Le Clown Posté 17 août 2005 Signaler Posté 17 août 2005 Je viens tout juste de terminer ce livre et je dois dire qu’il fait figure pour moi de véritable must. L’ouvrage porte sur les théories libérales de la justice développées par une série d’auteurs, allant de Adam Smith à John Rawls en passant par Hayek et Nozick. Tout l’ouvrage est centré autour de la double thématique du sacrifice et de l’envie : une société « juste » est une société qui refuse le sacrifice de quelques uns au profit du plus grand nombre ; c’est aussi une société qui parvient à contenir l’envie que chacun ressent en se comparant aux autres. L’envi est nécessaire car elle met en mouvement les individus mais elle ne doit pas mettre en péril la cohésion entre les individus. Partant de là, l’auteur (un philosophe et économiste) passe en revue un ensemble de théorie et tente de les évaluer à la lueur de cette problématique. Le premier chapitre fait figure d’introduction, l’auteur y présente sa démarche. Le deuxième chapitre est consacré à l’économie normative du bien-être et aux problèmes posés par le critère parétien d'unanimité. Dupuy montre qu’en assimilant efficacité et équité, l’économie du bien-être tente de passer outre le problème de l’envie, sans pour autant y parvenir. Le chapitre 3 aborde la philosophie politique et sociale d’Adam Smith. C’est pour moi le meilleur chapitre de l’ouvrage avec celui sur Hayek et il constitue, à mon sens, l’une des meilleures lectures d’Adam Smith. Dupuy montre bien que l’ouvrage fondamental de Smith n’est pas la Richesse des Nations mais bien la Théorie des Sentiments Moraux et son concept de sympathie. La RN n’est qu’une application particulière du système plus large de la TSM. Le génie de Smith est en fait de montrer que l’ordre social est le résultat d’une auto-transcendance qui est elle-même le produit de la sympathie : c’est en se mettant à la place des autres que l’individu peut se faire une opinion sur lui-même et c’est par ce jeux de miroirs (la « spécularité » comme dit Dupuy) que la société se stabilise. En fait, on se rend compte que l’individu smithien est bien éloigné de l’homoeconomicus néoclassique. Le chapitre 4 aborde le problème du sacrifice dans l’utilitarisme et montre comment la philosophie déontologique de Rawls tente de le résoudre. Le chapitre 5 décrit comment la théorie de la justice rawlsienne essaye de régler le problème de l’envie, sans y parvenir. Ces deux chapitres sont très intéressants, car il montre bien toute les subtilités de la démarche de Rawls, et notamment le sens qu’il faut donner au voile d’ignorance. Il permet aussi de mettre à mal pas mal d’idées reçues sur la théorie rawlsienne (non, elle n’est pas méritocratique !). Mais l’auteur finit par conclure sur l’instabilité du système de Rawls car il ne parvient pas à contenir l’envie. Le chapitre 6 opère un détour vers des théories non libérales de la justice comme les modèles conservateurs ou méritocratiques. C’est le chapitre le moins intéressant du livre même si la section sur la sociologie critique démystificatrice de Bourdieu est puissant : Dupuy montre que cette sociologie conduit tout droit au nihilisme social. Les chapitres 7, 8 et 9 forment un ensemble consacré aux thèses libérales et libertariennes de Hayek et Nozick. Le chapitre 7 introduit ces deux auteurs et présente la théorie des droits de propriété ainsi que la conception procédurale pure de la justice de Nozick (si les droits de propriété ont été attribué de manière juste, les échanges qui suivent donnent forcément un résultat juste). Dupuy met en valeur quelques faiblesses de l’argumentaire de Nozick : concernant d’abord la question de l’appropriation originelle des ressources et des droits de propriété qui en résultent, l’auteur montre que Nozick glisse subrepticement dans l’utilitarisme. Il montre aussi comment, du fait de l’aliénation des droits fondamentaux, certains individus peuvent se voir priver d’une partie de ces droits sans pour autant participer à un échange. Le chapitre 8 est consacré aux théories de l’ordre spontané et de l’évolution culturelle de Hayek. C’est certainement le meilleur chapitre du bouquin : l’ensemble de l’œuvre de Hayek y est décortiqué. Dupuy part de la philosophie de la connaissance et de l’esprit de Hayek et montre comment celui-ci en déduit sa philosophie sociale. On comprend que l’apport de Hayek dans ces deux champs est vraiment fondamental. L’auteur aborde ensuite la théorie de l’évolution culturelle et la place de la notion de justice chez Hayek. Parmi d’autres choses, Dupuy montre qu’il y a bien une théorie de la justice chez Hayek : est juste ce qui est conforme à l’ordre spontané. Mais du fait de l’évolution, le juste est forcément relatif et évolutif. Dupuy montre alors que le génie de Hayek a été d’essayer de démontrer que le libéralisme allait émerger de l’évolution. On se rend compte que Hayek est le fils spirituel des lumières écossaises et notamment de Smith, notamment