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Reportage Du Point Dans Une Cité


Punu

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Vraiment impressionnant, si c'est vrai.

Pour essayer de comprendre et décrire le quotidien de ceux qui vivent dans ces quartiers difficiles, « Le Point » a envoyé deux journalistes passer deux semaines au coeur d’un quartier de Seine-Saint-Denis (93). Le couple qui lui a ouvert sa porte habite au coeur du « FSC », une cité des années 60, située à dix minutes du périphérique.

Jean-Michel Décugis et Stéphanie Marteau

Au premier abord, la cité n’a rien d’un ghetto. Située à quelques encablures de La Courneuve, théâtre d’une grande opération policière mardi 31 janvier, elle longe l’une des entrées de l’immense parc. Le service public y est présent : poste, collège, écoles primaires et maternelles, crèches, stade de foot, maison de quartier, mission, médiathèque… On peut y acheter son pain, aller chez le médecin ou à la pharmacie, y pratiquer toutes sortes d’activités (poterie, danse…). Les habitants, dont la majorité travaillent, tentent de mener une vie normale…

Mardi 10 janvier : l’arrivée

Nabila*, 31 ans, look sophistiqué et yeux fardés, nous attend au fond de la salle du café Le Floréal, sombre et enfumée. Pas de chaises autour de la table, celles-ci sont toutes accaparées à l’entrée par des jeunes bruyants qui s’invectivent.

Nos vêtements détonnent. C’est en tout cas l’avis de Nabila, qui juge que le blouson « fait keuf ». « Habbas, mon mari, va t’en prêter un », propose-t-elle. Trois jeunes se sont rapprochés de nous, pour écouter notre conversation. « Combien de temps vous avez mis pour venir de Toulouse ? C’est calme, en ce moment, au Mirail [une cité de Toulouse] ? » lance Nabila pour détourner l’attention. L’enjeu est de taille : il s’agit de se faire passer pour des amis de la famille et non pour des « keufs » ou, pis, des journalistes. « Il faut qu’on vous voie avec des baguettes de pain à la main et faire les courses chez Ed. Vous irez chercher mon fils à l’école. Au bout de trois jours, vous ferez partie du paysage. »

Direction la tour 4. Le hall d’entrée est plongé dans la pénombre. « Les jeunes débranchent les néons pour faire leur business tranquillement », explique Nabila. Deux ascenseurs, pour les étages pairs et impairs. Le premier est en panne depuis deux jours… Résultat, nous devons patienter dix longues minutes avant de monter au seizième étage. Dans la cabine, une odeur d’urine, des crachats sur la vitre, des tags sur les parois. « Bienvenue chez moi ! » ironise Nabila.

