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Hayek et le DN


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Il y a 3 heures, Lancelot a dit :

Oui ? Je suis familier avec le concept d'intersubjectivité tel qu'utilisé en épistémologie (où on le relie généralement à l'approche de Popper mais je ne me souviens plus si lui-même utilise ce terme), en sciences sociales et en psychologie (dont surtout psychanalyse). Je ne connais pas trop la phénoménologie, enfin je connais le concept mais à chaque fois que j'ai essayé de m'y intéresser j'ai eu l'impression (1) que c'était complètement imbitable et (2) que dans la mesure où je pouvais biter ça enfonçait beaucoup de portes ouvertes. Mais peut-être que tu peux me donner tort.

Je crois pas que Popper emploie ce terme, mais Searle le fait. L'idée générale est qu'il n'y a pas de langage privé, que ce qui existe doit être tel qu'on puisse en parler (à d'autres gens). La perspective de Popper est plus riche cependant, parce qu'il fait du critère d'objectivité en science un critère général de rationalité et un mode de vie: dans Objective Knowledge, il lie fameusement la méthode scientifique des conjectures et des réfutations à non seulement le processus évolutif (laisser nos idées mourir à notre place), mais aussi la perception, qu'il comprend comme un processus constant de conjectures et de réfutations qui tend à l'équilibre, et qui prend racine dans notre besoin psychologique de repérer des régularités (magnifiquement décrit dans le premier chapitre). La phénoménologie takes it to the next level: elle factorise le fait que nous partageons un monde commun dans la perception de ce monde. Ça fait partie de ma perception de mon voisin de table en cours que son corps est dans le même monde (!= espace) que moi, ce n'est pas quelque chose que je peux percevoir. Ensuite, Husserl explique que autrui, le monde commun (Lebenswelt) est factorisé dans ma perception de tous les objets qui en font partie (les oeuvres d'art notamment, mais pas que; c'est pourquoi il parle d'"objets intentionnels"). Ce monde commun "décentre" la perspective de l'ego comme suit: (1) je suis dans mon corps au sens où j'ai une perspective sur le monde et une seule à la fois, mais (2) j'ai aussi un point de vue sur le monde, qui fait que je peux m'imaginer ce à quoi mon corps ressemble vu de là-bas. Cependant, du fait de (1), les intentions que je projette quand j'assiste au comportement d'autrui sont fortement colorées par mon expérience "privée", càd que je projette sur le corps de l'autre une structure intentionnelle que j'ai construite à partir de moi. (Ce n'est pas une idée qui devrait paraître bizarre au lecteur de L'Erreur de Descartes d'ailleurs.) Husserl semble maintenir l'idée que j'ai une "authoritative knowledge" sur mes propres états mentaux, je ne suis pas sûr de ça parce que j'en suis encore au stade de la découverte enchantée, mais ça serait potentiellement un point de rupture évident avec la psychanalyse. Ce qui est important, c'est que dans la projection imaginaire d'une perspective "là-bas" sur moi "ici", je prends conscience de moi comme juste un autre objet perceptible parmi d'autres, mais dans quoi? C'est un peu la question de Wittgenstein dans Le Cahier bleu: je vois un arbre au milieu de mon champ visuel, mais où vois-je mon champ visuel? Dans une conversation ou une relation intersubjective quelconque donc, le point de vue phénoménologique est que je perçois l'autre me percevant le percevant etc. sans qu'aucun des deux points de vue puisse être compris comme "le centre" comme quelque chose peut être au centre de mon champ visuel, c'est pourquoi j'ai parlé de décentrement. Du point de vue de chacun, l'expérience de la relation comprend l'idée d'un autre corps et d'une autre intention et ce de façon irréductible, corps auquel le fait que je n'aie pas d'accès direct n'est pas un obstacle, mais la condition de possibilité même d'une relation. Là je vois une seconde rupture avec la psychanalyse mais là encore, c'est peut-être du fait de ma connaissance encore fragmentaire de Husserl. Finalement, le fait que nous partagions un monde commun qui n'est pas nous, qui "résiste" est ce qui rend la communication possiblement ouverte au quiproquo mais possible, alors que si le monde était ma volonté, si tout ce qui est dans le monde était une création de mon esprit, la communication ne serait jamais possible. Je vois quelqu'un me parler, mais qu'est-ce qui me dit que ce n'est pas une créature de mon esprit? Tu trouves que ça commence à ressembler à mon charabia sur Dieu de l'autre jour? C'est normal:

 

Révélation

CS Lewis, The Problem of Pain:

Citation

People often talk as if nothing were easier than for two naked minds to “meet” or become aware of each other. But I see no possibility of their doing so except in a common medium which forms their “external world” or environment. Even our vague attempt to imagine such a meeting between disembodied spirits usually slips in surreptitiously the idea of, at least, a common space and common time, to give the co- in co-existence a meaning: and space and time are already an environment. But more than this is required. If your thoughts and passions were directly present to me, like my own, without any mark of externality or otherness, how should I distinguish them from mine? And what thoughts or passions could we begin to have without objects to think and feel about? Nay, could I even begin to have the conception of “external” and “other” unless I had experience of an “external world”? You may reply, as a Christian, that God (and Satan) do, in fact, affect my consciousness in this direct way without signs of “externality”. Yes: and the result is that most people remain ignorant of the existence of both. We may therefore suppose that if human souls affected one another directly and immaterially, it would be a rare triumph of faith and insight for any one of them to believe in the existence of the others. It would be harder for me to know my neighbour under such conditions than it now is for me to know God: for in recognising the impact of God upon me I am now helped by things that reach me through the external world, such as the tradition of the Church, Holy Scripture, and the conversation of religious friends. What we need for human society is exactly what we have—a neutral something, neither you nor I, which we can both manipulate so as to make signs to each other. I can talk to you because we can both set up sound-waves in the common air between us. Matter, which keeps souls apart, also brings them together. It enables each of us to have an “outside” as well as an “inside”, so that what are acts of will and thought for you are noises and glances for me; you are enabled not only to be, but to appear: and hence I have the pleasure of making your acquaintance.

D'où il ressort qu'il n'y a pas d'un côté le monde construit comme son objet par la découverte scientifique, et de l'autre le Lebenswelt, même si le constat célèbre de Husserl est que la science moderne tend à éloigner de plus en plus l'un de l'autre.

 

Mais en résumé, de l'intersubjectivité comme critère d'objectivité du discours sur le monde, on passe à l'intersubjectivité comme modalité d'expérience du monde, mais l'un ne va pas sans l'autre, car dans les deux cas, c'est de l'intersubjectivité que procède la signification. J'aimerais faire mon M2 sur quelque chose un peu entre phéno et philo analytique donc je commence à lire Husserl et les autres. Je recommande les livres de David Bell pour une présentation no-bullshit, et ensuite la Krisis est son livre le plus facile d'accès (même si the real deal ce sont les Méditations cartésiennes; un gars adorable à l'ENS me les a mises dans les mains au début de l'année quand je travaillais sur Hume et j'ai découvert que Husserl considérait Hume comme un précurseur de la phénoménologie, donc connaissant bien Hume (et Descartes), I hit the ground running). Btw c'est souvent un bon réflexe, d'expérience, de se tourner vers les Anglais et les Américains, avec leur culture rationnelle et leur British common sense, pour des explications d'auteurs continentaux fameusement compliqués (oui, même Lacan). Dernière chose: je trouve peut-être la phénoménologie facile ou intuitive parce que l'idée de discuter avec quelqu'un, ou l'idée d'autrui en général, ne m'a jamais, mais jamais, paru évidente (dans le MBTI je réponds strongly agree à "I'm often unaware of my physical environment"). D'où aussi que je ris très facilement aux blagues basées sur le quiproquo ou l'absurde au milieu du normal (chiefly Ionesco et les Monty Python bien sûr).

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Il y a 13 heures, Vilfredo a dit :

J'ai l'impression qu'il y a de l'ironie mais non, pas compris

 

Aucune ironie. Si tu ne comprends pas ce message tout simple c'est compliqué.

Tu as pris les règles de vie la société grecque antique comme argument pour invalider l'existence d'un DN à l'époque, je te fais simplement remarquer que l'esclavage se pratiquait encore à l'époque des lumières et que le vote des femmes est une innovation récente de notre société, ce qui n'empêche pas d'étudier la pratique du DN  des philosophes de l'époque.

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il y a 2 minutes, POE a dit :

Aucune ironie. Si tu ne comprends pas ce message tout simple c'est compliqué.

Tu parlais du "peu de droits des femmes dans nos sociétés" comme si c'était comparable à l'antiquité ou comme si c'était un fait que les femmes avaient "peu" de droits dans "nos" sociétés (?) donc c'était objectivement pas clair.

il y a 3 minutes, POE a dit :

Tu as pris les règles de vie la société grecque antique comme argument pour invalider l'existence d'un DN à l'époque

Non j'ai regardé la société antique et j'ai vu qu'ils n'avaient pas le concept d'individu et pas de droit opposable à la loi, j'ai regardé le DN moderne et j'ai vu qu'il était basé sur ces deux concepts. Problème.

il y a 4 minutes, POE a dit :

je te fais simplement remarquer que l'esclavage se pratiquait encore

Non, c'est un autre type d'esclavage. La traite négrière et l'esclavage romain c'est le jour et la nuit.

 

  • Yea 1
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Il y a 1 heure, Vilfredo a dit :

1): Husserl considérait Hume comme un précurseur de la phénoménologie, donc connaissant bien Hume (et Descartes), I hit the ground running).

 

2): Btw c'est souvent un bon réflexe, d'expérience, de se tourner vers les Anglais et les Américains, avec leur culture rationnelle et leur British common sense, pour des explications d'auteurs continentaux fameusement compliqués (oui, même Lacan).

 

1): ah, intéressant.

 

2): Je suis d'accord, mais je demande quand même à voir un bouquin compréhensible sur Deleuze et son ontologie particulièrement... 

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il y a 10 minutes, Johnathan R. Razorback a dit :

ah, intéressant.

C’est de l’histoire des idées mais l’article qui y est consacré dans ce volume (de référence dans la littérature humienne) est instructif https://www.amazon.com/David-Hume-Bicentenary-G-Morice/dp/0292715153

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Il y a 3 heures, Vilfredo a dit :

Non j'ai regardé la société antique et j'ai vu qu'ils n'avaient pas le concept d'individu et pas de droit opposable à la loi, j'ai regardé le DN moderne et j'ai vu qu'il était basé sur ces deux concepts. Problème.

+ le contexte d'émergence de ces deux DN (Cités grecques vs. États-Nations en formation dans un cadre de guerres civiles/de religion) et les problématiques/finalités auxquelles ils essayent de répondre (dans chaque contexte propre) amha.

  • Yea 1
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3 hours ago, Vilfredo said:

Je crois pas que Popper emploie ce terme, mais Searle le fait. L'idée générale est qu'il n'y a pas de langage privé, que ce qui existe doit être tel qu'on puisse en parler (à d'autres gens).

Oui The Construction of Social Reality c'est très bien, c'est une de mes grandes influences. Cependant je clarifierais "il n'y a pas de langage privé" par "le langage nécessite l'existence d'une réalité externe à moi peuplée d'autres personnes". La nuance est que je peux avoir des représentations qui me sont propres exprimées dans une terminologie qui m'est propre, mais ce n'est pas suffisant pour expliquer l'existence même du langage.

 

3 hours ago, Vilfredo said:

La perspective de Popper est plus riche cependant, parce qu'il fait du critère d'objectivité en science un critère général de rationalité et un mode de vie: dans Objective Knowledge, il lie fameusement la méthode scientifique des conjectures et des réfutations à non seulement le processus évolutif (laisser nos idées mourir à notre place), mais aussi la perception, qu'il comprend comme un processus constant de conjectures et de réfutations qui tend à l'équilibre, et qui prend racine dans notre besoin psychologique de repérer des régularités (magnifiquement décrit dans le premier chapitre).

Oui aussi, tout ça est aussi très présent chez les pragmatiques. C'est très en vue également en psychologie cognitive et en neuroscience (Cf. par exemple mon résumé de Damasio, le predictive coding...).

 

3 hours ago, Vilfredo said:

La phénoménologie takes it to the next level: elle factorise le fait que nous partageons un monde commun dans la perception de ce monde. Ça fait partie de ma perception de mon voisin de table en cours que son corps est dans le même monde (!= espace) que moi, ce n'est pas quelque chose que je peux percevoir.

Là je ne suis plus sûr de comprendre. Je vois bien la connection avec le concept de theory of mind en psychologie qui est un champ bien exploité (il y a eu un gros regain d'intérêt avec les histoires de neurones miroir mais récemment ça retombe) mais qu'est-ce que ça veut dire "ce n'est pas quelque chose que je peux percevoir" ?

 

3 hours ago, Vilfredo said:

Ensuite, Husserl explique que autrui, le monde commun (Lebenswelt) est factorisé dans ma perception de tous les objets qui en font partie (les oeuvres d'art notamment, mais pas que; c'est pourquoi il parle d'"objets intentionnels"). Ce monde commun "décentre" la perspective de l'ego comme suit: (1) je suis dans mon corps au sens où j'ai une perspective sur le monde et une seule à la fois, mais (2) j'ai aussi un point de vue sur le monde, qui fait que je peux m'imaginer ce à quoi mon corps ressemble vu de là-bas. Cependant, du fait de (1), les intentions que je projette quand j'assiste au comportement d'autrui sont fortement colorées par mon expérience "privée", càd que je projette sur le corps de l'autre une structure intentionnelle que j'ai construite à partir de moi. (Ce n'est pas une idée qui devrait paraître bizarre au lecteur de L'Erreur de Descartes d'ailleurs.)

En effet, pour ce qui est de décentrer je vois aussi aussi des liens avec des choses comme le processus décrit notamment dans la psychanalyse ou la linguistique développementale où au départ le monde d'un nouveau-né est complètement indifférencié, puis il commence à distinguer entre lui-même et la mère avant d'arriver à des catégories de plus en plus fines (on pourrait dire plus objectives).

 

3 hours ago, Vilfredo said:

Ce qui est important, c'est que dans la projection imaginaire d'une perspective "là-bas" sur moi "ici", je prends conscience de moi comme juste un autre objet perceptible parmi d'autres, mais dans quoi? C'est un peu la question de Wittgenstein dans Le Cahier bleu: je vois un arbre au milieu de mon champ visuel, mais où vois-je mon champ visuel? Dans une conversation ou une relation intersubjective quelconque donc, le point de vue phénoménologique est que je perçois l'autre me percevant le percevant etc. sans qu'aucun des deux points de vue puisse être compris comme "le centre" comme quelque chose peut être au centre de mon champ visuel, c'est pourquoi j'ai parlé de décentrement. Du point de vue de chacun, l'expérience de la relation comprend l'idée d'un autre corps et d'une autre intention et ce de façon irréductible, corps auquel le fait que je n'aie pas d'accès direct n'est pas un obstacle, mais la condition de possibilité même d'une relation. Là je vois une seconde rupture avec la psychanalyse mais là encore, c'est peut-être du fait de ma connaissance encore fragmentaire de Husserl. Finalement, le fait que nous partagions un monde commun qui n'est pas nous, qui "résiste" est ce qui rend la communication possiblement ouverte au quiproquo mais possible, alors que si le monde était ma volonté, si tout ce qui est dans le monde était une création de mon esprit, la communication ne serait jamais possible. Je vois quelqu'un me parler, mais qu'est-ce qui me dit que ce n'est pas une créature de mon esprit?

