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Privatiser la justice : une idée loufoque ?


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Le titre peut paraître saugrenu à qui ne s’intéresse pas plus que ça à la pensée libertarienne. Pourtant, il existe un courant au sein du libertarisme qui défend très sérieusement une telle proposition, l’anarcho-capitalisme dont les représentants les plus célèbres sont les Américains Murray Rothbard et David Friedman et le Français Bertrand Lemennicier. Certains pourraient se dire que c’est une lubie de quelques farfelus, qui ne mérite pas notre intérêt. Il y a quelques années j’aurai partagé cet avis. Aujourd’hui, plusieurs éléments me conduisent à réviser celui-ci et à le prendre davantage au sérieux. D’abord l’existence d’une forme de justice privatisée (ou partiellement privatisée) qui se nomme « Tribunaux d’arbitrage ». Il est difficile d’affirmer que le nombre d’affaires traitées par ce type de tribunaux prend de l’ampleur, ce qui est certain c’est que la visibilité de ce genre de procédure augmente. Ensuite, chacun aura pu observer l’intervention croissante des transnationales liées aux Nouvelles Technologies numériques dans des secteurs extra-économique ou qui dépendent traditionnellement de la Puissance publique. Je pense notamment à la politique monétaire avec la création par Facebook de sa propre monnaie, l’incursion très médiatisée dans le domaine de la conquête spatiale d’Amazon et SpaceX ou encore la fâcheuse tendance des entreprises de « réseau social » à s’octroyer le droit de censurer ou de restreindre la liberté d’expression – et je ne parle même pas de la collecte d’une foule de données personnelles qui pourtant ne serait pas tolérée si celle-ci était pratiquée par un Etat, même démocratique. Le dernier élément qui m’a fait changé d’avis concerne le profil des dirigeants des entreprises en question. Tous sont influencés, à divers degrés, par l’idéologie libertarienne. Cet ensemble de raisons me semble justifier d’examiner maintenant à quoi ressemblerait une société avec une justice privatisée.

 

 Remarquons d’abord qu’il n’y a aucune raison qu’une privatisation de la justice conduise à un système judiciaire unique. Au contraire, c’est un avantage – supposé – de la privatisation qu’il en existe une multitude, chacune avec ses propres règles, lois et jurisprudences, permettant ainsi aux individus de choisir celle le plus en phase avec leurs valeurs et/ou intérêts. En cas de conflit entre deux individus A et B la procédure idéale sera la suivante : A et B se mettent d’accord pour faire appel à un tribunal – ou à plusieurs selon ce qu’ils conviennent – afin de régler leur conflit, une fois que le ou les tribunaux ont statué, ils s’engagent à respecter la décision sinon on pourrait imaginer que le tribunal disposerait d’une force de police lui permettant de la faire appliquer .

Plusieurs critiques viennent rapidement à l’esprit. Que se passe-t-il si A et B ne parviennent pas à se mettre d’accord sur le choix d’un tribunal ? Que se passe-t-il si le tribunal choisi par A et le tribunal choisi par B donnent deux avis différents ? A et B seront alors tous les deux légitimés pour faire usage de la force, directement ou par l’intermédiaire d’une police privée, afin de faire respecter la décision des tribunaux respectifs. Le recours à la justice n’aura pas permis de régler le conflit, il semble que celui-ci ne pourra se résoudre que dans la confrontation. Autrement dit, non seulement une justice privatisée n’est pas capable d’assurer sa fonction d’arbitre mais en plus elle accroît le risque de violence et de violations des droits qui en découle, en légitimant les individus à utiliser la force !

 

Jusqu’à maintenant j’ai supposé implicitement que tous les tribunaux étaient intègres et impartiaux. Cependant, rien n’empêche de supposer l’existence de tribunaux véreux ou partisans, et ceci en toute légalité puisqu’il n’existerait aucun tribunal « suprême » pour juger les tribunaux privés. La conséquence en serait la violation des droits d’un certain nombre d’individus.

 

Dernière critique, mais non des moindres, comment seront traitées les affaires de meurtres ? En effet, c’est un truisme de dire que la victime ne pourra porter plainte auprès d’un tribunal ! Qui s’en chargera ? Ses héritiers ? Encore faut-il qu’il y en ait, que ceux-ci n’ai pas participé à l’assassinat, qu’ils aient envie de dépenser de l’argent pour qu’une enquête soit menée. Ainsi, une privatisation de la justice conduirait probablement à ce que plusieurs crimes restent impunis, non pas parce qu’une enquête n’a pas conduit à l’élucidation mais parce qu’il n’y a même pas d’enquête qui a été menée !

