José Posté 21 octobre 2005 Signaler Posté 21 octobre 2005 Ce matin, je me suis inscrit au chômage. Une tenue un peu sport était donc rigueur. Dans ma garde-robe, j’ai choisi un charmant petit pantalon de flanelle à simple pince et une chemise blanche passe-partout. J’ai ensuite enfilé une vieille paire de Church, un blazer relax et une cravate bordeaux tout à fait abordable. Le tout me donne un petit air vieille France parfaitement adapté au programme de cette journée : abuser de l’État Providence.M’étant renseigné, auprès d’un ami moins fortuné et plus infortuné, sur les démarches à effectuer, je me rendis d’abord au syndicat. C’est avec une certaine appréhension que je franchissais la porte. Lors des repas familiaux, papa m’avais souvent parlé de ces gens qu’on appelle des syndicalistes. Je m’attendais donc à tomber sur l’un d’eux, baraqué comme le pare buffle d’une 4X4, gueulard comme un baryton wagnérien, et obtus comme tous les ouvriers. À ma grande surprise, je fus accueilli presque aimablement par une demoiselle à la blondeur factice mais charmante qui, sans me poser la moindre question quant à mes ascendants familiaux ou à mes convictions politiques, remplit une série impressionnante de documents et finit par me déclarer, en achevant la litanie des actes administratifs à poser en cas de vacance, de maladie, de crise politique, de guerre civile et de tout autre type d’empêchement : « Vous pouvez aller pointer ! » Je me rendis donc ensuite au lieu-dit du « bureau de pointage ». Je dois avouer que je n’ai pas tout de suite saisi l’intérêt de cette démarche. Dans une sorte de hall indistinct qui aurait pu servir de réfectoire comme d’atelier ou de hard discount, quelques files vaguement longues regroupaient mes compagnons de chômage dans l’attente d’un cachet bureaucratique. Tout à mes réflexions personnelles sur l’inutilité apparente de ce si précieux coup de tampon, je n’avais pas perçu la valeur pédagogique de l’activité. Il s’agissait en fait d’un entraînement à la file, d’une sorte d’échauffement préalable à la visite de l’ORBEM. Car, sitôt entamée la troisième épreuve de mon parcours, je compris que les choses sérieuses commençaient seulement. Devant moi, dans une salle d’attente malodorante et désordonnée, devait patienter quelques cent à cent cinquante personnes, accompagnées pour certaines de leur marmaille, qui somnolant sur une chaise, qui lisant la Dernière Heure, qui jouant à Snake 2 sur son Nokia. La grande foule des gueux, des loqueteux, des miséreux en guenilles et en survêtement Sergio Tacchini. Des prolétaires de tous pays, unis par l’idéal socialiste, dans l’attente sans fin d’un formulaire quelconque. Cinquante ans de sociale démocratie incarnés dans la foule léthargique des chômeurs avachis. Heureusement, pour ma part, j’avais prévu cette situation et je m’étais donc muni du Soir du matin afin de rendre l’attente plus supportable. Et bien, pour la première fois, j’ai lu l’ensemble des faits divers. J’ai même consciencieusement déchiffré les annonces publicitaires de la petite gazette. Je me suis ensuite méthodiquement attaqué au coloriage des « o ». Après les « p », je devais être à la moitié des « q » quand mon numéro fut appelé. Il n’est pas dans ma nature de laisser un travail inachevé, mais le fonctionnaire qui m’attendait risquait de ne pas comprendre mes scrupules et je me rendis donc à son bureau. Et là, en moins de deux minutes, le préposé avait imprimé un formulaire ad hoc, estampillé celui-ci du cachet adéquat et envoyé l’empreinte du cachet, le formulaire et moi-même attendre devant le bureau du conseiller emploi où j’achevai mes « q ». Dès l’entame de ce dernier contact administratif, je sus que les choses allaient mal se passer. De toute façon, rien ne peut bien se passer avec un homme qui porte une veste pied-de-poule verte et bleue sur une chemise à carreaux orange ! À ce niveau, la faute de goût touche à l’immoralité. Et si l’habit ne fait pas le moine, il laisse néanmoins deviner une âme malsaine et tourmentée en quête de victimes expiatoires sur lesquelles se venger des humiliations enfantines, bref, le profil idéal pour un fonctionnaire. « Alors, Monsieur, dans quel secteur avez-vous l’intention de chercher du travail ? » me lança-t-il. « Monsieur, répondis-je, si j’avais l’intention de travailler, j’aurais repris l’usine de papa plutôt que de venir perdre mon temps ici. » Cette réponse ne sembla pas convenir à l’homme, dont j’avais depuis lors découvert les mocassins à glands. Le comble était atteint et c’était désormais une affaire d’honneur. Il se lança dans un grand discours sur la nécessité d’y mettre du mien, sur l’équilibre entre mes droits et mes devoirs, sur les limites de la solidarité et sur la nécessité de sauvegarder notre modèle social. Je ne crus pas bon d’ajouter que si on arrêtait de piquer le fric de papa, je recevrais mon argent de poche plus rapidement. Alors, pour calmer ce serviteur de l’État, je lui proposai de m’inscrire comme consultant en ergonomie de l’assise. Mon