Aujourd’hui, c’est le premier jour de l’Aïd, la fête du mouton. Autrement dit, un jour de week-end dans la cité. La plupart des enfants du quartier ont été dispensés d’école par leurs parents. Ce soir, Nabila nous rappelle que nous sommes invités à dîner chez une de ses connaissances, « l’Egyptienne », comme on la surnomme dans la cité, qui vit seule avec ses trois filles et ses deux garçons depuis le départ de son dernier compagnon, père de ses deux fils. La famille vit grâce aux aides sociales, dans la tour voisine… Sur le chemin, nous croisons des ménagères, les cheveux retenus par des foulards colorés, les bras chargés de couscoussiers. Entre voisins, le jour de l’Aïd, on se reçoit et s’échange des plats et des pâtisseries traditionnels. Des pères de famille portent sur leur épaule des moutons entiers, fraîchement égorgés à l’abattoir et enveloppés dans du plastique. Lilia, 37 ans, sans travail ni formation, la taille épaisse engoncée dans une tunique turquoise, nous ouvre sa porte. Il est 18 h 30, tout le monde traîne en pyjama dans l’appartement, de Dalila, 19 ans, jusqu’au bébé de 2 ans, Farid. L’accueil est très chaleureux. La mère de famille nous propose de préparer des tripes, plat traditionnel. Elle envoie sa fille cadette, Malika, 13 ans, une ado longiligne à la peau très mate, acheter une bouteille de vin à la supérette Ed. La gamine revient quelques minutes plus tard, accompagnée d’un gosse de l’immeuble de 7 ou 8 ans : « C’est lui qui a porté la bouteille, je l’ai mise dans deux sacs pour pas que les grands voient que c’était de l’alcool. » Sa mère hoche la tête : « On est surveillés ici. On ne peut pas s’habiller comme on veut sans avoir contre nous un “dossier”, comme ils disent. » Assise dans les fauteuils de faux cuir face à une télé grand écran qui diffuse des clips vidéo, Lilia est triste. Elle pense à Nawal, sa deuxième, 15 ans, qu’elle a envoyée en Egypte « pour la protéger de S., un dealer du quartier, surnommé “Fouine”. Il est amoureux d’elle, mais elle en aime un autre. Alors, il l’a battue plusieurs fois, et j’ai eu peur qu’il la brûle. » Avant son départ, Nawal faisait les 400 coups avec ses copines cailleras. Malika, la cadette, a quant à elle des problèmes avec la justice. A 11 ans et demi, elle a demandé à une autre élève de faire une fellation à un grand de troisième qui fréquente, comme elle, le collège situé au pied de la cité et classé ZEP. « Malika a subi la pression des grands. Ça a commencé au collège et fini dans une cage d’escalier », explique la mère. Résultat, Malika est mise en examen pour complicité de viol. Elle est, avec l’agresseur, la seule mise en cause dans cette affaire, alors que, selon la famille, sept autres filles et garçons ont participé à l’agression. Des photos auraient même été prises grâce aux téléphones portables. « La victime a chargé Malika parce qu’elle a peur des autres, qui sont des délinquants », explique Lilia. Le 1er février, elle devait être entendue par un juge d’instruction pour la première fois. Reste Dalila, l’aînée, en apparence celle qui s’en sort le mieux, malgré son BEP raté l’an passé. Elle se lève à 5 heures pour faire des animations dans les centres commerciaux du département et prépare un concours pour entrer au ministère de l’Intérieur comme adjoint administratif. Elle s’occupe parallèlement de la maison et de ses deux petits frères, Mounir, 7 ans, et Farid, 2 ans. Depuis les émeutes, particulièrement violentes dans la cité, le premier veut être pompier. Le second, posté devant la vitre de la chambre, crie : « Feu ! », l’un des rares mots qu’il sait prononcer avec « maman », « bâtard » et « qahaba » (« pute » en arabe).

Mercredi 11 janvier : des meufs victimes et cailleras

Bruits de canalisation, portes qui claquent, grincements de l’ascenseur… Les murs sont en papier. Il est 7 heures, la cité s’éveille. Des mères conduisent les petits à l’école, des gens partent au boulot, des petites vieilles descendent faire leurs courses… C’est la cohue devant les portes de l’ascenseur, un véritable omnibus. Pour être sûrs d’arriver à l’heure, les habitants sortent pour l’appeler avant de retourner enfiler leur manteau chez eux. Les costumes croisent les boubous au milieu des détritus et des crachats de la nuit. Le ménage du gardien ne commence qu’à 8 heures, après le départ des habitants. Nous faisons la connaissance de Flo au moment où il sort de sa loge avec son balai-brosse. Ses premiers mots sont des reproches adressés aux locataires. « Ils te disent bonjour, mais derrière ton dos, ils crachent dans l’ascenseur. La preuve qu’ils ne te respectent pas. » Flo est ulcéré : l’un de ses collègues du bâtiment 3 est en arrêt maladie à la suite d’une agression. Il nous montre, enregistrées dans son portable, les photos d’inscriptions racistes qui ornaient il y a peu les parois de l’ascenseur.