Ok tout ça c'est bien joli mais ça nous avance à quoi par rapport à ce que dit Searle ? À la limite il y a l'idée que la conscience dépende de la perception de soi en tant que sujet qui perçoit qui rejoint pas mal Damasio (avec les histoires de sensory portals etc.).

 

3 hours ago, Vilfredo said:

Tu trouves que ça commence à ressembler à mon charabia sur Dieu de l'autre jour?

Pas vraiment mais cet extrait me semble aussi pouvoir être résumé comme je l'ai fait pour Searle par "le langage nécessite l'existence d'une réalité externe à moi peuplée d'autres personnes".

 

3 hours ago, Vilfredo said:

Mais en résumé, de l'intersubjectivité comme critère d'objectivité du discours sur le monde, on passe à l'intersubjectivité comme modalité d'expérience du monde, mais l'un ne va pas sans l'autre, car dans les deux cas, c'est de l'intersubjectivité que procède la signification.

... peut-être ? Je dois admettre que tu m'as un peu perdu là. Je ne sais pas si ta seconde intersubjectivité introduit quelque chose de nouveau avec lequel que peux être d'accord ou pas, où si elle est de mon point de vue une sorte de reformulation triviale de la première. Comme je t'ai innondé de références (pour une fois) peut-être que ça permettra d'éclaircir les choses :mrgreen:

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il y a 57 minutes, Lancelot a dit :

Cependant je clarifierais "il n'y a pas de langage privé" par "le langage nécessite l'existence d'une réalité externe à moi peuplée d'autres personnes". La nuance est que je peux avoir des représentations qui me sont propres exprimées dans une terminologie qui m'est propre, mais ce n'est pas suffisant pour expliquer l'existence même du langage.

Tu as raison parce que Searle cherche à montrer que le langage dans son ensemble est une construction sociale (comme la monnaie etc.), mais au-delà de sa démonstration, je pense qu'on est plus proche de la vérité en disant que le critère pour que quelque chose ait une signification (là je ne considère plus le langage comme phénomène social) est qu'on puisse en parler sans quiproquo plutôt que que cette chose dont on parle ait un référent "réel", précisément parce qu'une partie de ce qui est "réel" ne l'est que dans le sens dont parle Searle (épistémiquement objectif mais ontologiquement subjectif si je me souviens bien de sa terminologie; la douleur pourrait peut-être entrer là-dedans). Donc je suis d'accord, mais je crois qu'il faut ajouter que le langage fait un peu de castle-building aussi.

 

il y a une heure, Lancelot a dit :

Là je ne suis plus sûr de comprendre. Je vois bien la connection avec le concept de theory of mind en psychologie qui est un champ bien exploité (il y a eu un gros regain d'intérêt avec les histoires de neurones miroir mais récemment ça retombe) mais qu'est-ce que ça veut dire "ce n'est pas quelque chose que je peux percevoir" ?

On peut voir la perception comme un processus formé par le fait que je suis dans le monde ("monde" pas au sens d'espace, mais au sens de Lebenswelt, donc le monde partagé par les subjectivités). Je ne peux pas voir que l'autre est dans le même monde que moi dans ce sens-là parce que le fait qu'il soit dans le même monde que moi est déjà ce qui donne sa forme à ma perception. Je ne peux pas voir mon oeil, et même dans un miroir, je ne vois que le reflet de ce avec quoi je vois. Je ne vois jamais que l'effet, pas la cause, si on veut (Wittgenstein dirait ça, du moins dans On Certainty quand il dit qu'on peut douter qu'on a un cerveau). Pour illustrer ça, je peux penser à ce dessin de Wittgenstein, cette fois dans le Tractatus:

6a010535ce1cf6970c01b7c7e9a8aa970b-pi

La question est: quelles sont les marques disponibles pour le sujet de son inscription dans le monde? La réalité contient un point aveugle qui témoigne de mon inclusion dedans (comme le nerf optique dans l'oeil), mais que je ne peux évidemment pas voir.

 

Je réponds à la suite dans la soirée il faut que je lise tes liens

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Il y a 5 heures, Vilfredo a dit :

Husserl explique que autrui, le monde commun (Lebenswelt) est factorisé dans ma perception de tous les objets qui en font partie (les oeuvres d'art notamment, mais pas que; c'est pourquoi il parle d'"objets intentionnels"). Ce monde commun "décentre" la perspective de l'ego comme suit: (1) je suis dans mon corps au sens où j'ai une perspective sur le monde et une seule à la fois, mais (2) j'ai aussi un point de vue sur le monde, qui fait que je peux m'imaginer ce à quoi mon corps ressemble vu de là-bas. Cependant, du fait de (1), les intentions que je projette quand j'assiste au comportement d'autrui sont fortement colorées par mon expérience "privée", càd que je projette sur le corps de l'autre une structure intentionnelle que j'ai construite à partir de moi.

 

Si tu as le temps et si ça te parle, je serais intéressé de savoir dans quelle mesure Husserl et la phénoménologie sont influencés par Nietzsche, et de quelles manières. ;) 

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1 hour ago, Vilfredo said:

On peut voir la perception comme un processus formé par le fait que je suis dans le monde ("monde" pas au sens d'espace, mais au sens de Lebenswelt, donc le monde partagé par les subjectivités). Je ne peux pas voir que l'autre est dans le même monde que moi dans ce sens-là parce que le fait qu'il soit dans le même monde que moi est déjà ce qui donne sa forme à ma perception. Je ne peux pas voir mon oeil, et même dans un miroir, je ne vois que le reflet de ce avec quoi je vois. Je ne vois jamais que l'effet, pas la cause, si on veut (Wittgenstein dirait ça, du moins dans On Certainty quand il dit qu'on peut douter qu'on a un cerveau). Pour illustrer ça, je peux penser à ce dessin de Wittgenstein, cette fois dans le Tractatus:

6a010535ce1cf6970c01b7c7e9a8aa970b-pi

La question est: quelles sont les marques disponibles pour le sujet de son inscription dans le monde? La réalité contient un point aveugle qui témoigne de mon inclusion dedans (comme le nerf optique dans l'oeil), mais que je ne peux évidemment pas voir.

Damasio répondrait que ce n'est pas vraiment un problème parce que nous avons certaines perceptions non conscientes qui sont à leur tour représentées à un plus haut, et quand ces représentations de représentations incluent les bons ingrédients ça fait des chocapics (il dit explicitement que ça permet d'adresser le hard problem of consciousness). Après on peut être d'accord avec lui ou pas.

Sinon ces histoires d’œil qui ne peut pas se voir m'évoquent fortement du Schopenhauer quand il différencie le monde comme représentation et comme volonté, mais c'est une lecture qui date et pour l'instant le bouquin est dans un carton chez mes parents donc je peux me tromper.

 

 

1 hour ago, Vilfredo said:

Je réponds à la suite dans la soirée il faut que je lise tes liens

Tu peux prendre ton temps :mrgreen:

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Me revoilà. J'ai mis du temps parce que l'article était long, mais ça valait largement le coup. Je m'attendais à un article technique et un peu rasoir, et j'ai fini par y passer mon après-midi avec bonheur. Je suis désolé si ma réponse est longue aussi, mais comme mes tentatives de concision antérieures ont entraîné un déficit en clarté explicative, j'ai préféré m'assurer que j'étais clair.

 

Le 06/01/2022 à 17:35, Lancelot a dit :

Oui aussi, tout ça est aussi très présent chez les pragmatiques. C'est très en vue également en psychologie cognitive et en neuroscience (Cf. par exemple mon résumé de Damasio, le predictive coding...).

L'article est passionnant, merci. Si je comprends bien, la perception n'est attentive qu'à la marge d'erreur entre la prédiction de ce qui va être perçu par le cerveau et la perception actuelle de la chose, d'où un affinement continû de la perception, une arms race de conjectures et de réfutations (Popper) ou une tension vers l'homéostasie (Damasio) (le "nirvana" de Mumford cité dans ton article). J'adore ce terme de "surprise" pour désigner la marge d'erreur, et on voit bien la connexion avec les analyses du processus d'apprentissage. On quitte le schéma dualiste simpliste de la correspondance entre mes états mentaux (subjectifs) et les états de choses (objectifs). Mais il y a une autre solution "économique" pour la perception qui va dans le sens contraire de cet affinement de la prédiction, et qui est qu'on imagine le maximum compatible avec la survie. La faculté de l'imagination joue le rôle de délestage par rapport à la sur-sollicitation des stimuli du monde extérieur, si on veut (et j'aime le terme de surprise parce que certains phénoménologues allemands parlent justement du monde comme un "champ de surprises" pour un animal aussi pauvre d'instincts qui permettraient de les canaliser tel que l'homme). J'ai déjà dû citer un passage de Par-delà bien et mal qui me laisse sans voix et qui est le §192 et pour répondre à JRR, c'est là que je vois les commencements de la phénoménologie dans Nietzsche, et plus précisément les bases d'une théorie de l'expérience du monde sans sujet. Mais c'est assez large, et on peut aussi y voir les bases de la psychanalyse (et on ne s'en est pas privé). Toutefois, mon assimilation de Nietzsche à la phénoménologie n'a rien du tout d'original, j'ai seulement lu les cours de Heidegger sur Nietzsche où il assimile la volonté de puissance, le devenir ininterrompu, à l'essence de l'étant.

Révélation

Digression sur Heidegger

 

Nietzsche fournit à Heidegger son point final de la métaphysique occidentale, mais il ne lui permet pas de penser la transcendance de l'Être, et la place du Dasein comme copule entre l'étant et l'être. Pour expliquer rapidement, les étants sont, pour Heidegger, les choses qui sont simplement dans le monde, les objets dans leur pure passivité (les meubles de ma chambre, les outils, les habits). L'être, ce n'est bien sûr pas l'essence, c'est ce que ces étants sont d'une manière que la métaphysique occidentale n'a jamais plus éclaircir, mais qui est révélée dans l'art, parce qu'elle répond toujours à la question de l'être par l'abstraction d'une substance. Moyennant quoi, la chose est toujours soit expérimentée dans le quotidien comme "sous-la-main", et non en tant que telle (par exemple j'oublie que j'ai mes lunettes sur le nez), soit comme substance mise devant moi, mais qui ne correspond pas non plus à l'être de la chose même. Si c'est à peu près clair, alors l'homme est conçu par Heidegger à partir d'une structure d'expérience purement désubjectivée, celle du Dasein (le pur être là, le fait d'être seulement là, dans le monde, sans aucune structure a priori de subjectivité à la Kant) qui est le seul étant qui se pose la question de l'être, qui est pour ainsi dire "ouvert" à l'être (ce qui se manifeste dans certaines expériences purement humaines comme l'angoisse). A partir des années 30, donc après son grand livre, Être et Temps, il y a un tournant dans la philosophie heideggérienne où cette question prend la forme d'une interrogation sur le sens de la transcendance et sur le nihilisme. Il écrit alors fameusement que l'homme est "le berger de l'être" (Lettre sur l'humanisme) pour décrire cette relation de jointure entre l'être et l'étant qui pose la situation du Dasein, et que "l'homme est un poème que l'Être a commencé" (Questions III).

Pour en revenir aux questions de perception, même si je vois bien la parenté entre le predictive coding et certaines approches phénoménologiques qui se demandent comment, à partir de l'expérience du sujet, est constitué un modèle de l'objet (en gros comment on sort de soi), je crois seulement que la phénoménologie ferait intervenir beaucoup plus de motivations dans la constitution de l'objet que simplement le besoin évolutionnaire de précision, et même si le predictive coding a l'air de pouvoir rendre compte du dark side de la perception (delusion, schizophrénie etc) il me semble y arriver par un chemin très détourné. Un exemple de raison totalement extérieure à la machine bayésienne est: est-ce que ce modèle me plaît ou pas. L'imagination satisfait tous mes désirs (fantasmatiques) sur les objets, et il n'est pas dit que je sacrifie à la précision, même à mes risques et périls, la satisfaction esthétique de la contemplation d'un objet à moitié rêvé. Ce qui me plaît alors, ce n'est pas l'objet et ses caractéristiques, mais ma perception, mon activité de percevoir elle-même, que je trouve belle (en effet, elle est artistique puisqu'elle improvise librement sur le sense-datum; peut-être est-elle à la racine de la création artistique en général), et qui me lie à l'objet d'une façon paradoxale, puisqu'elle m'empêche aussi de le voir tel qu'il est; elle me donne même une forte motivation pour ignorer son apparence réelle, au lieu du modèle du predictive coding dans lequel, quand c'est mon comportement qui est en jeu, la prédiction détermine en partie la sensation ("Thinking of going to the next pattern in a sequence causes a cascading prediction of what you should experience next.") En d'autres termes, pour une certaine acception du "désir", je ne pense pas que l'objet désiré, ce vers quoi mon action tend, soit "perçu" comme a l'air de l'entendre l'article (p186). En gros dans ce modèle, il n'y a jamais vraiment de mismatch entre la perception et l'action, parce que les deux coévoluent de manière à ce que l'action corresponde toujours à la prédiction. C'est une façon de voir les choses: imaginez que vous voyez une femme de loin qui est belle parce que vous la voyez pas très bien, ou parce que vous venez de passer vite près d'elle en voiture et n'avez perçu que 10% de ses traits, et imaginé le reste. Soit on pense qu'en s'approchant, on garde en tête l'image fantasmée par rapport à laquelle la femme de près est décevante (et donc on aime la perception, pas l'objet), soit on pense qu'en s'approchant de la femme, on perçoit une femme-de-près alors qu'avant on voyait une femme-de-loin, et qu'on adapte ses standards en conséquence. C'est ce que Hume (désolé si la référence à Hume est un peu obsessionnelle chez moi) appelle le spectateur judicieux. Le spectateur judicieux est celui qui ajuste sa vue à son objet : contrairement au spectateur proustien qui s’approche des choses "belles et mystérieuses pour [se] rendre compte qu’elles sont sans mystère et sans beauté", le spectateur judicieux sait qu’il ne peut retirer le même plaisir de la contemplation d’un être particulièrement beau vu de loin et de près, et adapte en conséquence non seulement ses attentes, mais jusqu’à l’apparence de cet être, ou l’impression qu’il nous en donne, qui ne deviendra bientôt plus qu’une idée, en s’éloignant de nouveau dans le passé de sa mémoire. Je trouve la seconde idée "optimiste" très raisonnable, et bien justifiée dans l'article par le modèle économique de thermodynamique, selon lequel, en minimisant la marge d'erreur (maximisée par le spectateur proustien), on minimise aussi l'effort. Mais j'ai un peu de mal à réconcilier ça avec la tension vers une approximation précise de la réalité, ou alors il faut choisir entre la correspondance attentes/réalité "extérieure" et attentes/perceptions. Si les perceptions ne s'ajustent que marginalement à la réalité "extérieure" pour économiser de l'énergie, il va y avoir des problèmes darwiniens. Pour dire les choses clairement, j'ai du mal à voir comment ce modèle rend compte de l'apprentissage, de la douleur, de la frustration (si à chaque fois la perception est ajustée à l'attente, il n'y a jamais de déception des attentes: on porte des lunettes roses). Du reste, c'est le genre de problèmes que traite l'article (p191 sq: How can a neural imperative to minimize prediction error by enslaving perception, action, and attention accommodate the obvious fact that animals don’t simply seek a nice dark room and stay in it? Le problème c'est que je pense pas que le comportement "exploratoire" chez l'homme soit analogue au comportement exploratoire chez les animaux, enfin pas si on a une perspective phénoménologique sur l'expérience humaine du moins), notamment quand l'auteur aborde les (je ne sais pas ce que c'est en français) non-classical receptive field effects, où le signal d'erreur est d'autant plus fort que le stimulus est peu prédictible à partir des stimuli alentours (Rao et Sejnowski 2002 expliquent ça en disant que la réponse neurale est ici un signal d'erreur (négatif) et pas une représentation d'un quelconque contenu (positif), mais je me demande si c'est pas aussi comme ça que fonctionne la perception du danger). Bon c'est peut-être ma proclivité pour la psychanalyse qui me pousse à tout lire sous l'angle du désir, mais j'essaie de retourner un peu les choses en ajoutant, entre l'objet de la perception et l'activité de percevoir, le troisième élément du modèle qui me semble être la perception perçue, ou l'impossibilité de percevoir la perception comme on perçoit ce qu'on perçoit (l'oeil qui ne peut pas se voir comme tu dis). Il n'y a jamais de rapport simple, même sous la forme des boucles de rétroaction du predictive coding, qui montent soit vers l'homéostasie, soit descendent dans le dark side de la delusion, entre l'objet perçu et le "spectateur", dans cette optique (c'est le cas de le dire).

