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Raymond Aron Voterait-il Non ?


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Raymond Aron voterait-il « Non » ?

Il est difficile de faire parler les morts. Nul ne sait si Raymond Aron voterait le Traité constitutionnel européen. Il est plus que probable que ce vieux sage du libéralisme regretterait le triomphalisme bruxellois (si semblable au fond aux logorrhées hégéliennes et marxistes) sur le nouveau sens de l’Histoire menant directement vers l’avenir radieux du « marché compétitif et concurrentiel » répété sur les tons au fil des 436 articles constitutionnels. Il est certain que Raymond Aron rappellerait utilement que, selon le vrai libéralisme politique, le marché n’est qu’un moyen, et jamais la seule finalité de la société humaine.

Il est certain que Raymond Aron s’irriterait de la longue énumération d’une « Charte de droits » de l’homme, y compris économiques et sociaux, pour finir par déclarer cyniquement, que ces droits ne créent finalement « aucune » obligation pour l’Union européenne (Art. II-111-2). Il y verrait sans doute une analogie subreptice avec feu la Constitution soviétique de Brejnev, peu avare, elle aussi, en articles purement décoratifs, mais dépourvus de toute valeur contraignante. Il critiquerait également les articles rabaissant le Parlement européen à un niveau inférieur à toutes les normes occidentales (III-332 et III-157-2b) et les nouvelles dispositions dissuadant toute « coopération renforcée » entre états-membres volontaires pour faire avancer plus vite l’Europe (III-419-1 et I-44-3).

Il est sûr que Raymond Aron, en linguiste politique averti, remarquerait l’article II-76 qui parle de « droit d’entreprise » (au lieu du « droit d’entreprendre », lequel proclamerait, lui, le droit à l’initiative économique dans une société libre). La formulation qui a été préférée n’est pas fortuite. Elle n’évoque guère que la rente de situation des grandes multinationales déjà existantes. Il est vrai que les créations d’entreprises à venir, non encore survenues, sont par définition infiniment moins bien représentées dans les couloirs lobbyistes de Bruxelles… Il est vrai aussi que cette Constitution semble esquiver toute exigence autre que verbale contre les monopoles.

Il est certain enfin, que Raymond Aron s’alarmerait d’un glissement de sens insidieux : L’interdiction absolue de toute « discrimination », répétée presque à chaque chapitre, a perdu son sens ordinaire, un peu comme dans les « novlangues » des régimes autoritaires. On croyait qu’il s’agissait de bannir définitivement les injustices basées sur l’inégalité des sexes et toutes sortes de racismes. Pas du tout. Il faut lire la Constitution en entier pour s’apercevoir que cette interdiction ne s’applique véritablement qu’aux capitaux, lesquels sont « discriminés » chaque fois qu’une législation protège un service public ou un droit social quelconque. Les Etats-membres qui ne détruiraient pas assez rapidement leur droit interne pourraient être privés de droit de vote au Conseil des ministres européens (I-59-3), et sévèrement sanctionnés (III-360).

Pour un libéral européen, aujourd’hui, vouloir aligner progressivement notre condition salariale sur celle des Chinois, c’est à peu près aussi extrémiste que de prétendre porter le droit social chinois à la hauteur du nôtre, par l’instauration volontariste d’un « smic mondial ». (De toutes façons, on le sait, le smic mondialisé se fera, par le marché concurrentiel ou autrement. La seule question est de savoir s’il s’imposera par le haut ou par le bas.) On peut s’attrister devant une certaine faillite des élites étatiques européennes, qui se placent délibérément au service du vieux projet communiste maoïste de ruiner tout doucement l’Occident à l’aide d’une innombrable armée d’esclaves manufacturiers.

Assurément, Raymond Aron se mettrait en colère et sonnerait l’alarme contre l’article III-142. Celui-ci créé une innovation de taille en assimilant désormais des personnes morales (c’est-à-dire les entreprises) à des personnes physiques, dotées des mêmes droits (mais en en excluant, on se demande bien pourquoi, les associations à but non lucratif, qui pourtant selon Tocqueville constituent le fondement des libertés civiles). Depuis quand fait-on d’une créature artificielle (la personne morale) l’équivalent de l’individu ? Certains y verront l’irruption du renard dans le poulailler et l’invitation du loup à venir banqueter à la bergerie. Ou plutôt un remake inattendu du vieux « Parti unique » et de ses insaissisables « organes » ?

Elever la circulation des capitaux au rang de « liberté fondamentale » et simultanément dépouiller l’être humain de ses franchises juridiques élémentaires, n’est-ce pas réinstaurer l’attachement médiéval du serf à sa terre ? Libéralisme, que de crimes commet-on en ton nom, si tu justifies l’installation de camps de rétention extra-territoriaux aux frontières européennes (Art. III-266-2g) ? Ceci pour tenter de colmater vainement des fluxs migratoires que les Etats-Unis, eux, savent parfois intégrer, à leur plus grand profit.

Voilà qui ne fait pas lire d’un œil très serein les injonctions du traité constitutionnel à poursuivre la course aux armements (I-41-§3), mais sans jamais désigner un seul objectif géopolitique clair, pas même la paix et la stabilité en Méditerranée.

Décidément, nous voilà ailleurs. Ce n’est plus du tout l’Europe que Raymond Aron avait connue et ardemment souhaitée, celle des idéaux d’après 1945.

Luc Douillard, Nantes

luc.douillard@libertysurf.fr

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Excellent texte , une lecture de la Constitution bien différente de celle qu'on nous assène habituellement….

:icon_up: et merci!

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