 

Les réponses des défenseurs de la privatisation – qui ont bien conscience de ces écueils.

 

(1) « si deux tribunaux donnent des avis contraires, il est peu probable que les plaignants aillent jusqu’à l’affrontement car cela coûte cher. Il essaieront de trouver un arrangement. »

(2) « les ‘‘mauvais’’ tribunaux disparaîtront car plus personne ne s’adressera à eux du fait de leur mauvaise réputation. »

(3) « la corruption existe aussi dans les systèmes judiciaires publics. »

(4) concernant les crimes de sang, je n’ai pas trouvé de réponse explicite dans le livre de D. Friedman1, mais d’après ce qu’il écrit à propos de la peine de mort, on peut penser que les enquêtes puis jugements sur les meurtres se feraient car la victime aurait signé un contrat avec un tribunal privé pour que celui-ci enquête en cas de décès.

 

Mes objections

 

Objection à  (1) 

 

Il est présomptueux de présager le coût d’un conflit dans une société fictive. On peut tout aussi bien imaginer une société dans laquelle le conflit sera onéreux qu’une société dans laquelle les armes sont bon marché et dans laquelle il existe un vivier suffisamment important de personnes non qualifiées qui n’auraient pas d’autres solutions que de travailler dans des agences de police privée pour des bas salaires. J’ajoute que dire « ça coûte cher » ne veut pas dire grand-chose si on ne compare pas le prix à payer pour faire usage de la force avec la valeur de l’objet du conflit. Tant que l’objet litigieux aura une plus grande valeur aux yeux des deux protagonistes, il sera « économiquement rationnel » de choisir la confrontation. D’autre part, quand bien même choisir celle-ci serait onéreux, dans le cas où elle oppose deux personnes avec un écart de revenus très élevé, la simple menace de recourir à la force fera céder le plus pauvre même si celui-ci est dans son droit.

 

Objection à (2) 

 

Contrairement à un système judiciaire public, une justice privatisée ne garantit pas la publicité des audiences et des décisions. Si on se réfère à la pratique des tribunaux d’arbitrage qui inspirent les défenseurs de la privatisation2, la norme est plutôt la confidentialité justement pour que la réputation de chacun reste intacte3. Un système judiciaire privatisé dont le bon fonctionnement repose sur la réputation des acteurs est donc incompatible avec une justice confidentielle. Problème : personne dans un système privatisé ne peut imposer la non-confidentialité. Dans un tel système il est même probable que les tribunaux choisissant la non-confidentialité disparaissent, tout simplement parce que, comme dit ci-dessus, chacun préfère en général la discrétion en matière judiciaire. Impossible d’invoquer la réputation comme moyen de régulation du « marché judiciaire ». 

 

Démasquer la corruption, la fraude ou les ententes nécessite des enquêtes longues (et coûteuses) puisque ces pratiques se font dans la clandestinité. Qui mène ces enquêtes dans nos sociétés ? Le plus souvent des organismes publics (Répression des Fraudes, Douanes, Police, Justice). Dans une société entièrement privatisée, qui mènerait les enquêtes pour découvrir les systèmes judiciaires défaillants ? Des systèmes judiciaires concurrents ? On serait alors en plein conflit d’intérêts. Des cabinets d’enquêtes qui vendraient leurs informations aux clients des tribunaux ou qui offriraient un service de certification aux tribunaux honnêtes voulant se distinguer de leurs concurrents ? C’est envisageable, néanmoins, ça ne sauve toujours pas (2). En effet, on est ramené au même problème : qui vérifiera qu’un cabinet d’audit n’est pas corrompu par certains tribunaux ? On se retrouve là dans le piège d’une régression à l’infini. Ainsi, alors que dans le paragraphe précédent le problème était le manque d’accès à l’information, ici c’est l’inverse, les individus risquent d’être noyés sous trop d’informations (sur les tribunaux, sur les cabinets qui enquêtent sur les tribunaux, sur les cabinets qui enquêtent sur les cabinets qui enquêtent … ) et sans doute des informations contradictoires. Au final, les informations perdront toute valeur. Par ailleurs, il faut avoir à l’esprit que dans un système privatisé où les tribunaux sont en concurrence entre eux, ceux-ci auront sans doute recours à des agences de communication afin de présenter au public une image positive et mettre en doute les soupçons que certains pourraient émettre. C’est une technique éprouvée dont l’exemple le plus emblématique (et qui fera école auprès des industries chimique, phytosanitaire, pharmaceutiques) est celui de l’industrie du tabac qui a réussi à garder une image positive, à limiter les régulations, pendant des décennies malgré les travaux scientifiques démontrant très tôt la nocivité de leur produit4. Ainsi donc, à la masse d’informations quasiment inexploitable vient s’ajouter la désinformation. Impossible, là encore, de considérer la réputation comme critère de régulation du « marché judiciaire ».