 

Dans ma tête et dans la première perspective, un peu pessimiste, mon lien le plus fort avec l'objet est un obstacle entre lui et moi, et c'est en me heurtant, non pas à l'objet, mais à l'obstacle que j'ai moi-même créé en désirant assimiler l'objet, que je suis confronté au réel. Peut-être que je pense ici à "l'obstacle" comme à quelque chose de l'ordre de ce que Winnicott appelle l'objet transitionnel, ce tampon entre le sujet et la réalité qui joue un rôle si important dans le développement de la psychologie infantile, et qui est aussi un lien fantasmé entre l'enfant et la mère. C'est un peu différent de quelque chose comme la réalité sociale (dans les deux cas cependant un tampon entre le sujet et la nature, en fait une interprétation). Hume a une expression magnifique pour désigner cet espèce de comportement self-delusional: il parle de castle-building (“Plagiaries are delighted with praises, which they are conscious they do not deserve; but this is a kind of castle-building, where the imagination amuses itself with its own fictions, and strives to render them firm and stable by a sympathy with the sentiments of others.” Voilà un bon exemple de réalité sociale, càd une réalité à laquelle seule l'intersubjectivité, et non les motivations internes au sujet, donne une consistance. Mais une consistance qui résiste à la volonté du sujet existe bien dans les deux cas. Ce n'est pas juste du solipsisme et du rêve baroque. Bien sûr, on pourrait m'objecter que c'est une définition très libérale de la réalité, comme tout ce qui résiste à la volonté consciente, tout ce qui en fait connaît la négation; Freud écrit fameusement que l'inconscient ne connaît pas la négation, qu'il n'y a jamais de négation dans un rêve, parce que dès que tu penses: ~X, X apparaît dans le rêve aussi sûrement que si tu pensais à X.) Dans cet état parfaitement névrotique et narcissique où on aime sa propre créature, toute tension vers l'approximation d'une perception plus raccord avec les attentes est annihilée. L'esprit a déjà atteint le "nirvana" dont parle Mumford (cité dans l'article, p192). Il y a là sans doute une parenté entre le comportement sexuel et le comportement social en général, si par là on entend que l'homme façonne une réalité qui sied à sa perception plutôt que de faire l'effort d'adapter la perception à une réalité soi-disant "extérieure" et qui lui serait donnée immédiatement. Il y a un passage qui dit ça très bien dans ton article: "Using a variety of tricks, tools, notations, practices, and media, we structure our physical and social worlds so as to make them friendlier for brains like ours." (p195) (c'est très gehlenien comme truc)

Révélation

Je fais une note aussi succincte que possible sur Gehlen, parce que je ne connais pas d'oeuvre plus stimulante en termes de naturalisation de l'approche phénoménologique. C'est aussi une lecture récente pour moi d'ailleurs. J'ai écrit un term paper dessus que mon prof a beaucoup aimé donc je crois avoir les idées claires dessus.

 

Pour lui, dont l’œuvre principale est L’Homme (1940, plusieurs fois réédité), l’homme est avant tout un être de manque (Mängelwesen). Cette expression signifie que l’homme est inachevé, inadapté pour la survie dans la nature, pauvre en instincts, tout ce que Gehlen résume en utilisant le terme de Louis Bolk, à qui l’on doit le terme de « néoténie » : un être « retardé ». Bolk a publié dans les années 1920 plusieurs études influentes (lues par Plessner ainsi que par Lorenz) sur la rétention chez l’homme adulte de caractéristiques fœtales, un phénomène d’hétérochronie qu’il appelle « néoténie ». Pour Gehlen, la néoténie est une caractéristique définitoire de l’espèce humaine. Dans la mesure où l’homme n’a donc pas de milieu (le Umwelt de Uexküll), il doit s’en créer un. L’environnement de l’homme est artificiel, sa nature est culturelle. La culture apparaît comme une nécessité biologique pour l’homme comme Mängelwesen, car la nature le bombarde de sollicitations et de stimuli (« surstimulation », Reizüberflutung), qui font de son environnement un « champ de surprises » (Überraschungsfeld) et qui constituent ce que Gehlen appelle un « excédent impulsionnel », qu’il n’a pas l’appareil instinctif pour « diriger ». Il doit donc se livrer à un « délestage » (Entlastung), qui charge d’autres organes que ceux de son corps d’interpréter ces signaux et de conserver sa vie. Ces organes sont les institutions et la culture. Elles l’achèvent ou l’établissent, complètent sa structure initialement « ouverte » : d’être de manque, il devient un « être de discipline » (Zuchtwesen).

 

Du fait de son « manque » constitutif, l’homme est une créature particulièrement « ouverte » au monde, dans la mesure où son attitude par rapport à lui n’est pas fixée dans un schéma d’action rigide (fixed action pattern). Le comportement exploratoire est donc prédominant chez lui. D’une part, ce comportement, dans la mesure où il l’éloigne de la pression du donné matériel, lui permet de constituer des objets, au sens de l’objectivité scientifique. La constitution de ces objets est réalisée dans l’ « action ». La théorie gehlenienne de l’action est très importante, car elle constitue l’apogée de son approche à la fois anti-physicaliste et anti-spiritualiste. Pour le moment, il suffit de préciser que l’action est un processus psycho-physique au sens où il s’agit moins d’une altération univoque du milieu par un agent qu’une boucle de rétroaction (Gehlen parle du « cercle de l’action », Handlungskreis). Gehlen donne l’exemple de la parole : un son est émis, et en même temps qu’il est émis, est perçu par le locuteur, qui le modifie en conséquence, et c’est dans cette aliénation qui caractérise l’ « action » que l’homme prend conscience de son corps et de sa position dans le monde. De même, tous les mouvements causés sont rétroactivement éprouvés (zurückempfunden). Dans Gehlen comme dans Plessner se fait sentir l’influence de Hegel sur ce point (le rôle de l’aliénation dans la prise de conscience de soi). La position de l’homme est spécifique en ceci qu’il est cette créature qui prend position vis-à-vis de lui-même : l’approche de Gehlen est ici comparable à la notion de « positionnalité » dans Husserl et surtout Plessner, où l’homme est à la fois un point de vue sur le monde depuis un corps et un point de vue sur ce corps, une dualité qui définit à son tour ce que Plessner appelle notre « excentricité ». Pour Plessner en revanche, c’est dans le rire et les larmes que nous faisons l’expérience de cette faille ontologique.

Ça me paraît valider l'approche "externaliste" qui consiste à analyser l'esprit avec les concepts du monde "extérieur" (conçu comme sa manifestation), mais j'ai quand même un peu de mal à penser que c'est aussi facile que ça de rendre l'environnement familier. J'ai l'impression que ça repose quand même sur le présupposé "objectif" que le monde est familiarisable, qu'il est propice à l'existence humaine. Pas forcément: mon existence n'est pas nécessaire, l'erreur pourrait être une condition de la vie etc. Je tiens à préciser que ce que j'écris là n'est pas supposé être une critique de l'article, puisque l'article explique précisément que le dark side du predictive coding c'est le biais de confirmation et la path dependence dans l'auto-satisfaction des attentes (delusion, schizophrénie etc). J'essaie juste de make phenomenological sense de certains trucs et parfois d'indiquer en quoi les approches me paraissent diverger, mais comme je le pensais en lisant Damasio, elles ne divergent pas tant que ça du tout.

 

Il y a dans l'article sur le predictive coding des choses vraiment passionnantes sur le binocular rivalry et les perceptions multistables. Ça me fait penser à des points de théorie de l'identité personnelle sur la relation entre division du sujet et perception (et j'ai toujours pensé que l'unité du sujet était une mesure complexe de la santé mentale), et des problèmes de perception "grammaticaux" comme l'inquiétante étrangeté, mais peut-être on pourrait en parler ailleurs, si d'ailleurs ça t'intéresse at all, (à cause du titre je me suis senti concerné quand je suis tombé sur ce livre à la bibli donc je me suis assis entre les rayons et je l'ai lu d'une traite, c'est un excellent bouquin) j'ai déjà l'impression que les points de convergence entre phéno et neurobio sont assez tordus comme ça.

 

J'en reviens donc aux questions de perception pour le moment. Une question qui me taraude est la formulation dans le langage naturel des processus de perception, quand par exemple les auteurs écrivent: "To suppress those prediction errors, the system needs to find another hypothesis." Je sais que c'est une vraie remarque de philosophe, mais ça me pose un problème que des processus subconscients (et la même question se poserait pour les systèmes de relation inconscients) soient exprimées comme les states and doings d'un agent conscient (the system needs etc)! Je sais bien que c'est une facilité du langage, et Dawkins s'en explique aussi dans The Selfish Gene sur cette anthropomorphisation (et, pour ce qui nous intéresse, cette intentionnalisation ou cette conscientisation (i.e. le fait d'attribuer une intention ou une conscience)), mais c'est un fait frappant en soi sur notre psychologie, sur notre expérience du monde, sur notre langage même, que nous ayons besoin d'avoir recours à ces raccourcis, qui sont très probablement impossibles à éliminer totalement du langage, comme on a besoin de métaphores, de figures of speech. C'est si profondément ancré que Feynman écrit dans The Character of Physical Law que ça aide pour les calculs de s'imaginer que le rayon de lumière choisit littéralement le chemin le plus court entre deux points. C'est une sorte d'intuition première qui permet un peu de bootstrapping dans les calculs. Rien de surprenant dans ce mismatch pour un lecteur de Wittgenstein, qui y verrait simplement un signe de plus de l'inadéquation entre un schéma scientifique causal appliqué à un phénomène, l'esprit, qui ne procède pas comme ça (il distingue les raisons et les causes; les raisons sont comme le motif, et en donnant le motif, nous ne donnons pas la cause, mais une sorte d'interprétation de notre comportement, qui lui donne une signification, càd une publicité (pas de langage privé, tout ça; mais Wittgenstein n'est pas behavioriste pour autant)). Vous connaissez la Grammaire philosophique de Wittgenstein? L'idée de la "grammaire" n'a rien à voir ici avec ce qu'on entend communément par ce terme: la grammaire d'un concept est une sorte de règle pour faire de la philosophie correctement, et qui consiste à associer à la catégorie de concepts à laquelle le terme appartient. Or, parfois, la langue naturelle nous trompe sur la grammaire réelle de l'expression qu'on emploie, comme quand justement on dit "the system needs" ou "untel a des pensées" (pour prendre un exemple de W), car une pensée n'est pas une chose que l'on peut avoir, mais un attribut de quelqu'un. Ça va assez loin parce que ça motive la critique wittgensteinienne de Freud: il reproche à Freud de ne pas voir les rêves, par exemple, comme des phénomènes esthétiques, qui demandent donc une approche herméneutique similaire à celle qu'on a pour les oeuvres d'art, et pas de réductionnisme (en gros l'explication doit donner les raisons, validées en tant que telles par l'assentiment du rêveur, et non les causes; je ne sais pas si la psychanalyse soignerait grand monde à ce régime mais enfin). D'où deux renversements: les explications psychologiques ne sont pas causales, elles sont téléologiques (elles projettent une intention, et une intention a toujours un but, elle ordonne le réel en conformité à elle-même), et les concepts de la psychologie ne sont pas des entités "internes" et privées, mais le monde extérieur et les notions du quotidien, auxquelles même la psychologie scientifique revient ("the system needs"), et qui peut inclure des choses comme la background knowledge de Searle ou même la notion générale de rationalité, qui fournissent une sorte de cadre herméneutique pour l'interprétation.

 

J'y ai fait allusion plus haut mais une excellente application de l'approche grammaticale à la philo de la perception c'est l'uncaniness. Superficiellement, la perception d'un objet uncanny ressemble à une perception multistable, sauf qu'elle est indissociable d'une certaine réponse émotionnelle. Elle est exemplifiée par la perception d'objets qui ne sont pas vagues (du type de ce dont parle Williamson ou le paradoxe sorite: pas ça) mais qui ne se laissent pas classer par un concept, comme des robots qui ont l'air humain, ou une main apparemment humaine en fait en latex. Le problème que rencontre l'appareil perceptuel est d'un ordre grammatical (comment je classe ce truc?) et pas de l'ordre d'une correction (ceci est un tronc d'arbre; ah non c'est un crocodile). Ici on peut imaginer que le cerveau poppérien fait des conjectures et des réfutations comme un malade sans arriver à cerner ce qui se présente, mais sans non plus produire de concept à l'arrivée (c'est pas le jugement réfléchissant; mais de fait il y a un petit air de famille entre cette expérience et l'expérience du beau).

 

Je passe à la suite de tes remarques.

 

Le 06/01/2022 à 17:35, Lancelot a dit :

Ok tout ça c'est bien joli mais ça nous avance à quoi par rapport à ce que dit Searle ? À la limite il y a l'idée que la conscience dépende de la perception de soi en tant que sujet qui perçoit qui rejoint pas mal Damasio (avec les histoires de sensory portals etc.).