Un petit noir au comptoir du bar. Le café est presque vide. Seuls trois jeunes « s’embrouillent » et insultent par téléphone un quatrième, en retard pour un plan business. Direction la médiathèque, qui ouvre à 10 heures le mercredi. Un havre de paix dont les murs colorés détonnent dans la grisaille ambiante. A l’intérieur, personne. Pourtant, toute la presse nationale est mise gratuitement à disposition de la population. La structure fait de gros efforts pour attirer le public : activités pour les enfants des écoles, achats de livres et de CD-ROM attractifs… En décembre, 5 000 emprunts ont été recensés. 1 700 concernent des adultes. Pas si mal, sur 7 000 habitants.

Retour à la tour 5, où l’on croise Flo. Plusieurs personnes sont venues lui demander qui nous étions. « De nouveaux locataires », a-t-il répondu. Il nous conseille d’aller jeter un coup d’oeil au 12e étage. Dans la cage d’escalier, un homme dort sur un matelas taché, au milieu de détritus et de flaques d’urine. Il s’agit de « Belmondo », un jeune homme d’environ 28 ans qui a « tourné » SDF après avoir perdu son emploi de serveur au café. Parfois, les habitants de la tour lui apportent à manger ou lui glissent un billet.

On passe chez Lilia, la mère de cinq enfants. C’est l’heure du déjeuner, mais personne ne mange à table. Les enfants pique-niquent dans une grande cuisine presque vide, où assiettes et couverts se battent en duel. Lilia grille cigarette sur cigarette et descend des litres de café au lait. Comme par mimétisme, le petit Farid sirote dans sa tasse et boit du Coca. Pas étonnant qu’il soit agité. « La nuit dernière, il s’est endormi à 3 heures ! » soupire sa maman, visiblement dépassée. Aujourd’hui, deuxième jour de l’Aïd, c’est encore une journée chômée. Toutes les amies des filles défilent chez Lilia. Notamment Mélanie, qui vit chez ses parents dans un pavillon des alentours, dont on apprend incidemment qu’elle a été violée à 12 ans dans la cité. Elle connaît son agresseur, mais n’a jamais porté plainte. « C’est une Blanche et elle n’a pas de grand frère pour la protéger », justifie Dalila. Mélanie se prostitue pour 30 euros au foyer de la cité.

Autre victime : Yasmina, 16 ans et demi. 1,85 mètre, une moue de bébé et une dégaine de mannequin. La tornade de la cité a connu l’enfer : orpheline de père à 3 ans, et violée à 12 par un oncle. Son viol a fait l’objet d’une plainte, en 2004. Transmise en septembre au parquet compétent, elle n’a pour le moment pas permis d’aboutir à l’interpellation de son auteur.

Virée de tous les établissements scolaires, délinquante, elle impose la violence de la rue autant qu’elle l’a subie. A l’automne dernier, en plein après-midi, au pied de la tour 5, la gamine s’est fait tirer par les cheveux sur plusieurs mètres avant d’être mise à genoux, les mains derrière le dos, puis rouée de coups par un grand. Yasmina avait insulté sa cousine. Personne n’a bronché, à l’exception de Nabila, notre hôtesse, qui a réussi à repousser l’assaillant. Même si sa mère l’y encourageait, Yasmina n’a pas déposé plainte, simplement une main courante : « Ma mère, elle voit tout en grand. Mais moi, j’ai pas envie de finir dans une cave ! » lance-t-elle.