en raison de l’importance (souvent implicite) accordée aux notions d’imitation et de contagion. C’est aussi un point qui le rapproche de Keynes. Mais Dupuy montre aussi que Hayek, pour défendre son point de vue, a été obligé de postuler que l’évolution allait déboucher sur l’avènement du libéralisme. Or, selon l’auteur, la nature mimétique de l’évolution fait que celle-ci est indéterminée, à moins qu’elle puisse s’appuyer sur un point fixe extérieur à elle-même. Ce point fixe chez Hayek ce n’est pas Dieu mais ce que Dupuy appelle le « savoir absolu". Le message de l’auteur est donc le suivant : à partir de prémisses justes (ses philosophies sociales et de l’esprit), Hayek déduit des conclusions purement arbitraires. Le chapitre 9 revient sur Nozick en abordant cette fois-ci sa théorie de l’Etat minimal. Dupuy fait également référence aux anarcho-capitalistes (Rothbard). Ce que je retiens de ce chapitre c’est que la tentative de Nozick de concilier Etat minimal et droit naturel le pousse à des élucubrations (le principe de compensation) pas du tout convaincante. Enfin, le chapitre 10 permet à l’auteur de présenter sa propre conception du marché et de la justice. Dupuy s’appui sur la psychologie des foules de Freud et, dans un ton assez smithien, montre que le marché est en fait une foule qui est toujours prête à dégénérer en panique. En fait, la conclusion de l’auteur est que le marché contient la contagion panique : il la jugule mais elle est propre à sa nature. Pour l’auteur, le marché et la société sont orientés autour d’un point fixe endogène dans lequel ordre et désordre sont confondus et indifférenciés. Dans tout ça, c’est l’imitation (la sympathie ?) qui est le principal vecteur de coordination. Ce bouquin est vraiment à lire, à tous les points de vue. Déjà, il permet de redécouvrir certains thèses économiques et philosophiques négligées (la sympathie smithienne), il propose des éclairages objectifs et pointus sur les théories libérales, il n’est pas polémique et il fait se poser plein de nouvelles questions.
Ronnie Hayek Posté 17 août 2005 Signaler Posté 17 août 2005 Ouvrage que j'ai lu, mais que j'ai trouvé proprement soporifique. Assez emblématiquement, il s'intéresse à Smith et à Nozick… Cela fait plus sérieux, chez les philosophes professionnels !
Le Clown Posté 17 août 2005 Auteur Signaler Posté 17 août 2005 Ouvrage que j'ai lu, mais que j'ai trouvé proprement soporifique. Assez emblématiquement, il s'intéresse à Smith et à Nozick… Cela fait plus sérieux, chez les philosophes professionnels ! <{POST_SNAPBACK}> Le côté soporifique vient peut-être du style de l'auteur, qui est assez difficile à digérer (et encore, je trouve qu'il fait un effort par rapport à d'autres de ses productions). Maintenant, pour autant qu'elle est soporifique, l'analyse n'en est pas moins profonde. Franchement, les chapitres sur Smith et Hayek sont parmis ce qui se fait de mieux en langue française. J'ai eu l'occasion de lire pas mal de trucs sur Hayek, mais jamais rien d'aussi pertinent (eu égard au nombre de pages). Et Smith était bien meilleur philosophe qu'économiste. La référence à Nozick est également un passage obligé, étant donné l'influence qu'a eu son ouvrage, notamment dans l'interprétation des travaux de Rawls en France. Maintenant, c'est sur qu'il y a plus accessible pour appréhender certaines des thèses libérales!
Ronnie Hayek Posté 17 août 2005 Signaler Posté 17 août 2005 Nozick est autant un passage obligé pour connaître le libéralisme que Derrida l'est pour la philosophie du langage et l'épistémologie…
Le Clown Posté 17 août 2005 Auteur Signaler Posté 17 août 2005 Nozick est autant un passage obligé pour connaître le libéralisme que Derrida l'est pour la philosophie du langage et l'épistémologie… <{POST_SNAPBACK}> Pour le grand public, surtout français, Nozick et Rawls sont les philosophes du libéralisme. Ce sont eux qui ont eu une influence ! Il est donc inévitable d'en parler, même si c'est pour les démonter (et Dupuy démonte Nozick selon moi). Après, Dupuy aurait pu parler de Rothbard ou d'autres, mais on peut pas parler de tout le monde… (en plus associer des auteurs anarcap à une quelconque théorie de la justice serait bizarre, non ?).
Ronnie Hayek Posté 17 août 2005 Signaler Posté 17 août 2005 Pour le grand public, surtout français, Nozick et Rawls sont les philosophes du libéralisme. Ce sont eux qui ont eu une influence ! Il est donc inévitable d'en parler, même si c'est pour les démonter (et Dupuy démonte Nozick selon moi). Tu oublies que Dupuy prétend démonter les auteurs libéraux (dont Rawls ne fait pas partie) dans un sens social-démocrate. Après, Dupuy aurait pu parler de Rothbard ou d'autres, mais on peut pas parler de tout le monde… (en plus associer des auteurs anarcap à une quelconque théorie de la justice serait bizarre, non ?). <{POST_SNAPBACK}> Pas plus bizarre que de parler d'auteurs minarchistes (fussent-ils des charlatans comme le beau Robert).