Oh je voulais surtout souligner la tension entre phénoménologie et psychanalyse sur la question de l'accès privilégié aux états mentaux. Sinon oui ça se recoupe pas mal.

 

Le 06/01/2022 à 20:14, Lancelot a dit :

perceptions non conscientes

Je dois avouer que j'ai du mal à envelopper ma tête autour de ce concept, parce qu'une caractéristique centrale de l'analyse phénoménologique de la perception est qu'elle est consciente (je perçois des significations). Je vois bien ce que ça peut vouloir dire (la vision aveugle par exemple?) mais répondre au fait que je ne peux pas voir mon inscription dans le monde en disant que je peux la voir sans en être conscient c'est un peu renommer le problème. Comme j'essayais de répondre à "pourquoi ne peut-on pas voir son inscription dans le monde", je répondais en employant "voir" dans ce sens phénoménologique de "ce que ça fait de voir" (et pas dans celui d'un processus purement physique de vision dans lequel la conscience est dispensable).

 

Le 06/01/2022 à 20:14, Lancelot a dit :

Sinon ces histoires d’œil qui ne peut pas se voir m'évoquent fortement du Schopenhauer quand il différencie le monde comme représentation et comme volonté, mais c'est une lecture qui date et pour l'instant le bouquin est dans un carton chez mes parents donc je peux me tromper.

Oui ça rappelle un peu l'idéalisme de manière générale, sauf que dans Schopenhauer, voir la volonté à l'oeuvre dans la réalité suppose une sorte d'intuition accessible seulement à une élite (les artistes) alors que la phénoménologie place le pouvoir créatif de la perception au coeur de l'expérience commune, et même comme condition du rapport interpersonnel. Donc ne serait-ce que sur la théorie esthétique, il y a une divergence majeure.

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Il y a 1 heure, POE a dit :

Euh

quel est le sujet du topic et de la discussion présente ?

 

Là ? Présentement ?

"Jusqu'à quand POE va-t-il mettre à l'épreuve la patience des interlocuteurs et lecteurs de ce topic avec des questions qui tapent à côté ?" je pense.

Mais faudrait peut-être que je lise le tread pour en savoir plus. Hey ! C'est une idée ça !

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Il y a 5 heures, Ultimex a dit :

 

Là ? Présentement ?

"Jusqu'à quand POE va-t-il mettre à l'épreuve la patience des interlocuteurs et lecteurs de ce topic avec des questions qui tapent à côté ?" je pense.

Mais faudrait peut-être que je lise le tread pour en savoir plus. Hey ! C'est une idée ça !

 

Pardon ? 

Le sujet c'est le DN

J'ai essayé de participer modestement en suivant le fil 

Il se peut que je raconte n'importe quoi mais ce que je dis c'est que je pense, donc je ne peux pas faire mieux

Je ne vois pas bien le rapport avec le DN des derniers échanges

A part être désagréable, quel est l'intérêt de ce que tu viens de dire ?

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On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

Je m'attendais à un article technique et un peu rasoir, et j'ai fini par y passer mon après-midi avec bonheur.

Clark est un philosophe, ça doit aider.

Note que ça a beau être un article important, il date de 2013 donc les théores du predictive coding (les siennes et celles des autres) ont avancé depuis. Le predictive coding n'étant qu'une école de pensée parmi d'autres (on a déjà parlé de Damasio, il y a aussi le global workspace de Dehaene...). Tous ces gens ne sont pas d'accord entre eux et sont convaincus de dire des choses très différentes.

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

Je suis désolé si ma réponse est longue aussi, mais comme mes tentatives de concision antérieures ont entraîné un déficit en clarté explicative, j'ai préféré m'assurer que j'étais clair.

Ma principale difficulté ici c'est que je ne sais pas trop ce pour quoi tu attends une réponse ou pas.

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

On quitte le schéma dualiste simpliste de la correspondance entre mes états mentaux (subjectifs) et les états de choses (objectifs).

Tout à fait, c'est pour ça que je suis dubitatif devant par exemple les thomistes quand ils viennent me raconter des trucs sur la réalité objective indépendamment des humains. De mon point de vue on ne peut atteindre qu'une objectivité relative à la nature humaine, et pour le reste par définition on ne peut pas savoir.

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

Mais il y a une autre solution "économique" pour la perception qui va dans le sens contraire de cet affinement de la prédiction, et qui est qu'on imagine le maximum compatible avec la survie. La faculté de l'imagination joue le rôle de délestage par rapport à la sur-sollicitation des stimuli du monde extérieur, si on veut (et j'aime le terme de surprise parce que certains phénoménologues allemands parlent justement du monde comme un "champ de surprises" pour un animal aussi pauvre d'instincts qui permettraient de les canaliser tel que l'homme).

Je ne suis pas sûr de comprendre. Pour toi il y a une opposition entre la perception efficace et la survie ? Parce que pour les tenant du predictive coding non. Aussi bien au niveau du développement de l'individu que phylogénétique, nos outils perceptifs (et cognitifs d'ailleurs) se construisent en interaction avec notre niche écologique. Donc effectivement si on veut notre perception ne vise pas à une représentation parfaite du monde, mais à une représentation optimale. Par exemple notre attention est capturée de manière plus ou moins innée par certains stimuli évolutionnairement pertinents, cf. tout plein de vidéos hilarantes avec des chats qui ont peur de concombres, et on pourrait aussi évoquer l'expérience certes un peu moins marrante où un chat élevé dans un environnement avec uniquement des lignes horizontales devient incapable de percevoir les lignes verticales.

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

je crois seulement que la phénoménologie ferait intervenir beaucoup plus de motivations dans la constitution de l'objet que simplement le besoin évolutionnaire de précision, et même si le predictive coding

Ne sous-estime pas la capacité d'un neuroscentifique à utiliser un concept pour expliquer plein de trucs. Par exemple l'homéostasie chez Damasio qui finit par expliquer le développement culturel.

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

Un exemple de raison totalement extérieure à la machine bayésienne est: est-ce que ce modèle me plaît ou pas. L'imagination satisfait tous mes désirs (fantasmatiques) sur les objets, et il n'est pas dit que je sacrifie à la précision, même à mes risques et périls, la satisfaction esthétique de la contemplation d'un objet à moitié rêvé. Ce qui me plaît alors, ce n'est pas l'objet et ses caractéristiques, mais ma perception, mon activité de percevoir elle-même, que je trouve belle (en effet, elle est artistique puisqu'elle improvise librement sur le sense-datum; peut-être est-elle à la racine de la création artistique en général), et qui me lie à l'objet d'une façon paradoxale, puisqu'elle m'empêche aussi de le voir tel qu'il est; elle me donne même une forte motivation pour ignorer son apparence réelle, au lieu du modèle du predictive coding dans lequel, quand c'est mon comportement qui est en jeu, la prédiction détermine en partie la sensation ("Thinking of going to the next pattern in a sequence causes a cascading prediction of what you should experience next.") En d'autres termes, pour une certaine acception du "désir", je ne pense pas que l'objet désiré, ce vers quoi mon action tend, soit "perçu" comme a l'air de l'entendre l'article (p186). En gros dans ce modèle, il n'y a jamais vraiment de mismatch entre la perception et l'action, parce que les deux coévoluent de manière à ce que l'action corresponde toujours à la prédiction. C'est une façon de voir les choses: imaginez que vous voyez une femme de loin qui est belle parce que vous la voyez pas très bien, ou parce que vous venez de passer vite près d'elle en voiture et n'avez perçu que 10% de ses traits, et imaginé le reste. Soit on pense qu'en s'approchant, on garde en tête l'image fantasmée par rapport à laquelle la femme de près est décevante (et donc on aime la perception, pas l'objet), soit on pense qu'en s'approchant de la femme, on perçoit une femme-de-près alors qu'avant on voyait une femme-de-loin, et qu'on adapte ses standards en conséquence. C'est ce que Hume (désolé si la référence à Hume est un peu obsessionnelle chez moi) appelle le spectateur judicieux. Le spectateur judicieux est celui qui ajuste sa vue à son objet : contrairement au spectateur proustien qui s’approche des choses "belles et mystérieuses pour [se] rendre compte qu’elles sont sans mystère et sans beauté", le spectateur judicieux sait qu’il ne peut retirer le même plaisir de la contemplation d’un être particulièrement beau vu de loin et de près, et adapte en conséquence non seulement ses attentes, mais jusqu’à l’apparence de cet être, ou l’impression qu’il nous en donne, qui ne deviendra bientôt plus qu’une idée, en s’éloignant de nouveau dans le passé de sa mémoire. Je trouve la seconde idée "optimiste" très raisonnable, et bien justifiée dans l'article par le modèle économique de thermodynamique, selon lequel, en minimisant la marge d'erreur (maximisée par le spectateur proustien), on minimise aussi l'effort. Mais j'ai un peu de mal à réconcilier ça avec la tension vers une approximation précise de la réalité, ou alors il faut choisir entre la correspondance attentes/réalité "extérieure" et attentes/perceptions. Si les perceptions ne s'ajustent que marginalement à la réalité "extérieure" pour économiser de l'énergie, il va y avoir des problèmes darwiniens. Pour dire les choses clairement, j'ai du mal à voir comment ce modèle rend compte de l'apprentissage, de la douleur, de la frustration (si à chaque fois la perception est ajustée à l'attente, il n'y a jamais de déception des attentes: on porte des lunettes roses).

Pour répondre globalement à ça, je pourrais d'abord remarquer que dans un état d'esprit darwinien le but n'est pas d'avoir une approximation précise de la réalité mais optimale (i.e. qui permette de survivre et se reproduire), et on a certainement plus de chances de faire ça en prenant un peu de graine de la seconde approche. Ensuite il ne faut pas voir le predictive coding comme un seul gros mécanisme avec les mêmes paramètres partout, au contraire il s'agit fondamentalement d'une théorie computationnelle qui veut expliquer comment les neurones communiquent entre différentes parties du cortex. Rien n'empêche que certains processus soient fine-tuned pour une représentation très précise et que d'autres tolèrent une plus grande marge d'erreur. L'apprentissage consiste justement à changer ces paramètres (qu'on peut imaginer comme des poids de connection dans un réseau de neurones). Le fait de trouver une valeur optimale (ici d'erreur tolérée) est justement un truc ou ces modèles excellent.

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

Du reste, c'est le genre de problèmes que traite l'article (p191 sq: How can a neural imperative to minimize prediction error by enslaving perception, action, and attention accommodate the obvious fact that animals don’t simply seek a nice dark room and stay in it?

À ce sujet la réponse de Friston (la figure de proue de la formulation la plus populaire du predictive coding et celle dont parle Clark) dans un commentaire de l'article :

Quote

The dark room problem. Clark introduces and then (almost) dismisses the dark room problem by appeal to itinerant (exploratory) behaviours that minimise surprise over long periods of time (that is, minimise sensory entropy). I think that his discussion is exactly right; however, the “grain of truth” in the dark room problem can be dismissed in an even simpler way – by noting that prediction errors are only defined in relation to predictions. For example, when we enter a dark room, the first thing we do is switch on a light. This is because we expect the room to be brightly lit (or more exactly, we expect our bodily movements to bring this about). In other words, the state of a room being dark is surprising because we do not expect to occupy dark rooms. This surprise depends upon (prior) expectations, but where do these prior beliefs come from? They come from evolution and experience, in the sense that if we did not have these prior beliefs, we would be drawn to dark rooms and die there. In short, a dynamic world can only support a generative model of that world (prior beliefs) that predicts the dynamics it encounters – predictions that action fulfils.

 

Si ça t'intéresse il y a un document de 70 pages avec le texte + plein de commentaires (quand je disais que c'est un article important...) : https://www.fil.ion.ucl.ac.uk/~karl/Whatever next.pdf

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

Hume a une expression magnifique pour désigner cet espèce de comportement self-delusional: il parle de castle-building (“Plagiaries are delighted with praises, which they are conscious they do not deserve; but this is a kind of castle-building, where the imagination amuses itself with its own fictions, and strives to render them firm and stable by a sympathy with the sentiments of others.” Voilà un bon exemple de réalité sociale, càd une réalité à laquelle seule l'intersubjectivité, et non les motivations internes au sujet, donne une consistance. Mais une consistance qui résiste à la volonté du sujet existe bien dans les deux cas. Ce n'est pas juste du solipsisme et du rêve baroque. Bien sûr, on pourrait m'objecter que c'est une définition très libérale de la réalité, comme tout ce qui résiste à la volonté consciente

Ce n'est pas très différent de la définition de la réalité comme ce contre quoi on peut se cogner (physiquement ou métaphoriquement).

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

Pour lui, dont l’œuvre principale est L’Homme (1940, plusieurs fois réédité), l’homme est avant tout un être de manque (Mängelwesen). Cette expression signifie que l’homme est inachevé, inadapté pour la survie dans la nature, pauvre en instincts

"Pauvre en instincts" est une formule intéressante. Je peux te présenter un autre article classique, From sensation to cognition (Mesulam, 1998) où on peut lire le développement suivant (attention je vais traduire à la volée un bout de paragraphe de ma thèse) : la grenouille ou le rat ont des réponses principalement stéréotypiques à leur environnement (même dans le cas où ces réponses entraînent des conséquences négatives) parce que la détection d'évènement significatifs (nourriture, danger...) est reléguée chez ces espèces aux organes périphériques, tandis que toute spécificité d'information est rapidement perdue au niveau du cervau car les signaux venant de différentes modalités y sont immédiatement mélangés. Chez les humans, en revanche, les réflexes jouent un rôle moins important dans le répertoire comportemental. Un cerveau plus gros, et une organisation plus différenciée permet une meilleure fidélité de représentation et un comportement plus flexible.

 

D'un autre côté tu as aussi le concept d'"active inference" pour expliquer la prise de décision et l'initiative (Clark en parle). Je trouve cette perspective assez hillarante : pourquoi est-ce que je décide de bouger ma main devant moi ? Parce que j'ai émis une prédiction que ma main serait là, et mes aires motrices ont enclenché ce mouvement pour "corriger l'erreur" venant du fait qu'elle n'y était pas :icon_ptdr:

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

Ça me paraît valider l'approche "externaliste" qui consiste à analyser l'esprit avec les concepts du monde "extérieur" (conçu comme sa manifestation), mais j'ai quand même un peu de mal à penser que c'est aussi facile que ça de rendre l'environnement familier. J'ai l'impression que ça repose quand même sur le présupposé "objectif" que le monde est familiarisable, qu'il est propice à l'existence humaine.

Ce n'est pas tant de mon point de vue une question d'être propice à l'existence humaine, c'est que le monde dans lequel nous évoluons est notre niche écologique. Peut-être qu'il y a une dimension transcendentale que nous ne pourrons jamais percevoir parce que la percevoir nous liquéfierait le cerveau. Dans ce cas c'est logique que nous ayons évolué pour ne pas en avoir conscience et dans un coin de l'univers où nous en sommes abrités. D'un autre côté l'univers d'une chauve souris n'est pas vraiment le même que celui d'un être humain (ou du moins il ne l'est que dans la mesure où leurs facultés perceptives et cognitives s'intersectent).