bonhomme se leva pesamment et sortit d’une armoire métallique, un répertoire des fonctions et des métiers. Malheureusement, essayer les fauteuils n’est pas un métier reconnu par le Ministère de l’Emploi et je ne peux donc me contenter de cette réponse. Il me suggéra alors de suivre une formation de carreleur. « On manque de bons carreleurs ! ». Sur ce point, je ne peux d’ailleurs que lui donner raison et c’est un drame auquel on est confronté chaque fois qu’on veut refaire une salle de bain. Mais, bon, je n’ai quand même pas envie de passer pour un Polonais, non plus, et je lui fis part de mon manque d’enthousiasme. La machine à discours se remit en marche et le voilà qui m’expliquait que je devais sérieusement y réfléchir, que je devais faire des efforts, qu’il ne manquerait pas de me convoquer et que je devrais fournir des preuves de ma recherche active d’un emploi. Sur quoi, il me congédia. Ô ! Système injuste qui oblige chacun à courber l’échine devant un homme en veston pied-de-poule vert et bleu. S’il faut trouver quelque chose de positif dans cette brève expérience de mixité sociale, c’est qu’elle a changé ma façon de percevoir les chômeurs. Je reconnais que jusqu’à présent, je professais des opinions relativement rétrogrades. Il me semblait que les chômeurs étaient des tire-au-flanc, profitant honteusement du système d’allocation ; qu’il trouvait un soutient inconditionnel du Parti Socialiste en échange de leur vote, et que leur prolifération n’était qu’un moyen utilisé par ledit parti pour s’assurer un pouvoir sans faille qui lui permettait de détourner des fonds dans les institutions publiques. Mais non ! J’avais tort ! De façon évidente, comme j’ai pu le constater durant les longues heures d’attente de cette folle journée administrative, ce n’est pas par manque d’envie que les chômeurs ne travaillent pas, mais tout simplement parce que, trimballés de halls d’accueil en salles d’attentes, ils n’en ont plus le temps.
Invité khano-et-khayek Posté 21 octobre 2005 Signaler Posté 21 octobre 2005 Que cet individu continue de fréquenter l'horreur bureaucratesque, écrive un livre, et nous contribuerons à l'enrichir! Merci, Ase, pour ce bon moment.
h16 Posté 21 octobre 2005 Signaler Posté 21 octobre 2005 Que cet individu continue de fréquenter l'horreur bureaucratesque, écrive un livre, et nous contribuerons à l'enrichir! Merci, Ase, pour ce bon moment. J'ai un ami (passé par le RMI) auquel j'avais fait la recommandation (à titre thérapeutique) de narrer ses errances dans les dédales de l'enfer social ; au début, en effet, c'est assez cocasse à raconter. Mais au final, c'est très vite usant pour celui qui subit. On comprend très bien les remarques sur les pauvres hères en Sergio Tacchini : après une courte période de lutte (ou de philosophie humoristique), c'est l'apathie.
José Posté 21 octobre 2005 Auteur Signaler Posté 21 octobre 2005 Que cet individu continue de fréquenter l'horreur bureaucratesque, écrive un livre, et nous contribuerons à l'enrichir ! Je ne manquerai pas de lui transmettre le message.
Patrick Smets Posté 26 octobre 2005 Signaler Posté 26 octobre 2005 Ca sent le vécu. <{POST_SNAPBACK}> En fait, c'est une oeuvre de fiction ! Je ne possède pas de Church….
Hellboy Posté 27 octobre 2005 Signaler Posté 27 octobre 2005 J’ai même consciencieusement déchiffré les annonces publicitaires de la petite gazette. Je me suis ensuite méthodiquement attaqué au coloriage des « o ». Après les « p », je devais être à la moitié des « q » quand mon numéro fut appelé. Il n’est pas dans ma nature de laisser un travail inachevé…(…) « Monsieur, répondis-je, si j’avais l’intention de travailler, j’aurais repris l’usine de papa plutôt que de venir perdre mon temps ici. »… etc… En fait, c'est une oeuvre de fiction ! Je ne possède pas de Church…. <{POST_SNAPBACK}> Sérieux? Vous êtes l'auteur?…
Invité khano-et-khayek Posté 27 octobre 2005 Signaler Posté 27 octobre 2005 Sérieux? Vous êtes l'auteur?… <{POST_SNAPBACK}> alors ????
Invité khano-et-khayek Posté 31 octobre 2005 Signaler Posté 31 octobre 2005 alors ???? <{POST_SNAPBACK}> Nous ne saurons donc jamais ?
von Hayek Posté 1 novembre 2005 Signaler Posté 1 novembre 2005 Merci pour ce doux moment de lecture, ça pourra peut être servir un jour. Enfin j'espère que non.
Patrick Smets Posté 1 novembre 2005 Signaler Posté 1 novembre 2005 Nous ne saurons donc jamais ? <{POST_SNAPBACK}> Il y en a qui doutent de leurs sens, ici….
Invité khano-et-khayek Posté 2 novembre 2005 Signaler Posté 2 novembre 2005 Il y en a qui doutent de leurs sens, ici…. <{POST_SNAPBACK}> Cela a-t-il valeur de réponse ? Schnappi tu joues avec notre patience et nous commençons sérieusement à douter de notre sens, en effet, …mais de l'humour ! Bon eh bien, sérieusement, si nous pouvons t'attribuer ce texte, nous ne savons s'il faut souhaiter à ton personnage de s'en sortir rapidement ou si nous aimerions plutôt qu'il poursuive son cauchemar… On a le droit d'être un peu égoïste ?
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