On peut penser à toutes les histoires sur le nombre d'or, aux règles de la perspective, aux harmonies en musique... À un autre niveau, on peut juger objectivement de l'insertion d'une œuvre dans un courant et ses codes (la structure classique des pièces de théâtre, l'architecture brutaliste...), ça rejoint ce qu'on a vu sur l'artisanat et l'expertise technique. Courants artistiques qu'on peut d'ailleurs considérer comme autant d'hypothèses sur ce qui détermine la qualité objective d'une œuvre dans l'absolu. Selon la logique de ces critères la production artistique doit avant tout prouver (à tous ou seulement à ceux qui possèdent les codes) la maîtrise de l'artiste sur son sujet. Dans le cadre d'une performance il peut par exemple faire des choses compliquées sans effort apparent, ce qui lui vaudra de l'admiration.

 

 

La seconde catégorie regroupe les critères qui reflètent la manière dont le public interagit avec l'artiste à travers l'œuvre, donc la dimension sociale. Imaginez un enfant qui offre un collier de nouilles à sa mère : selon des critères objectifs ce collier, en soi, c'est de la merde, pourtant la mère y accordera peut-être plus de valeur qu'à l'œuvre même meilleure d'un inconnu. D'un autre côté la plupart des gens considèreront qu'un musicien qui joue une partition apporte une valeur artistique tandis qu'un dispositif qui lit automatiquement la partition, fût-ce parfaitement, n'en apporte pas. Il est donc question en un mot de "l'âme" de l'œuvre qui dépend de ce qu'on peut percevoir de la passion de l'artiste, sa sincérité, son attention aux détails, son amour du public... Elle peut aussi intervenir quand l'œuvre touche à la nostalgie (donc des références communes entre l'artiste et le public) ou quand on entrevoit du potentiel qui permet d'excuser des imperfections. Selon la logique de ces critères la production artistique doit avant tout prouver le dévouement de l'artiste (et cette fois l'effort visible peut être considéré une chose positive), ce qui lui vaudra de la sympathie.

 

 

La troisième catégorie regroupe les critères qui concernent ce qui est communiqué par l'intermédiaire de l'œuvre. On revient à l'individualité de l'artiste : est-ce qu'il a un concept, quelque chose à dire ? Les œuvres narratives (littérature, théâtre, cinéma...) sont maîtresses de cette catégorie mais c'est une dimension présente dans toute œuvre qui a le potentiel de changer la perspective de son public. Un exemple serait un tableau d'op-art avec une illusion d'optique qui nous fait réaliser quelque chose sur la manière dont fonctionne notre vision, ou une caricature qui s'écarte du réalisme (critère objectif) pour transmettre un message. Dans tous les cas avoir un message avec de la valeur est un combat de l'individu contre ce qui est banal, convenu, et donc contre le simple suivisme d'un courant sans le renouveler, contre la soumission au public sans essayer de lui donner ce qu'il ne savait pas vouloir, contre soi-même également et la stagnation créative. Selon la logique de ces critères la production artistique doit avant tout prouver la pertinence d'une approche, ce qui lui vaudra de la fascination.

 

 

Toute production humaine a probablement une valeur esthétique discutable selon ces trois angles même si on peut imaginer des cas limites qui relèvent principalement d'une catégorie (un objet fabriqué à la chaîne par un robot pour la première, une actrice de porn protagoniste de télé-réalité pour la seconde, un article scientifique pour la troisième). Dans le cadre d'une production artistique il doit y avoir un arbitrage qui prend en compte les trois. Par exemple le punk prend le parti de mettre l'accent sur l'âme et le message plutôt que sur la technique. Les boys band de notre jeunesse comptaient plus sur la solidité de la production et le charisme des minauds que sur un quelconque message. Pour trouver des cas qui privilégient la technique et le message à l'âme il faut aller chercher des "artist's artists" d'avant-garde que les hipsters adorent mais qui font se gratter la tête au commun des mortels. Je pense que l'erreur de beaucoup de penseurs de l'esthétique est soit de vouloir réduire cette multi dimensionnalité à un seul type de critère, soit de dire que seul un type de critère représente la "vraie" esthétique contrairement au reste.

 

 

Je pourrais parler longuement du côté obscur de tout ça avec les enflures qui pensent s'offrir une âme en agitant obscènement les cadavres de vieilles franchises, ou qui ont tellement peu à dire que tout ce qu'ils proposent est de la soupe déconstruite au mixeur généreusement saupoudrée de propagande. Mais parlons plutôt de Rand. Elle est très forte pour créer des pages de satyre mordante, pour décrire les différentes manières dont s'exprime la petitesse morale, pour peindre des univers très particuliers et reconnaissables. Elle est plus faible pour tenir sur la longueur, pour avoir des héros qui ne soient pas (involontairement de sa part) des immenses têtes à claques, et surtout quand elle s'essaye à la romance. Pourtant elle s'obstine à pondre d'énormes pavés romantiques. Cette dévotion à sa vision envers et contre tout lui donne une aura et me fait comprendre un peu du magnétisme qui lui a permis d'attirer autant de fans aussi zélés. Si on considère son fond idéologique d'un point de vue purement théorique il ne casse pas trois pattes à un canard (à beaucoup d'égards l'idée qu'Atlas Shrugged existe est presque plus intéressante qu'Atlas Shrugged). En bref je trouve qu'elle est un bon auteur qui s'obstine héroïquement à écrire dans un format non optimal, et qui a des prétentions théoriques méritoires.

 

  • Yea 2
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Ce que je trouve très bien dans ton modèle c'est que tu crées un continuum en replaçant l'art au milieu de toutes les autres activités créatives au sens large. Le côté artiste comme quasi surhomme élu des Muses m'a toujours gonflé.

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Quelque part ça met aussi la pression : tout ce que je fais pourrait être jugé selon des critères esthétiques de la même manière que si j'étais un artiste, et serais-je satisfait du verdict ?

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Sauf que le jugement esthétique n’a pas la structure d’un jugement objectif. Enfin du moins on peut penser ainsi. Si ça peut enlever un peu de pression. J’ai été très vivement intéressé par ton wot mais ça sort vraiment de ce que je connais d’une part, et d’autre part je suis pas sûr qu’il y ait une question suffisamment précise pour orienter le fil.

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Même si ce n'est pas objectif ça ne me sauve pas de mon jugement sur moi-même. Mais en vrai je suis plutôt satisfait de ma vie à ce titre, hein, ça pourrait être mieux mais ça pourrait être bien pire.

 

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Je suis conscient que mon wot part dans trop de directions différentes pour déclencher des débats enflammés, surtout que ce forum n'est pas trop la bonne plate-forme pour ce sujet en particulier (contrairement disons à l'éthique), je voulais juste documenter mon évolution de 0 à "j'ai des opinions" sur l'esthétique. Ça me force à écrire plutôt que de ruminer sans rien produire de concret et si ça peut intéresser une personne ou deux tant mieux.

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