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

Une question qui me taraude est la formulation dans le langage naturel des processus de perception, quand par exemple les auteurs écrivent: "To suppress those prediction errors, the system needs to find another hypothesis." Je sais que c'est une vraie remarque de philosophe, mais ça me pose un problème que des processus subconscients (et la même question se poserait pour les systèmes de relation inconscients) soient exprimées comme les states and doings d'un agent conscient (the system needs etc)! Je sais bien que c'est une facilité du langage

De mon côté ça ne me passionne guère. On fonctionne par métaphore, oui. Les théories scientifiques sont des métaphores, les maths sont des métaphones. On n'en sortira pas donc bof.

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

J'y ai fait allusion plus haut mais une excellente application de l'approche grammaticale à la philo de la perception c'est l'uncaniness. Superficiellement, la perception d'un objet uncanny ressemble à une perception multistable, sauf qu'elle est indissociable d'une certaine réponse émotionnelle. Elle est exemplifiée par la perception d'objets qui ne sont pas vagues (du type de ce dont parle Williamson ou le paradoxe sorite: pas ça) mais qui ne se laissent pas classer par un concept, comme des robots qui ont l'air humain, ou une main apparemment humaine en fait en latex. Le problème que rencontre l'appareil perceptuel est d'un ordre grammatical (comment je classe ce truc?) et pas de l'ordre d'une correction (ceci est un tronc d'arbre; ah non c'est un crocodile). Ici on peut imaginer que le cerveau poppérien fait des conjectures et des réfutations comme un malade sans arriver à cerner ce qui se présente, mais sans non plus produire de concept à l'arrivée (c'est pas le jugement réfléchissant; mais de fait il y a un petit air de famille entre cette expérience et l'expérience du beau).

Autour de 2017 je m'étais pas mal intéressé à l'uncanny valley et effectivement il y a des gens qui interprètent ça en termes de predictive coding (Saygin, A. P., Chaminade, T., Ishiguro, H., Driver, J., & Frith, C. (2012). The thing that should not be: predictive coding and the uncanny valley in perceiving human and humanoid robot actions. Social cognitive and affective neuroscience, 7(4), 413-422.)

 

On 1/11/2022 at 6:52 PM, Vilfredo said:

Je dois avouer que j'ai du mal à envelopper ma tête autour de ce concept, parce qu'une caractéristique centrale de l'analyse phénoménologique de la perception est qu'elle est consciente (je perçois des significations). Je vois bien ce que ça peut vouloir dire (la vision aveugle par exemple?) mais répondre au fait que je ne peux pas voir mon inscription dans le monde en disant que je peux la voir sans en être conscient c'est un peu renommer le problème. Comme j'essayais de répondre à "pourquoi ne peut-on pas voir son inscription dans le monde", je répondais en employant "voir" dans ce sens phénoménologique de "ce que ça fait de voir" (et pas dans celui d'un processus purement physique de vision dans lequel la conscience est dispensable).

Le problème ici c'est que, pour paraphraser Niels Bohr (Everything we call real is made of things that cannot be regarded as real), tous les processus dont on peut être conscients peuvent aussi avoir lieu sans  qu'on en ait conscience.

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26 minutes ago, Lancelot said:

Ce n'est pas tant de mon point de vue une question d'être propice à l'existence humaine, c'est que le monde dans lequel nous évoluons est notre niche écologique. Peut-être qu'il y a une dimension transcendentale que nous ne pourrons jamais percevoir parce que la percevoir nous liquéfierait le cerveau. Dans ce cas c'est logique que nous ayons évolué pour ne pas en avoir conscience et dans un coin de l'univers où nous en sommes abrités.

Ou alors à la Pratchett, peut-être que nous voyons des miracles tous les jours mais que nos mécanismes de défense psychiques nous font les oublier/négliger.

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il y a 15 minutes, Lancelot a dit :

Note que ça a beau être un article important, il date de 2013 donc les théores du predictive coding (les siennes et celles des autres) ont avancé depuis. Le predictive coding n'étant qu'une école de pensée parmi d'autres (on a déjà parlé de Damasio, il y a aussi le global workspace de Dehaene...). Tous ces gens ne sont pas d'accord entre eux et sont convaincus de dire des choses très différentes.

Oui tu m'avais conseillé de lire Le Code de la conscience. Je vais peut-être créer comme toi un fil genre "neurosciences et phénoménologie - réservé aux philosopheux" pour éviter qu'on vienne ronchonner, j'ai quelques lectures à faire, il y a aussi de nombreux neurobiologistes qui passent leur carrière à faire ce lien (Pankseep apparemment).

 

il y a 18 minutes, Lancelot a dit :

Pour toi il y a une opposition entre la perception efficace et la survie ?

Non, plutôt comme tu le dis entre une perception optimale, càd économique, et une perception adéquate avec la réalité, sous forme de mapping.

 

il y a 23 minutes, Lancelot a dit :

nos outils perceptifs (et cognitifs d'ailleurs) se construisent en interaction avec notre niche écologique

Je n'ai pas tes références en neurobio bien sûr mais je crois me souvenir d'un cours de Peterson où il explique que les chats ont des slit eyes parce qu'ils chassent des créatures qui se déplacent latéralement, et pas des kangourous. On peut se demander dans quelle mesure l'environnement social influence aussi le phénotype (les théories de la domestication). Là-dessus Gehlen serait en désaccord avec Lorenz.

 

il y a 28 minutes, Lancelot a dit :

Ce n'est pas très différent de la définition de la réalité comme ce contre quoi on peut se cogner (physiquement ou métaphoriquement).

Je ne sais pas, je me méfie de cette formule (pour vérifier mon intuition je l'ai tapée sur google et même Le Pen la cite) 1) parce que l'usage qui en est fait est parfois celui du réalisme naïf (il y a le sujet, la réalité, boum ils se cognent) 2) parce que Lacan l'emploie dans un sens bien différent, pour ne pas dire complètement opposé. Je viens de la philo analytique donc je tiens à préciser que j'ai autant de mal que tout le monde à comprendre cette littérature, mais je vais essayer d'expliquer ce que je comprends. Le réel, c'est tout ce dont la structure de relations que fait le psychotique ne fait pas sens, tout ce qu'elle rejette pour se maintenir en vie. Je crois que toute personne a pu expérimenter que le fantasme fait tout pour se maintenir en vie (un peu comme un parasite). C'est sur ce genre d'expériences que se base le b.a ba de la psychanalyse. Mais dans le cas où la satisfaction d'une pulsion risquerait de causer ma perte, elle peut aussi être refoulée. Dans le cas du refoulement cependant, les signifiants sont "refoulés" dans l'inconscient. Freud évoque même la possibilité que le mécanisme du refoulement soit à l'origine même de la constitution de cette partie entière du psychisme qu'est l'inconscient. Dans le cas du "rejet" toutefois (la "forclusion" dans le vocabulaire lacanien, qui traduit Verwerfung dans Freud), les signifiants ne sont pas "forclos" dans l'inconscient, "à l'intérieur" du sujet, mais "à l'extérieur", de façon hallucinatoire. Mais bien sûr, ils ne sont pas perçus comme hallucinatoire, car le propre de l'hallucination est de ne pas se laisser voir comme telle. Dans cette (et en fait toute) structure symbolique, il y a donc un point aveugle, un trou, éventuellement le traumatisme autour duquel la psychose s'est construite comme coping mechanism, et ce trou, c'est le réel (Lacan parle aussi de l'"impossible"), et c'est là-dessus que le travail de l'analyse doit permettre de mettre des mots. Au stade de mes lectures, je ne saurais pas répondre à la question: quelle est la différence entre le Réel et l'objet petit a (la cause du désir). Mais je sais que ce qui est rejeté, ce ne sont pas des objets de "la réalité", ce sont bien des signifiants. Lacan reprend la linguistique de Saussure, sauf qu'il ne pense pas que l'articulation signifiant/signifié soit arbitraire; le signifiant forclos par excellence, c'est la castration. Dans les Ecrits, Lacan pose le problème suivant: qu'est-ce qui est rejeté, quand l'enfant refuse la castration? On a beau dire que Lacan est obscur, il pose aussi des questions toutes bêtes de lecteur de Freud. Ça ne peut pas être le "manque" de pénis chez la femme, parce qu'on ne perçoit pas des absences ou des manques. Lacan répond en disant qu'en gros le problème n'est pas: qu'est-ce qui est rejeté, mais: qu'est-ce qui est symbolisé? L'enfant symbolise, càd assimile à son moi, tout sauf le signifiant qui devrait l'être, et il constitue le Réel en tant qu'il est le domaine qui subsiste hors de la symbolisation. "Ce qui a été forclos du symbolique réapparaît dans le réel." Le réel est constitué par l'oeuvre du sujet, même si Lacan ne le dirait pas comme ça. Il ne préexiste pas à la forclusion, qui le découpe d'une certaine manière. C'est ici qu'on voit en quoi Lacan est considéré comme structuraliste: la langue est un découpage synchronique à la fois sémantique et sonore (où les mots commencent et s’arrêtent). Certaines différences vont avoir du sens et pas d’autres. On peut voir ça comme une forme d'axiomatisation, et ramener tout ce que je viens de dire à des choses connues en épistémologie, sauf qu'ici ce qui nous intéresserait, si on veut faire cette analogie, ce n'est pas l'axiomatisation comme systématisation en maths, c'est l'occurrence d'un processus psychique apparemment sans aucun rapport avec l'axiomatisation, mais que Lacan décrit un peu comme tel, afin de pouvoir l'enseigner. Les maths, l'épistémologie, la logique servent à Lacan d'outils pour transmettre un savoir à des futurs psychanalystes. Comment autrement parler à des êtres de pulsions tels que les conçoit la psychanalyse de désir, de frustration, de castration et de psychose? L'approche lacanienne est une dépsychologisation radicale de la psychanalyse, si on veut. Tous les affects sont trompeurs: ils appartiennent soit au registre symbolique, soit à l'imaginaire. Autant je ne veux pas écrire un wot sur Lacan, surtout que j'ai l'impression que les questions de phéno/biologie t'intéressent plus, autant je suis un peu frustré de voir souvent (pas par toi du tout en particulier, mais en général) "le réel c'est quand on se cogne" cité hors contexte. Je vais avoir le temps de me consacrer à la psychanalyse pendant le semestre qui vient. Ce sur quoi je veux insister pour le moment du moins, c'est que, quand on se cogne, on se cogne la tête aux murs d'une structure qu'on a soi-même construite. Pas à un mur "réel" au sens naïf, et pas même au mur de l'intersubjectivité d'autrui, par exemple si j'emploie un mot dans un sens alors qu'il en a un autre. D'ailleurs, quittons Lacan, expérience de pensée: imaginez quelqu'un qui emploie correctement un terme, puis se met à l'employer de travers: est-ce qu'il a su employer ce terme, puis n'a plus su le faire, ou est-ce que le fait qu'il ait à un moment divergé de l'usage montre rétrospectivement qu'en fait, même auparavant, et en dépit des apparences, il n'avait jamais su ce que le mot voulait dire? La première option paraît arbitraire, la deuxième est inquiétante (c'est le risque du quiproquo permanent, un peu comme dans Hume il y a le risque permanent que le soleil ne se lève pas et que la chute d'un caillou détruise le soleil; on ne choisit pas vraiment de l'ignorer, on est "accoutumés" à l'ignorer).

 

Quelque chose qui décrit de façon éclairante ce que l'univers du Réel est en tant que constitué par la forclusion, c'est l'hallucination. A mon tour de citer un (excellent, et très bel) article (ça a aussi l'avantage de raccourcir les messages): http://www.daseinsanalyse.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=60:dastur-f-2332013&catid=2:textes-des-communications&Itemid=16 (Françoise Dastur a aussi écrit quelques très bons livres sur Heidegger.) De même que les affects peuvent décevoir, mais ce sont tout de même des signifiants (un peu comme Descartes dit que, même si ma perception de daltonien peut produire un jugement faux, ma perception n'est pas fausse), de même les hallucinations ne sont pas de fausses perceptions. Maintenant que j'y pense il y aurait des tonnes de choses à écrire sur le type de relation intersubjective bien particulière qui s'établit entre analyste et analysé (les livres de Bruce Fink en parlent, je laisse un article ici aussi: https://thediscourseunit.files.wordpress.com/2016/05/arcp8gomezcamarena.pdf (ne pas se laisser effrayer par le titre; je le linke aussi parce qu'y est expliqué de façon claire et no-bs l'usage que JL fait de la logique)).

 

Il y a 3 heures, Lancelot a dit :

la grenouille ou le rat ont des réponses principalement stéréotypiques à leur environnement (même dans le cas où ces réponses entraînent des conséquences négatives) parce que la détection d'évènement significatifs (nourriture, danger...) est reléguée chez ces espèces aux organes périphériques, tandis que toute spécificité d'information est rapidement perdue au niveau du cervau car les signaux venant de différentes modalités y sont immédiatement mélangés. Chez les humans, en revanche, les réflexes jouent un rôle moins important dans le répertoire comportemental. Un cerveau plus gros, et une organisation plus différenciée permet une meilleure fidélité de représentation et un comportement plus flexible.

Je suis content que ça t'intéresse ("pauvre en instincts"). Gehlen parle aussi, visiblement inspiré par Nietzsche, d'"animal indéterminé" (<==> "pauvre en instincts"). La citation vient encore de Par-delà bien et mal, §62, où Nietzsche déplore que les religions soient utilisées comme fins et non comme moyens d’éducation, ce qu’une institution gehlenienne doit être. La "retardation" de l’homme engendre chez cette espèce un rapport particulièrement déréglé au temps, qui est comme la traduction consciente dans l’existence de l’individu du phénomène hétérochronique qui frappe l’espèce. Les impulsions sexuelles, par exemple, ne sont pas périodiques mais chroniques, et il n'est pas dit que l'environnement "social" nous préserve plus de la surstimulation (le Überraschungsfeld) que la nature. Il n'y a rien qui surstimule dans la nature comme une galerie marchande. Gehlen a déjà en 1940 des pages très dures contre cette ambiance "urbaine", que dirait-il aujourd'hui... C'est ce genre de trucs aussi que j'avais en tête en disant que j'étais pas sûr qu'on rendait le monde plus habitables. C'est aussi quelque chose que Peterson dit quand il se fait lyncher pour évoquer le fait que les femmes devraient peut-être revoir leur dressing code si elles veulent travailler avec des hommes.