Le Clown Posté 17 août 2005 Auteur Signaler Posté 17 août 2005 Tu oublies que Dupuy prétend démonter les auteurs libéraux (dont Rawls ne fait pas partie) dans un sens social-démocrate. Bof. A vrai dire, je ne sais pas si l'on peut parler de "sens social-démocrate". Pour moi, il n'y a pas de théorie ou de philosophie sociale démocrate comme il y a une (des) philosophie(s) libérale(s) ou socialiste(s). La sociale démocratie c'est plus un système politique (une "pratique") qu'une doctrine (une "théorie"). L'intérêt de ce bouquin est justement que selon moi il met de côté tout jugement de type "idéologique". Si Nozick est critiqué, ce n'est pas parce qu'il est libertarien, mais c'est parce que toute sa théorie est tirée par les cheveux et ne tient pas la route. Si Hayek est critiqué, ce n'est pas parce que c'est un "méchant ultra-libéral" mais parce qu'il y a des incohérences dans son système qui est par ailleurs admirable par son ampleur. Enfin, si Rawls est également critiqué, ce n'est pas parce qu'il est social démocrate ou libéral (ah les étiquettes!) mais c'est sur la base d'une critique interne de sa théorie de la justice : elle est ingénieuse mais elle achoppe sur certains points et ne remplit pas les objectifs qu'elle se fixe par ailleurs. Le mérite de ce livre est selon moi de se démarquer radicalement des travaux de décrytage habituels du libéralisme en langue française en ce qu'il ne critique pas les fondements même du libéralisme mais la cohérence interne des théories. C'est pour ça que je dis que cet ouvrage est objectif et non polémique. Sinon je concède que Nozick n'est pas le meilleur représentant du libertarianisme et que le choix d'un autre auteur aurait été souhaitable mais bon…
Kimon Posté 18 août 2005 Signaler Posté 18 août 2005 Je partage entièrement l'appréciation du Clown sur cet ouvrage. On peut discuter le choix des auteurs censés représenter la philosophie libérale, mais les analyses sont très intéressantes.
Ronnie Hayek Posté 18 août 2005 Signaler Posté 18 août 2005 Je partage entièrement l'appréciation du Clown sur cet ouvrage. On peut discuter le choix des auteurs censés représenter la philosophie libérale, mais les analyses sont très intéressantes. <{POST_SNAPBACK}> Je présume que le tropisme girardien de Dupuy n'est pas étranger à ton appréciation…
Kimon Posté 18 août 2005 Signaler Posté 18 août 2005 Je présume que le tropisme girardien de Dupuy n'est pas étranger à ton appréciation… <{POST_SNAPBACK}> C'est juste (tu es quand même étonnant), mais j'ai beaucoup apprécié les passages sur Hayek et Rawls.
Ronnie Hayek Posté 18 août 2005 Signaler Posté 18 août 2005 Pour être tout à fait honnête, c'est en lisant cet essai que j'ai un peu mieux compris de quoi il retournait chez Rawls.
Coldstar Posté 21 août 2005 Signaler Posté 21 août 2005 J'ai plutôt une bonne opinion de ce que j'ai pu lire de Dupuy, je vais donc m'intéresser à ce bouquin. Je pense tout de même que le saut Smith-Nozick est un bien curieux choix de dévellopement.
Taranne Posté 21 août 2005 Signaler Posté 21 août 2005 Sur un sujet voisin, je signale mon dernier post sur Rue Taranne: Libéralisme et critique sociale
Etienne Posté 23 septembre 2005 Signaler Posté 23 septembre 2005 Ce livre devrait intéresser Eti-N, j'imagine! <{POST_SNAPBACK}> Commandé, et reçu aujourd'hui d'amazon.
Etienne Posté 28 octobre 2005 Signaler Posté 28 octobre 2005 Je viens de le finir. Je confirme que le style est quelque fois un peu indigeste - mais est quand même plus digeste que pas mal de "philosophes" dit-continentaux. La chapitre sur Hayek est absolument à lire, les deux sur Rawls ne sont pas totalement inintéressants, ceux sur Nozick sont plus de la mise en jambe qu'autre chose, la lecture de Smith est originale et incisive. La synthèse de Le Clown me parait assez fidèle - même si la thèse générale me laisse plutôt sur ma faim. Des objections intéressantes, et une étude méthodique - tout ceci devrait combler tout libéral un tant soit peu honnête.
Toast Posté 26 novembre 2005 Signaler Posté 26 novembre 2005 Je confirme ce que viennent de dire Kimon, Le Clown et Eti-N, ce livre est particulièrement enrichissant - du moins cela a été le cas en ce qui me concerne ; les analyses sur Smith (la sympathie) et sur Hayek sont probablement les plus pointues. Concernant Nozick, effectivement, c'est dommage qu'il en soit resté à cet auteur pour aborder les thèses libertariennes.
Etienne Posté 2 mars 2006 Signaler Posté 2 mars 2006 Inégalités, humiliation, ressentiment, par Jean-Pierre Dupuy (Polytechnique/univ. de Stanford)
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