 

Imaginons maintenant que des preuves sérieuses soient publiées, il est impossible de conclure que la réputation des tribunaux mis en cause sera suffisamment dégradée pour entraîner leur disparition. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir des nombreux scandales ayant entachés des entreprises bien connues et constater que celles-ci sont toujours là et continuent de prospérer. Voici quelques exemples :

 

– le scandale de la dioxine présente dans un herbicide commercialisé par Monsanto jusque dans les années 70 alors que l’entreprise avait connaissance de sa dangerosité dès 1938.

– la fraude scientifique pratiquée par Monsanto lors d’un procès à propos de l’Agent Orange (fabriqué justement à partir de l’herbicide mentionné ci-dessus)

– le scandale des PCB, là encore mettant en cause Monsanto. L’entreprise déversait des déchets contaminés dans un ruisseau et une décharge à ciel ouvert, dans le quartier noir de la ville d’Annniston (Alabama) alors que les conséquences, atroces pour la faune, étaient connues dès 1966. Monsanto a également fraudé scientifiquement en modifiant les conclusions d’une étude, menée en 1975, montrant que le PCB provoquait des tumeurs chez le rat. Malgré cela, Monsanto continuera à vendre des PCB en France jusqu’en 1987.

– les scandales de la fraude sur la qualité du lait, de l’entreprise Lactalis (en 1969, entre 1993 et 1998, en 2012, en 2018),

– le scandale du lait contaminé, là encore mettant en cause Lactalis, en 2017.

– les scandale des ententes sur les prix de plusieurs produits et sur plusieurs appels d’offre, en 2015 et 2019, toujours impliquant Lactalis

– le scandale du Mediator mettant en cause le laboratoire Servier qui n’a pas alerté sur les dangers de son médicament alors qu’il les connaissait.

– les multiples scandales sanitaires mettant en cause Mc Donald’s (viande avariée, plastique, dents, morceaux de gants, retrouvés dans la nourriture).

– les scandales sanitaires concernant les restaurants de l’entreprise Ikea (viande de cheval dans des boulettes prétendument de bœufs, traces de matière fécale dans la nourriture) en 2013

 le scandale impliquant plusieurs transnationales (dont L’Oréal, Unilever, Colgate, Gilette) qui ont pratiqué une entente sur les prix de plusieurs produits d’hygiène et d’entretien durant la période 2003-2006.

 

Dernier argument contre (2), admettons que les tribunaux mafieux finissent par disparaître dès que leur réputation tombe au-delà d’un certain seuil. On peut très bien imaginer que ces tribunaux seront remplacés par de nouveaux tout aussi véreux mais dont la réputation est encore intacte. Ainsi, il pourrait y avoir continuellement des tribunaux malhonnêtes et donc une constante violation des droits de nombreux individus.

 

Objection à (3)

 

Il serait malhonnête de nier que la corruption puisse exister dans un système judiciaire public. Néanmoins, celle-ci est bien plus difficile à mettre en œuvre. En effet, la plupart des jugements se font en collégialité, il faudrait donc persuader plusieurs personnes de se laisser corrompre – et accessoirement les payer. Dans le cas d’une justice privatisée, il suffirait de persuader UNE personne, le dirigeant du tribunal privé (qui fonctionnerait comme une entreprise), qui pourrait ordonner à ses salariés (les juges) de prendre telle ou telle décision, ces-derniers pouvant être licenciés en cas de désobéissance. Dans un système judiciaire public, le statut de fonctionnaire des juges leur permet une indépendance vis-à-vis de leur hiérarchie.