 

(J'avais intégré ici moi aussi un long extrait d'un travail que j'ai rendu sur Gehlen mais du coup le message était tellement long que ça devenait ridicule, mais ça portait plus en détails sur cette question justement de l'instinct, du comportement exploratoire, de la différence entre comportement finalisé et comportement "ouvert" (Lorenz parle d'action qui tourne "à vide"), le rôle du jeu, de la différence entre un Umwelt et un "monde d'objets" et en fait la manière dont se constituent collatéralement le corps-vécu (càd le corps non pas physique, mais tel qu'il est expérimenté (les Allemands ont deux mots)) et le monde autour de moi etc. Si ça t'intéresse ou si ça intéresse d'autres gens je peux toujours en parler quand même, mais autant lire Gehlen c'est vraiment bien.)

 

Mais tu as tout à fait raison de parler de comportement stéréotypés, c'est exactement ce que l'homme n'a pas. Pour Gehlen, c'est la faute de la néoténie. Pour Lorenz, c'est la faute de la domestication. Cette deuxième interprétation explique des "vestiges" instinctifs dans le comportement humain, du type de ceux dont parle Darwin dans The Expression of Emotions. Ce qu'il y a de moins sympa dans Gehlen, c'est que cette flexibilité est perçue comme un danger évolutif, la néoténie comme une preuve contre le darwinisme (l'homme est pas adapté tavu) d'où le besoin d'institutions très fortes pour le canaliser. On peut malgré tout comprendre en lisant L'Homme, Urmensch und Spätkultur et Moral und Hypermoral comment le mec a pu apprécier le nazisme. Mais c'est tout de même une question très sérieuse: quel degré de flexibilité est dangereux, et comment s'auto-canaliser ou s'auto-équilibrer, si vraiment nous sommes aussi imbalanced que Gehlen le dit. J'ai cette théorie qu'à la fois les anthropologies ultraconservatrices comme celle de Gehlen, la psychanalyse freudienne (Jung je connais moins mais ça va aussi dans ce sens; je parle de Freud à cause du rôle que joue le Surmoi et la civilisation dans la répression nécessaire des pulsions (Malaise dans la civilisation) et le meurtre du père qui transforme la prohibition de force en loi (Totem et tabou)) et la phénoménologie sont des façons différentes de conjurer l'optimisme nietzschéen du surhomme, celui qui serait le maître et créateur de ses interprétations, par exemple en réduisant l'"homme" à l'esclave (Gehlen), en faisant appel aux structures profondes et intemporelles de la psyché (Freud) ou en montrant à quel point notre représentation du monde (et nous-mêmes) sommes vulnérables (la phénoménologie, cf l'article de Dastur). Les rapports entre Gehlen, Plessner, Scheler (ce qui s'est appelé l'"anthropologie philosophique") et la phénoménologie sont bien connus et étudiés en Allemagne (Scheler était proche de Husserl, et on peut aussi lire Gehlen comme une grande entreprise anti-heideggérienne de resubstantialisation de l'ontologie, avec une prise en considération du corps, très loin de la structure anthropologique désubjectivée du Dasein). Ce qui les intéresse désormais (et c'est anti-Heidegger, mais pas anti-phénoménologie du tout), c'est comment l'homme acquiert son corps (par l'action, répond Gehlen: j'agis, je me vois agir; je prononce un mot, et je l'entends aussitôt, et je peux le moduler, c'est une boucle de rétroaction, qui me fait émerger comme modificateur possible d'objets perçus aussitôt créés) (et on distingue le corps physique, Körper, du corps-vécu, Leib). De façon assez parlante, ce qui manque à ce courant, c'est une phénoménologie de l'amour et de l'expérience sexuelle. C'est venu très tard (Scruton, Marion sur l'érotisme, des trucs d'horizons très différents et rien qui approche une synthèse cohérente sur le sujet).

 

Il y a 4 heures, Lancelot a dit :

D'un autre côté l'univers d'une chauve souris n'est pas vraiment le même que celui d'un être humain (ou du moins il ne l'est que dans la mesure où leurs facultés perceptives et cognitives s'intersectent).

What is it like to be a bat c'est déjà de la phénoménologie :mrgreen: Peut-être plus ton genre de phénoménologie d'ailleurs! Il faudrait que je relise Mortal Questions pour vérifier si par le caractère subjectif de l'expérience, Nagel entend qu'elle est vécue d'un certain point de vue, depuis un certain corps, ou s'il fait appel à certaines caractéristiques de l'expérience (comme un certain type de vision, un certain type de perception, et, à un autre niveau, une certaine manière de processer les sense-data selon tel ou tel modèle e.g. le predictive coding pour le cerveau humain).

 

Il y a 4 heures, Lancelot a dit :

Autour de 2017 je m'étais pas mal intéressé à l'uncanny valley et effectivement il y a des gens qui interprètent ça en termes de predictive coding (Saygin, A. P., Chaminade, T., Ishiguro, H., Driver, J., & Frith, C. (2012). The thing that should not be: predictive coding and the uncanny valley in perceiving human and humanoid robot actions. Social cognitive and affective neuroscience, 7(4), 413-422.)

Ah merci ça m'intéresse beaucoup, je vais lire ça demain! Là par contre il faut vraiment que je dorme. Je ne veux pas que mes neurorécepteurs commencent à perdre leur sensibilité à la norépinephrine et la sérotonine.

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Il y a 4 heures, Lancelot a dit :

Le problème ici c'est que, pour paraphraser Niels Bohr (Everything we call real is made of things that cannot be regarded as real), tous les processus dont on peut être conscients peuvent aussi avoir lieu sans  qu'on en ait conscience.

Pour le coup c'est l'argument de Nagel contre le physicalisme: l'expérience est vécue d'une certaine façon, et prendre une expérience subjective en lui ôtant la façon dont elle est vécue (ie consciemment), c'est déjà ne plus étudier la même chose. C'est pour ça que Nagel dit qu'on a une conscience à partir du moment où ça a du sens de se poser la question: qu'est-ce que ça fait d'être Vilfredo ou une chauve-souris (vu l'heure qu'il est, peu de différence)? On peut aussi dire que je ne suis pas conscient de toutes les causes infra-conscientes des mouvements de mes membres, mais ces causes ne font pas partie de mon expérience. Hume attaque l’idée de connexion nécessaire à la fois dans les événements mais aussi, on l'oublie, dans les actions. Par exemple, ce à quoi ma volonté, quand je bouge, s’applique immédiatement, n’est pas mes membres, mais les tissus et les esprits animaux de mon corps, dont je ne suis pas conscient. L’esprit veut donc une certaine action, mais ne veut pas les actions intermédiaires qui en permettent la réalisation. Mais, remarque Hume, nous ne pouvons être conscient de l’un sans être conscient de l’autre, puisqu’ils s’enchaînent ! Que le mouvement suive la volonté est donc, comme toutes les autres observations causales, une affaire d’induction (ou un miracle pour Wittgenstein; mais Hume écrit que the fall of a pebble might extinguish the sun, donc il laisse toujours ouverte la possibilité d'une transgression radicale des régularités observées, c'est la base de la riddle of induction). Le "pouvoir" de bouger n’est pas connaissable. Anscombe dirait peut-être que décrire l’action comme "je bouge mon bras" ou "j’entraîne des esprits animaux, des nerfs et des tissus dans un mouvement qui aboutit à ce que mon bras bouge" ne sont que deux descriptions coréférentielles, mais aux valeurs épistémiques différentes, de la même expression d’intention (de même que "Il coupe du bois" et "Il coupe le bois de Harry": je peux reconnaître mon action sous une description et pas sous une autre, et ça fait partie de mon expérience de l'action et donc de la manière dont j'agis.)

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12 hours ago, Vilfredo said:

pour éviter qu'on vienne ronchonner

Le sujet du DN est au final assez rebattu (en tous cas ici) et peu polémique à condition de savoir de quoi on parle. Je savais que je prenais le risque que ça parte en couille sur de l'ontologie et de l'épistémologie mais je dois admettre que je ne sais pas trop comment on en est arrivés là. On peut essayer de recentrer, et je pense qu'on y arrive doucement en recentrant sur les histoires de se cogner.

 

12 hours ago, Vilfredo said:

Non, plutôt comme tu le dis entre une perception optimale, càd économique, et une perception adéquate avec la réalité, sous forme de mapping.

Pour Damasio toute perception et tout concept qu'on peut avoir en tête résulte d'un ensemble de mappings sensori-moteurs. C'est une perspective qu'on appelle la grounded cognition (cognition incarnée, ou située) et ça t'intéressera peut-être vu que tu insistes beaucoup sur le langage :

Quote
Barsalou, L. W. (2008). Grounded cognition. Annu. Rev. Psychol., 59, 617-645.
 

Grounded cognition rejects traditional views that cognition is computation on amodal symbols in a modular system, independent of the brain's modal systems for perception, action, and introspection. Instead, grounded cognition proposes that modal simulations, bodily states, and situated action underlie cognition. Accumulating behavioral and neural evidence supporting this view is reviewed from research on perception, memory, knowledge, language, thought, social cognition, and development. Theories of grounded cognition are also reviewed, as are origins of the area and common misperceptions of it. Theoretical, empirical, and methodological issues are raised whose future treatment is likely to affect the growth and impact of grounded cognition.

 

Après un processus cognitif peut avoir différentes caractéristiques. Il peut par exemple être soit économique, rapide et efficace, soit extensif, long et laborieux. Et là on tombe dans du Kahneman qui dirait qu'il est inconscient dans le premier cas et conscient dans le second.

 

12 hours ago, Vilfredo said:

Je n'ai pas tes références en neurobio bien sûr mais je crois me souvenir d'un cours de Peterson où il explique que les chats ont des slit eyes parce qu'ils chassent des créatures qui se déplacent latéralement, et pas des kangourous. On peut se demander dans quelle mesure l'environnement social influence aussi le phénotype (les théories de la domestication).

Il ne faut pas aller chercher plus loin que Darwin et la sélection sexuelle pour en avoir un exemple. L'environnement social fait effectivement partie de l'environnement.

 

12 hours ago, Vilfredo said:

Je ne sais pas, je me méfie de cette formule (pour vérifier mon intuition je l'ai tapée sur google et même Le Pen la cite) 1) parce que l'usage qui en est fait est parfois celui du réalisme naïf (il y a le sujet, la réalité, boum ils se cognent) 2) parce que Lacan l'emploie dans un sens bien différent, pour ne pas dire complètement opposé.

Je ne crois tomber dans aucun des deux cas donc ça devrait bien se passer :mrgreen:

 

12 hours ago, Vilfredo said:

Autant je ne veux pas écrire un wot sur Lacan

Too late.

 

12 hours ago, Vilfredo said:

Ce sur quoi je veux insister pour le moment du moins, c'est que, quand on se cogne, on se cogne la tête aux murs d'une structure qu'on a soi-même construite.

Parfois sans doute (dans ce cas je dirais qu'il s'agit d'un niveau d'objectivité faible, qui peut devenir plus fort si tu persuades ton voisin), parfois un mur est juste un mur indépendamment de moi. La question se pose de savoir si un mur est toujours un mur quand personne n'est là pour se cogner dedans mais ça ne dépend pas de moi spécifiquement, ça dépend de l'existence dans l'univers de créatures susceptibles de s'y cogner.

 

12 hours ago, Vilfredo said:

Ce qu'il y a de moins sympa dans Gehlen, c'est que cette flexibilité est perçue comme un danger évolutif, la néoténie comme une preuve contre le darwinisme (l'homme est pas adapté tavu) d'où le besoin d'institutions très fortes pour le canaliser. On peut malgré tout comprendre en lisant L'Homme, Urmensch und Spätkultur et Moral und Hypermoral comment le mec a pu apprécier le nazisme.

Oui je dois admettre que je ne comprends pas pourquoi ça le rend aussi rageux, ton gars. Personnellement je le vis plutôt bien d'avoir de la flexibilité et le second paragraphe me fait plus envie que le premier quand Mesulam décrit :

Quote

Inflexible bonds between sensation and action lead to instinctual and automatic behaviours that are resistant to change, even when faced by negative consequences. For example, frogs whose optic nerve has been cut and allowed to fully regenerate after a 180° rotation of the eye will repeatedly snap at mud and moss on the ground when presented with a fly above the head (Sperry, 1965); a turkey hen, whose protective maternal instincts dictate an attack on any moving object that fails to utter the characteristic peep of her chicks, will peck her own newly hatched progeny to death if she is made deaf (Schleidt and Schleidt, 1960); a herring gull whose eggs have been displaced to an adjacent and clearly visible site will proceed to incubate the emptied original nest and ignore the clutch of eggs lying right next to her (Tinbergen, 1951); and rats with crossed sensory nerves in the hind limbs, one of which is inflamed, will hop on three legs to protect the healthy rather than the sore foot (Sperry, 1965).

Advanced mammals with an intact CNS are less vulnerable to the emergence of such inflexible patterns. With the exception of some autonomic, brainstem and spinal reflexes, the behaviour of primates displays a much greater latitude in translating sensation into action, so that identical sensory events can potentially trigger one of many different reactions, depending on the peculiarities of the prevailing context. A stimulus that deserves to be approached in one setting may need to be avoided in another; highly desirable consummatory acts may need to be postponed in the presence of danger; the same glass may appear half-full or half-empty depending on mood; and a petite madeleine can trigger a spectrum of reactions ranging from brief salivation to a torrent of words that can hardly be contained by seven volumes of compact prose. This loosening of stereotyped stimulus–response linkages endows the organism with the biological freedom to choose one of many potentially available responses. The resultant coarse mapping of responses onto circumstances creates a setting where the rules of competitive selection can operate to promote rapid change and adaptation.

 

12 hours ago, Vilfredo said:

Ce qui les intéresse désormais (et c'est anti-Heidegger, mais pas anti-phénoménologie du tout), c'est comment l'homme acquiert son corps (par l'action, répond Gehlen: j'agis, je me vois agir; je prononce un mot, et je l'entends aussitôt, et je peux le moduler, c'est une boucle de rétroaction, qui me fait émerger comme modificateur possible d'objets perçus aussitôt créés) (et on distingue le corps physique, Körper, du corps-vécu, Leib). De façon assez parlante, ce qui manque à ce courant, c'est une phénoménologie de l'amour et de l'expérience sexuelle. C'est venu très tard (Scruton, Marion sur l'érotisme, des trucs d'horizons très différents et rien qui approche une synthèse cohérente sur le sujet).

Il faut qu'ils lisent Damasio ces gens.

 

12 hours ago, Vilfredo said:

Il faudrait que je relise Mortal Questions pour vérifier si par le caractère subjectif de l'expérience, Nagel entend qu'elle est vécue d'un certain point de vue, depuis un certain corps, ou s'il fait appel à certaines caractéristiques de l'expérience (comme un certain type de vision, un certain type de perception, et, à un autre niveau, une certaine manière de processer les sense-data selon tel ou tel modèle e.g. le predictive coding pour le cerveau humain).

Juste une précision, le predictive coding prétend s'appliquer à tous les cerveaux et pas être une spécifité humaine.