Lorsqu’on arrive vers 19 heures chez sa mère, Farida, employée dans une grande surface, toutes les lumières de la maison sont éteintes. Seul l’écran géant de la télé éclaire la salle à manger. Yasmina a eu un coup de « Calgon » (colère) à la sortie d’une énième garde à vue pour incivilité. Elle a cassé toutes les ampoules de la maison. C’était il y a trois jours. Mais sa mère n’a pas eu le moral pour les remplacer. C’est nous qui nous en chargeons. Portable collé à l’oreille, Yasmina arpente la pièce comme une furie, deux téléphones à la main, sans même nous jeter un regard. « Ouaich ! Tu veux quoi ? J’sais pas c’est qui ! » Elle raccroche en gueulant : « Il me parasite, ce keum ! » Il suffit de deux minutes pour comprendre que la fille unique de Farida fait du business. « Yasmina, c’est pire qu’une femme d’affaires », dédramatise sa mère, tassée dans un jogging rose informe, les cheveux emmêlés, les yeux cernés. Libérée de ses communications, l’ado se lance dans un numéro de charme. C’est une boule de vie. Devant nous, elle fait mine de demander l’autorisation à sa mère d’aller manger une glace sur les Champs-Elysées avec son amoureux, Nacer, animateur de 23 ans. Quelle que soit la réponse, elle ira. Il est minuit quand elle décolle. Pourtant, le lendemain, elle doit être à 8 h 30 à la mission locale pour décrocher une formation… Elle n’y sera pas.

Il est 1 heure du matin, nous regagnons la maison. Dans le hall, une dizaine de jeunes squattent la cage d’escalier totalement enfumée par les « bedos » (pétards). Aucune hostilité cependant, et même quelques bonsoirs. Au 16e étage, un bruit de voix dans la cage d’escalier. C’est Naïma, 28 ans, une voisine à la dégaine de bonhomme qui fume un joint en robe de chambre avec un père de famille connu dans toute la cité comme dealer.

Jeudi 12 janvier : « La police ne vient pas »

Epidémie de gastro dans la cité. La salle d’attente du docteur ne désemplit pas : certains attendent depuis deux heures les soins du seul médecin de la cité, 40 ans. Le praticien, qui exerce depuis cinq ans et demi dans le quartier, est adoré de ses patients : « Juifs, noirs, arabes… », souligne-t-il. Il ne se contente pas de soigner. Les gamins viennent aussi le voir pour préparer un exposé ou résoudre un problème de maths. Seule ombre au tableau : l’agression qu’il a subie le 22 septembre 2005. Il était 20 heures lorsque trois jeunes cagoulés l’ont menacé avec une arme. « J’ai pris un coup de pistolet sur la tête, ils voulaient ma carte de crédit. J’ai pris le bras de celui qui était armé et l’ai tiré vers le hall d’entrée. Une patiente leur a jeté une chaise dessus, ils se sont enfuis. » La police est intervenue peu de temps après. Ecoeuré, le médecin fait savoir le lendemain qu’il va quitter le quartier. Emoi parmi ses patients : à la fin de la journée, il retrouve les trois noms de ses agresseurs supposés dans sa boîte aux lettres. Des noms qu’il communiquera à la police. Sans conséquence : « La police technique n’est jamais venue prendre la moindre empreinte. A ma connaissance, jamais aucun jeune du quartier n’a été interrogé. » Depuis, un habitant est venu proposer sa protection au médecin. Il serait, selon le docteur H., membre d’un groupe de pères de famille bien comme il faut qui auraient décidé de faire justice eux-mêmes en corrigeant ceux que la police laisse filer. Ils les enlèveraient puis les conduiraient de nuit, dans le coffre de la voiture, au parc pour les passer à tabac. « Il m’a mis un flingue sur le bureau et m’a proposé de le garder. J’ai refusé. Six mois après mon arrivée dans la cité, un de mes jeunes patients m’avait déjà proposé une arme… »

Durant notre entrevue avec le médecin, une famille est victime d’un cambriolage trois étages plus haut. Tout le matériel informatique et électronique de la maison vient d’être volé. La locataire, Martine L., mère de deux enfants de 23 et 15 ans, appelle le 17, une première fois à 12 h 30. Personne ne vient. Nouvel appel à 14 heures : on lui dit de joindre le commissariat. Là, elle s’entend répondre : « Le voleur est à côté de vous ? » Finalement, elle se déplace à 16 heures au commissariat de la ville, où elle dépose plainte. On lui promet la venue de la police technique chez elle avant la fin de la journée. L’employée d’Alstom ne touche à rien. Accoudée à la fenêtre, fumant cigarette sur cigarette, elle va attendre toute la nuit l’arrivée de la brigade. En vain.