Autre élément qui réduit les risques de corruption ou de partialité, l’existence d’un corps d’inspection indépendant, organe qui n’existe pas dans un système judiciaire privatisé. Certes, on pourrait imaginer des cabinets privés d’audit qui enquêteraient mais, comme il a été dit précédemment, cette « solution » pose plus de problèmes qu’elle n’en résout.

 

Objection à (4) 

 

Il est peu probable que les individus choisissent de payer pour qu’une enquête soit menée après leur mort. Cela voudrait dire qu’ils dépenseraient une somme d’argent non pas pour se faire plaisir de leur vivant mais pour tenter de retrouver l’auteur de leur meurtre potentiel (et improbable). Cette attitude serait d’autant plus irrationnelle qu’ils ne pourraient évidemment pas contrôler la bonne exécution du contrat. On en revient à la critique de départ, dans une société où la justice est privatisée il y aura de nombreux meurtres pour lesquels aucune enquête ne sera menée. Pourtant, enquêter sur les crimes, poursuivre et condamner les auteurs, profite à tous les individus (sauf les criminels bien entendu !). Premièrement, cela joue un rôle dissuasif, réduisant ainsi les passages à l’acte (étant entendu que les problèmes de violence, de criminalité ne peuvent se régler uniquement par répression ou que ce n’est pas parce qu’une société est plus répressive qu’elle est moins criminogène).  Ensuite, isoler les auteurs pendant une certaine durée protège le reste de la société de leur dangerosité et des potentielles récidives (il est entendu que je n’affirme pas qu’un criminel récidive toujours). Enfin, cela empêche de vivre dans une société anxiogène, délétère pour le climat des affaires.

 

Conclusion

 

Non seulement la privatisation de la justice, défendue par les libertariens du courant anarcho-capitaliste (abrégé par anarcap), apparaît incompatible avec la garantie des droits individuels fondamentaux – sur lesquels les anarcaps fondent pourtant leur éthique – mais elle semble même favoriser leur violation . L’anarcho-capitalisme est donc une impasse tout le minarchisme, ainsi que je l’ai fait remarqué dans  l’article Le paradoxe libertarien ou l’incohérence des anti-Etats . En définitive, les deux principaux courants du libertarisme sont inconsistants.

 


Notes :

1 David Friedman, Vers une société sans Etat, chap. 29.

2 ibid., chap. 18

3 https://www.challenges.fr/economie/derriere-l-affaire-tapie-adidas-les-scandales-de-l-arbitrage_113239

4 Celle-ci fait appel en 1953 au communicant John Hill qui suggère la création d’un organisme dont l’objectif sera, officiellement, de soutenir la recherche scientifique. Officieusement, il s’agit de défendre les intérêts des fabricants en orientant les recherches, en sélectionnant celles dont ils peuvent tirer avantage et en les diffusant largement. 

 

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il y a 6 minutes, Sagesse Libérale a dit :

il existe un courant au sein du libertarisme qui défend très sérieusement une telle proposition

Sans blague. Contrairement aux apparences c'est un forum libéral ici, on connaît nos classiques.

 

il y a 8 minutes, Sagesse Libérale a dit :

On peut tout aussi bien imaginer une société dans laquelle le conflit sera onéreux qu’une société dans laquelle les armes sont bon marché et dans laquelle il existe un vivier suffisamment important de personnes non qualifiées qui n’auraient pas d’autres solutions que de travailler dans des agences de police privée pour des bas salaires.

Au contraire, j'ai beaucoup de mal à m'imaginer ça. Le conflit est onéreux parce qu'il implique un risque physique, pas parce que les couteaux de cuisine coûtent cher.

 

Pour le point sur la confidentialité, je ne vois pas pourquoi je violerais la clause de confidentialité si je suis satisfait du jugement. Je la violerais si je ne suis pas satisfait. Il n'y a pas de contradiction.

 

Pour le point sur le crime, je ne vois pas pourquoi ça serait irrationnel de payer un détective privé. En tout cas les détectives privés existent. Ce ne sont pas les libertariens qui les ont inventés. Et tu devrais regarder un peu le taux de résolution de la police étatique avant de parler d'effet dissuasif.

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