 

12 hours ago, Vilfredo said:

Que le mouvement suive la volonté est donc, comme toutes les autres observations causales, une affaire d’induction (ou un miracle pour Wittgenstein; mais Hume écrit que the fall of a pebble might extinguish the sun, donc il laisse toujours ouverte la possibilité d'une transgression radicale des régularités observées, c'est la base de la riddle of induction). Le "pouvoir" de bouger n’est pas connaissable. Anscombe dirait peut-être que décrire l’action comme "je bouge mon bras" ou "j’entraîne des esprits animaux, des nerfs et des tissus dans un mouvement qui aboutit à ce que mon bras bouge" ne sont que deux descriptions coréférentielles, mais aux valeurs épistémiques différentes, de la même expression d’intention (de même que "Il coupe du bois" et "Il coupe le bois de Harry": je peux reconnaître mon action sous une description et pas sous une autre, et ça fait partie de mon expérience de l'action et donc de la manière dont j'agis.)

Ça va peut-être encore ouvrir un vaste débat et faire grogner :mrgreen: mais ce n'est pas évident que le mouvement suit la volonté, regarde la partie "notable experiments" dans https://en.wikipedia.org/wiki/Neuroscience_of_free_will

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  • 2 weeks later...
Le 13/01/2022 à 16:27, Lancelot a dit :

Parfois sans doute (dans ce cas je dirais qu'il s'agit d'un niveau d'objectivité faible, qui peut devenir plus fort si tu persuades ton voisin), parfois un mur est juste un mur indépendamment de moi. La question se pose de savoir si un mur est toujours un mur quand personne n'est là pour se cogner dedans mais ça ne dépend pas de moi spécifiquement, ça dépend de l'existence dans l'univers de créatures susceptibles de s'y cogner.

Ok je cherchais comment répondre à ceci et je ne vais pas me faire passer pour plus malin que je ne suis et j’avoue que j’ai trouvé une réponse claire ici : (pour persister dans l’idée que nin, ce n’est pas en dehors de moi; pas que j’y tienne absolument mais pour ne pas jeter le bébé de la constitution interne de la réalité avec l’eau du bain si vite)

Révélation

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Révélation

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Le 13/01/2022 à 16:27, Lancelot a dit :

Personnellement je le vis plutôt bien d'avoir de la flexibilité et le second paragraphe me fait plus envie que le premier quand Mesulam décrit

Effectivement :mrgreen:

 

Le 13/01/2022 à 16:27, Lancelot a dit :

mais ce n'est pas évident que le mouvement suit la volonté,

Oui justement mon message parlait même de “miracle”. 

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18 hours ago, Vilfredo said:

Ok je cherchais comment répondre à ceci et je ne vais pas me faire passer pour plus malin que je ne suis et j’avoue que j’ai trouvé une réponse claire ici : (pour persister dans l’idée que nin, ce n’est pas en dehors de moi; pas que j’y tienne absolument mais pour ne pas jeter le bébé de la constitution interne de la réalité avec l’eau du bain si vite)

The fuck did I just read :online2long:

 

Bon ça plane très haut mais dans le fond je ne vois rien dans le texte qui argumente que la réalité externe n'existe pas, à la limite la pulsion de mort (telle que définie ici parce que bon) peut être conçue comme une motivation intrinsèque à explorer cette réalité externe (une solution au problème de la chambre noire dirait Clark, l'ennui dirait peut-être Schopenhauer).

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il y a 10 minutes, Lancelot a dit :

Bon ça plane très haut mais dans le fond je ne vois rien dans le texte qui argumente que la réalité externe n'existe pas, à la limite la pulsion de mort (telle que définie ici parce que bon) peut être conçue comme une motivation intrinsèque à explorer cette réalité externe

Mon argument n'est pas exactement que la réalité externe n'existe pas (ce serait un peu ridicule), mais plutôt que ce n'est pas contre elle qu'on se "cogne" et qu'il est peut-être possible de défendre une conception de l'intersubjectivité qui en fasse l'économie. En outre, la raison pour laquelle je citais ce texte est la fin, lorsqu'il fait un rapprochement avec l'idéalisme allemand: "what we call external reality constitutes itself by means of an act of rejection". Bien loin d'être une motivation à explorer ce qui est rejeté, si on s'accorde que ce qui "motive" est le principe de plaisir, il y a là une forte motivation à construire l'univers symbolique autour du Réel ou malgré lui. Si on me permet une analogie avec la physique, l'idée que la matière courbe l'espace et même que la matière n'est que la courbure de l'espace, et qu'on fait une analogie (freudienne) entre matière et désir, on peut voir le désir comme ce qui "courbe" la perception, notamment de l'être aimé, et cette inflexion de la perception, dans laquelle je vois dans l'autre "plus que ce qu'il est", c'est l'objet petit a. Mais on voit bien ici que la courbure, càd l'objet, n'est pas un élément de la réalité externe. En effet, l'objet petit a n'est pas une propriété de l'être aimé, elle n'est pas "cachée" en lui (Lacan illustre ça en se référant au Banquet, quand Alcibiade compare Socrate à un silène, ces sculptures grecques laides de l'extérieur mais belles à l'intérieur). Ce qui n'est qu'un objet ordinaire pour toi devient pour moi le focus de mon investissement libidinal causé par un objet qui est moins une propriété objective qu'une feature de ma perception. On pourra me dire que c'est du romantisme (pourtant il y a pas moins romantique que Lacan) et que c'est simplement une perception bien particulière mais dans cette perception je pense qu'on se rend compte que nous vivons et voyons avant tout un univers symbolique d'où le Réel (au sens lacanien) est forclos (rejeté). Ce sont deux intuitions majeures de la psychanalyse (freudienne): 1) qu'il n'y a rien de naturel dans la sexualité humaine: elle est artificielle, médiée par des symboles: on doit apprendre à désirer (Lacan radicalise ce point, énoncé dès le début des Trois essais sur la théorie sexuelle, en disant qu'il n'y a de jouissance que dans le signifiant! mais après tout, on voit bien ce que ça veut dire) 2) qu'on a besoin de fictions ou de symboles pour survivre à la réalité (d'où les rêves). Si les rêves sont pour ceux qui n'arrivent pas à survivre à la réalité, la réalité est peut-être aussi la drogue de ceux qui ont peur de leurs rêves. Ces fictions n'existent pas matériellement mais on ne peut décrire le comportement humain sans y faire référence, même si on n'en perçoit que les effets.

 

Sur la pulsion de mort, parce que tu ne sembles pas ravi de l'approche de Zizek: j'ai l'impression qu'elle est souvent présentée comme une tension vers l'immobilité, le repos total, comme une ascèse (c'est comme ça que la présente Freud dans Au-delà du principe de plaisir (toi qui parles de Nietzsche, voilà un titre bien nietzschéen: Jenseits!)), mais dans l'interprétation lacanienne, c'est le contraire: la pulsion de mort c'est plutôt ce qui ne meurt jamais, c'est plutôt le Terminator à la fin du premier film ou Don Juan: cette machine qui continue à avancer/baiser. Ça ressemble aussi un peu à ce que Kierkegaard entend par désespoir (le désir de se consumer entièrement qui se heurte à l'impossibilité de venir à bout du moi). Pour toutes les accusations qu'on a balancées à la tête de Freud de ne pas réviser ses théories devant de nouveaux faits, il suffit de voir comment la première topique est bouleversée quand il reçoit des vétérans de la WWI: avec la pulsion de mort, Freud établit que le principe de plaisir n'est pas le maître de l'inconscient à peu près autant que le moi n'était pas le maître de la conscience (il fallait ajouter le ça et le surmoi). Quand il entend des témoignages de patients qui revivent en rêve les tranchées, il est obligé de réviser la théorie que les rêves sont la réalisation de désirs inavoués ou inassouvis. La pulsion est immortelle, mais la "mort" veut dire, ici, le langage (ou l'ordre symbolique): les mots traitent les choses comme mortes, le langage découpe le monde, je peux re-présenter ce qui est absent etc. En un sens, c'est très curieux. Je pourrais ressortir la citation de Huxley sur l'art comme quelque chose d'inhumain (on pourrait dire moins emphatiquement comme quelque chose de mort) ou un passage de Barthes dans les Fragments d'un discours amoureux (ce grand livre névrotique), où il écrit que la focalisation sur les points de détail du corps de son amant quand il le regarde (les ongles, les dents... oui Barthes a des drôles de kinks) lui donnent l'impression de scruter un cadavre, précisément parce que cette attention poétique (on pense, connaissant Barthes, aux blasons de la poésie baroque) "abstrait" du corps certaines parties pour les hypostasier: la jouissance est bien dans le signifiant. Donc si la mort est ici à comprendre dans le sens de l'ordre symbolique (ou l'effet de l'ordre symbolique: on peut considérer ici ce que Lacan entend par "acte": ce qui change mon identité dans l'univers symbolique; je pourrais donner un exemple si ça aide), la pulsion de mort est ce qui figure ce déchirement entre, d'une part, l'univers symbolique "mort" et fixe, et la portion forclose de la vie, la vie qui subsiste hors de l'univers symbolique, dans le Réel, et qui fait irruption de façon traumatique: cette portion qui n'a pas été réduite en mots, ce sur quoi l'analyse va tenter de mettre des mots (justement) sans annihiler la capacité du sujet à fantasmer. Rien de tel, pour faire ça, que d'actualiser de force les fantasmes de quelqu'un. C'est une sorte de viol symbolique. Je pense aussi que ce qui est traumatique est, pour le sujet, de se rendre compte que son inconscient le fait souffrir à ce point, alors qu'il s'attendrait à "s'y sentir chez lui". Et on aura compris qu'il ne s'agit pas du simple désagrément des cauchemars, aussi pénibles soient-ils, car les cauchemars, eux, ne sont pas réels: autrement dit, on a la réalité (le réveil) pour nous rassurer. Rien de tel avec la pulsion de mort: Jonathan Lear parle de ce patient vétéran du Vietnam qui grimpait aux arbres en pleine journée dans des crises de folie où il se croyait à nouveau au Vietnam. C'est en lisant des cas de ce genre que je me suis dit qu'il y avait un problème avec la conception "schopenhauerienne" de la pulsion de mort (comme négation du vouloir-vivre).

 

Le point important, c'est que la pulsion de mort soit tout sauf une incitation à explorer le Réel. La pulsion de mort est bien plutôt, en tant que, pour Lacan, elle ressort du Symbolique, la tendance du symbolique à se répéter. La répétition, pour Lacan, est toujours la répétition de certain signifiants, et en cela, elle peut permettre le transfert (l'analysé reproduit/répète avec l'analyste certains patterns, si on veut, qu'il a vécu typiquement avec son père, pour prendre un exemple caricatural). Cela mène Lacan à ne pas isoler la pulsion de mort (et à l'opposer au principe de plaisir, comme Freud) mais à en faire une caractéristique de toutes les pulsions, ne serait-ce que parce que toute pulsion a ce caractère "immortel" et tend vers la "jouissance", qui est un plaisir infini, et donc impossible. Ce que Zizek appelle "the pleasure in pain". Je crois que c'est ça, fondamentalement, la pulsion de mort. Lacan n'a fait que voir là-dedans ce que cette pulsion avait de représentatif de toutes les pulsions.

 

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il y a une heure, Lancelot a dit :

The fuck did I just read :online2long:

On s'y habitue :lol: Moi j'aime bien!

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1 hour ago, Vilfredo said:

Mon argument n'est pas exactement que la réalité externe n'existe pas (ce serait un peu ridicule), mais plutôt que ce n'est pas contre elle qu'on se "cogne" et qu'il est peut-être possible de défendre une conception de l'intersubjectivité qui en fasse l'économie.

Ce n'est jamais contre elle qu'on se cogne ou ce n'est parfois pas contre elle qu'on se cogne ?

Dans le premier cas il s'agit bien d'une négation de la réalité externe. Dans le second cas ça établit simplement des niveaux d'objectivité, ce qui est tout à fait cohérent avec ce à quoi tu répondais :

On 1/13/2022 at 3:27 PM, Lancelot said:

Parfois sans doute (dans ce cas je dirais qu'il s'agit d'un niveau d'objectivité faible, qui peut devenir plus fort si tu persuades ton voisin), parfois un mur est juste un mur indépendamment de moi. La question se pose de savoir si un mur est toujours un mur quand personne n'est là pour se cogner dedans mais ça ne dépend pas de moi spécifiquement, ça dépend de l'existence dans l'univers de créatures susceptibles de s'y cogner.

 

1 hour ago, Vilfredo said:

En outre, la raison pour laquelle je citais ce texte est la fin, lorsqu'il fait un rapprochement avec l'idéalisme allemand: "what we call external reality constitutes itself by means of an act of rejection". Bien loin d'être une motivation à explorer ce qui est rejeté, si on s'accorde que ce qui "motive" est le principe de plaisir, il y a là une forte motivation à construire l'univers symbolique autour du Réel ou malgré lui.

D'une part il y a là une confusion à mon avis entre niveau phylogénétique et ontogénétique dans la confrontation au réel. Que chaque individu en particulier puisse dans son histoire personnelle accéder au réel par je ne sais quel mécanisme ça se discute mais ça n'implique rien sur ce que constitue la réalité externe partagée par l'espèce humaine en général. D'autre part là on parlait de la pulsion de mort à la sauce de ton bouquin pas du principe de plaisir, évitons de nous mélanger les pinceaux psychodynamiques c'est déjà assez prise de tête comme ça.

 

1 hour ago, Vilfredo said:

Sur la pulsion de mort, parce que tu ne sembles pas ravi de l'approche de Zizek

Je ne suis pas fan des concepts psychanalytiques parce que chaque putain de penseur s'amuse à les redéfinir à sa sauce et faire du motte and bailey avec. Ça a tendance à me fatiguer à la longue. Ça et leur manie d'écrire comme des sagouins sous LSD.

 

1 hour ago, Vilfredo said:

C'est en lisant des cas de ce genre que je me suis dit qu'il y avait un problème avec la conception "schopenhauerienne" de la pulsion de mort (comme négation du vouloir-vivre).

La négation du vouloir-vivre chez Schopenhauer n'est pas une pulsion mais une sorte d'objectif moral (quasiment le contraire).

Je continue à penser que l'équivalent de la pulsion de mort telle que discutée dans le bouquin "ce déchirement entre, d'une part, l'univers symbolique "mort" et fixe, et la portion forclose de la vie, la vie qui subsiste hors de l'univers symbolique, dans le Réel, et qui fait irruption de façon traumatique" serait plutôt la notion d'ennui chez Schoppy. Mais bon c'est un point très secondaire.

 

1 hour ago, Vilfredo said:

Le point important, c'est que la pulsion de mort soit tout sauf une incitation à explorer le Réel.

Bah ce n'est pas ce que je retire de ton texte. Mais en même temps ça ne m'intéresse pas énormément dans la mesure où ça ne constitue pas un challenge à ma conception de l'objectivité.

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il y a 4 minutes, Lancelot a dit :

Ce n'est jamais contre elle qu'on se cogne ou ce n'est parfois pas contre elle qu'on se cogne ?

Dans la phrase citée ("le réel c'est quand on se cogne"), ce n'est pas de la réalité externe qu'il s'agit mais du Réel, càd ce qui n'est pas inclus dans l'univers symbolique. L'analysant vit dans l'univers symbolique (dans le langage). Je ne vois simplement pas à quel moment "la réalité" (externe) intervient in the picture. Il y a le langage (symbolique), il y a l'imaginaire, il y a le réel, mais il n'y a pas la réalité externe. La psychanalyse n'a pas vraiment de théorie de la perception mais l'idée que ce que je vois est avant tout un arrangement symbolique peut rendre compte de certaines erreurs de perception (comme certaines perceptions peuvent provoquer des lapsus). Pour prendre un exemple qui n'est pas tiré de la psychanalyse, je n'évolue pas dans un monde d'objets mais dans des relations entre ces objets qui, à un certain niveau, me sont propres (même si elles répondent à des structures intemporelles de la psyché). Par exemple, quand j'entre dans une salle de classe, je ne perçois pas la même chose, je ne positionne pas mon corps de la même manière, je n'ai pas la même attitude que quand un prof entre dans la salle de classe: il ne regarde pas au même endroit, il n'a pas en tête les mêmes relations entre objets que moi. On peut considérer que nous sommes dans deux "mondes". Il en serait de même si j'allais chasser avec un chasseur expérimenté ou même si j'allais à l'opéra avec un spécialiste.

il y a 7 minutes, Lancelot a dit :

La négation du vouloir-vivre chez Schopenhauer n'est pas une pulsion mais une sorte d'objectif moral (quasiment le contraire).

Oui bien sûr mais je parlais de la conception freudienne de la pulsion de mort comme une tension vers le Nirvana. Ça, ça ressemble à la négation du vouloir-vivre.

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Il y a 1 heure, Lancelot a dit :

Je ne suis pas fan des concepts psychanalytiques parce que chaque putain de penseur s'amuse à les redéfinir à sa sauce et faire du motte and bailey avec. Ça a tendance à me fatiguer à la longue. Ça et leur manie d'écrire comme des sagouins sous LSD.

Mais laissons tomber Lacan et tout, j'ai une question qui va nous ramener sur le terrain sérieux de l'épistémologie: comment par exemple ta conception de l'intersubjectivité (pragmatique) vainc-t-elle l'hypothèse sceptique du rêve?

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11 hours ago, Vilfredo said:

Dans la phrase citée ("le réel c'est quand on se cogne"), ce n'est pas de la réalité externe qu'il s'agit mais du Réel, càd ce qui n'est pas inclus dans l'univers symbolique.

Je pense que tu t'attaches trop à la source de la formule mais c'est aussi de ma faute j'imagine. Est-ce que tu préfères du Philip K Dick, "Reality is that which, when you stop believing in it, doesn't go away" ? Note que ça peut te lancer dans un autre rabbit hole sous lsd mais celui-ci sera sans doute plus marrant.

 

11 hours ago, Vilfredo said:

Pour prendre un exemple qui n'est pas tiré de la psychanalyse, je n'évolue pas dans un monde d'objets mais dans des relations entre ces objets qui, à un certain niveau, me sont propres (même si elles répondent à des structures intemporelles de la psyché). Par exemple, quand j'entre dans une salle de classe, je ne perçois pas la même chose, je ne positionne pas mon corps de la même manière, je n'ai pas la même attitude que quand un prof entre dans la salle de classe: il ne regarde pas au même endroit, il n'a pas en tête les mêmes relations entre objets que moi. On peut considérer que nous sommes dans deux "mondes". Il en serait de même si j'allais chasser avec un chasseur expérimenté ou même si j'allais à l'opéra avec un spécialiste.

C'est tout à fait vrai qu'il n'y a aucune garantie ni aucun besoin que nos représentations soient des représentations absolument fidèles du monde, c'est un genre de réalisme auquel je n'adhère pas. Par contre elles sont soumises à des limites et des tendances qui sont déterminées par :

  • Ce qui est représenté, i.e. je vais avoir du mal à me représenter qu'il n'y a pas de mur quand il y a un mur.
  • Les facultés sensorielles et cognitives d'un être humain. On peut imaginer l'ensemble H1 des représentations qui me sont accessibles à un instant t, puis l'ensemble H2 des représentations qui m'ont été accessibles tout au long de ma vie qui contient H1, puis l'ensemble H3 des représentations qui ont été accessibles à tous les êtres humains dans l'histoire qui contient H2, puis l'ensemble H4 des représentations potentiellement accessibles à un être humain qui contient H3, et il n'y a pas de raison de penser que H4 soit le même ensemble que C4, l'ensemble équivalent pour les chauve-souris. De ton côté tu insistes sur le fait que H1 pour moi est forcément différent de l'ensemble équivalent pour une autre personne, c'est également tout à fait vrai et intéressant à explorer, mais nous évoluons tout de même dans un même monde, et il y a des disciplines entières qui sont consacrées à rendre certaines représentations aussi similaires que possible entre nous (ce qui nous ramène à l'épistémologie bien sûr).
10 hours ago, Vilfredo said:

Mais laissons tomber Lacan et tout, j'ai une question qui va nous ramener sur le terrain sérieux de l'épistémologie: comment par exemple ta conception de l'intersubjectivité (pragmatique) vainc-t-elle l'hypothèse sceptique du rêve?

Tu as une formulation de cette hypothèse ?

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Il y a 11 heures, Lancelot a dit :

Je pense que tu t'attaches trop à la source de la formule mais c'est aussi de ma faute j'imagine. Est-ce que tu préfères du Philip K Dick, "Reality is that which, when you stop believing in it, doesn't go away" ? Note que ça peut te lancer dans un autre rabbit hole sous lsd mais celui-ci sera sans doute plus marrant.

J'ai encore lu Lacan aujourd'hui (je dis ça comme: pardonnez-moi mon père parce que j'ai péché) et quand même, il me semble que la relation psychanalytique elle-même donne un exemple du Réel qu'on atteint sans passer par l'horizon indépassable de l'intersubjectivité. On sait aujourd'hui à quel point c'est à la mode de parler du visage de l'autre Lévinas "and so on and so on" comme dirait Zizek. Mais on oublie que dans la cure, on ne regarde pas le psy: tu es allongé, le psy est derrière toi (en train de se branler ou de jouer aux cartes probablement) et tu es profondément seul, 1 + quelque chose d'autre, qui est moins que 0 et plus que 1, donc l'objet. L'analyse permet de mettre les mots sur cette chose (le Réel) sans passer par l'intersubjectivité, voilà la formulation la plus concise de ce que j'essaie de dire, et j'espère ne pas me tromper. Lacan est aussi une machine à détruire l'éthique de l'argumentation (Apel, Habermas) pour la même raison. C'est diabolique car le cours sur la philo et la psychanalyse que je voulais suivre et hésitais en même temps à suivre à Paris I est annulé (prof malade). Gott im Himmel!

 

Sur la citation que tu donnes (et qui me donne envie de lire K Dick davantage), c'est curieux parce que ça me fait penser plutôt à la superstition. Il y a l'histoire sur le fer à cheval de Niels Bohr:

Citation

It is said that a visitor once came to the home of Nobel Prize–winning physicist Niels Bohr and, having noticed a horseshoe hung above the entrance, asked incredulously if the professor believed horseshoes brought good luck. “No,” Bohr replied, “but I am told that they bring luck even to those who do not believe in them.”

https://www.laphamsquarterly.org/magic-shows/miscellany/niels-bohrs-lucky-horseshoe

Mais elle peut introduire l'hypothèse du rêve, parce que c'est parce qu'on ne croit pas qu'on rêve qu'on rêve, et c'est quand on commence à croire qu'on rêve qu'on cesse de rêver, si bien qu'on ne peut jamais savoir qu'on rêve (si par connaissance on entend, comme c'est le cas généralement, justified true belief), ce qui est justement l'hypothèse sceptique du rêve. Elle a de nombreuses formulations: il y a la Méditation première de Descartes (d'abord littéralement au début, puis l'hypothèse du malin génie), reprise par Pascal. Descartes propose une seule solution: Dieu est bon, donc il ne me trompe pas. Pascal propose une autre solution: la veille est plus cohérente que le rêve. Mais j'ai jamais très bien compris à quoi ça nous avançait, puisque l'hypothèse du rêve est qu'on rêve tout le temps.

Citation

"Si nous rêvions toutes les nuits la même chose elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits douze heures durant qu’il serait artisan. Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis et agités par ces fantômes pénibles, et qu’on passât tous les jours en diverses occupations comme quand on fait voyage on souffrirait presque autant que si cela était véritable et on appréhenderait le dormir comme on appréhende le réveil, quand on craint d’entrer dans de tels malheurs en effet. Et en effet il ferait à peu près les mêmes maux que la réalité. Mais parce que les songes sont tous différents et que l’un même se diversifie, ce qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité qui n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n’est rarement comme quand on voyage et alors on dit : il me semble que je rêve ; car la vie est un songe un peu moins inconstant." (Pensées, 803, Lafuma)

Husserl a une idée proche de Pascal, à savoir qu'on a de l'intersubjectivité dans la veille et pas dans le rêve (mais même problème bordel). Ensuite la philo analytique s'est emparée du truc et en a fait des choses comme ça: https://en.wikipedia.org/wiki/Brain_in_a_vat

https://plato.stanford.edu/entries/skepticism-content-externalism/

La solution de Putnam (sémantique, I know what a surprise) est d'une élégance inégalée mais elle présuppose aussi une intersubjectivité et je ne vois pas pourquoi on pourrait pas rêver ça ni en quoi ça empêche que je sois en fait en train de rêver depuis 2020 seulement (ça expliquerait bien des choses). Contre l'argument de Wright enfin j'ai envie d'objecter qu'une dichotomie entre mon langage et le BIVese (langage des Brains In a Vat, BIVs) présuppose elle aussi qu'il soit possible de distinguer la veille du sommeil, donc ce qu'on est censé trouver. De même pour les raisonnements cartésiens a priori au parfum de preuve ontologique à partir du fait que nous avons le concept de BIV.

 

Le raisonnement que je préfère et qui n'est pas mentionné dans l'article linké de la SEP, c'est celui de mon cher Nozick dans cette mine bordélique que sont ses Philosophical Explanations (j'ai relu le début en novembre et pouf j'y ai trouvé la source d'un mini-mémoire! littéralement une mine). Il explique que to know is to have a belief that tracks the truth, et que la "connaissance" que je suis un CDUC, dans la mesure où elle est causée par la simulation, n'est pas truth-tracking: par exactement le même mécanisme, moyennant les contrefactuels appropriés, je pourrais être mené à croire que je suis Elton John. Donc même si je ne peux pas savoir si je suis ou non un CDUC, ça n'empêche pas d'autres connaissances dans le monde d'être truth-tracking et donc d'être possibles (par exemple que j'ai des cheveux bruns ou que j'ai deux mains, pour prendre l'exemple célèbre de Moore de "preuve du monde extérieur"; par contre je précise que je n'ai pas lu Moore, seulement ce qu'en dit Wittgenstein dans On Certainty, mais je vais réparer cette lacune bien vite; et si ça t'intéresse, il y a un énorme article de Kripke sur la conception truth-tracking de la connaissance dans Philosophical Troubles (aussi à lire en ce qui me concerne, je reviendrai peut-être poster quand je l'aurai fait)). Mais ça ne nous donne pas de critère pour savoir si, là maintenant, je rêve ou pas. Je trouve que ce site donne un résumé à la fois exact et concis de l'argument: https://iep.utm.edu/nozick/#H3 La conclusion, à savoir que knowledge is not closed under logical implication, est vraiment importante, mais bref on voit bien que ça ne nous protège pas entièrement contre le sceptique.

 

C'est d'ailleurs ici que je voudrais ajouter un point intéressant à quoi je réfléchis depuis quelques jours (et qui ne vient pas d'une lecture en particulier): quand je vois quelque chose de fake, est-ce que je vois quelque chose d'autre qui me fait déduire que c'est fake (par exemple une image de synthèse que je devine parce que, disons, les personnages n'ont pas d'ombre: donc c'est en voyant une absence d'ombre que je vois pour ainsi dire "transitivement" le fake) ou est-ce que je vois quelque chose comme une intrinsic fakeness comparable à une couleur ou autre propriété observable de l'objet? De même avec la réalité: avant de chercher une solution de type mooréenne (proof of the external world putain j'adore ce titre), il faudrait s'accorder sur ce qu'on cherche: est-ce qu'on cherche à se mettre dans les circonstances d'une sorte d'expérience cruciale qui va nous permettre, en faisant varier un paramètre, à l'exemple des ombres dans les images de synthèse (j'ai dit ça au pif mais la toupie de Inception est un autre exemple de ça), de décider par déduction de la réalité ou de la fakeness de ce qu'on vit, donc de l'expérience (une expérience dans l'expérience qui qualifie la big expérience: ça commence à ressembler à Hegel et Lacan sur l'émergence de la conscience), ou est-ce qu'on cherche plutôt une caractéristique de la big expérience directement. Ça ressemble un peu à un autre vieux problème de métaphysique qui est: est-ce que je vois des particuliers ou est-ce que je vois des universaux, au sens où si je vois des universaux, alors l'expérience du rêve est indissociable de la réalité, parce qu'autant on peut me dire: mais tu ne peux pas voir ta vraie mère dans ton rêve, autant je peux voir la forme de ma mère (sa definite description dirait Russell) dans ce qu'elle a d'universel (qui pourrait être, si on était dans la réalité, une femme indiscernable d'elle, si on veut bien m'accorder que l'indiscernabilité n'est pas l'identité (ce qui est bien le cas, puisque l'indiscernabilité n'est pas transitive alors que l'identité, si)). Et en même temps ça se renverse, càd: quand quelque chose est réel, à quoi est-ce que ça se voit?

 

Peut-être une façon de rendre la dichotomie que je propose plus compréhensible est la suivante: donc on va partir du principe que certains effets spéciaux mal faits se voient parce que les acteurs n'ont pas d'ombre. So what? On n'a qu'à ajouter de fausses ombres. Est-ce que par ce genre de processus (en ajoutant des faux trucs là où manquent certaines features de la réalité) on va pouvoir créer une illusion de réalité, ou est-ce que les faux trucs ont une intrinsic fakeness qu'ils portent sur leur tête? Et maintenant une question de psychologie empirique: est-ce que c'est la même perception ou le même état neurologique d'être choqué par l'absence de quelque chose qui devrait être là (j'ai envie de parler de la peur de la castration mais tenons-nous en aux ombres des effets spéciaux tels que je les imagine ou l'absence de reflet des vampires) et d'être choqué par quelque chose d'intrinsèquement surnaturellement flippant, sans déduction?

 

Voilà ce que je voulais dire par 'hypothèse du rêve'

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il y a 15 minutes, Vilfredo a dit :

Lacan est aussi une machine à détruire l'éthique de l'argumentation (Apel, Habermas) pour la même raison

Tu peux détailler pour les non-spécialistes ? :)

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