Vendredi 13 janvier : le dealer est installé chez Lilia

8 h 15. Comme tous les matins, Mme M., 80 ans, est accoudée à sa fenêtre du 1er étage de la tour 5. Handicapée, elle ne sort plus de chez elle. C’est une voisine de la tour 4 qui lui fait les courses. Récemment, la vieille dame, naïve, a ouvert à ses agresseurs qui lui ont dérobé sa carte bancaire avant de vider son compte au distributeur de La Poste situé en face de sa fenêtre… Quinze jours plus tard, ils sont revenus. Dans la cité, les personnes âgées qui vivent seules font leurs courses tôt le matin, dès l’ouverture des magasins. Germaine, octogénaire aux cheveux gris-bleu, qui a perdu son mari il y a moins de deux ans, ne sort jamais avec un sac à main : « Moi, je mets tout dans mes poches, mais d’autres mettent leur porte-monnaie et leurs clés dans un sac en plastique », explique-t-elle. Une précaution qui n’est pas superflue, puisque, durant notre séjour, au moins cinq personnes se feront « crocheter » (voler) leur sac à la sortie des commerces de la cité. Pour éviter les indésirables, Germaine n’ouvre sa porte qu’après un signal particulier. Quand ses enfants viennent la voir, ils l’appellent un quart d’heure avant d’arriver.

Les « crochetages » comme les bagarres et parfois les agressions sexuelles sont enregistrés en vidéo sur les portables de jeunes « témoins ». Dans la cité, filles et garçons se transmettent ces scènes de violence de la même façon que leurs petits frères s’échangent les vignettes Panini des footballeurs de la Ligue 1. Cet après-midi-là, dans sa chambre, Dalila et ses copines passent en boucle cinq vidéos dont celle d’un crochetage de sac survenu au centre-ville. Suivi d’un film de propagande islamiste. Sur fond de versets coraniques et de chants religieux, on découvre une hideuse jeune fille-kangourou : « C’est une punition de Dieu. Elle a été transformée parce qu’elle a lancé le Coran sur sa mère », assure Dalila. Croit-elle vraiment à cette fable ? « Ils en ont parlé aux infos au bled ! » affirme Aïcha, la cousine de Dalila, qui prépare un bac pro.

Le babillage des filles est interrompu par l’arrivée de S., dit « Fouine », 23 ans. Le dealer, petit et fluet, qui est amoureux de Nawal, s’enferme dans la chambre avec Dalila. Intrigués, nous interrogeons Lilia, qui avoue que S. le dealer dort tous les soirs sur la banquette de Nawal, dans la même chambre que Dalila. Le manège dure depuis le départ de la jeune fille, il y a un mois et demi. « S. n’a pas d’endroit où coucher. Sa famille vit à 14 dans un P4, les enfants se relaient pour dormir », justifie Lilia, avant d’avouer qu’il s’agit d’une hospitalité forcée. « J’ai peur de lui. Sa famille fait la loi ici. C’est une façon pour moi de protéger mes enfants. »

Samedi 14 janvier : business dans la cité

Un coup de téléphone matinal à Martine L., la mère de famille cambriolée, pour savoir si les policiers sont passés chez elle : « Pensez-vous ! Je travaille, je paie mes impôts, mais j’ai le sentiment d’être délaissée. » A bout de nerfs, la mère de famille a été mise en arrêt maladie et sous antidépresseurs par son voisin, le docteur H.

Dans l’ascenseur de la tour 4, nous croisons une retraitée pimpante, Jacqueline, 67 ans. Un panier à la main, c’est elle qui fait les courses et la soupe pour les vieux de la cité. Elle nous invite sur son palier, au 17e étage. Des images d’Epinal de la France tranquille recouvrent les murs : clochers ensoleillés, rivières ondoyantes, hameaux enneigés accrochés à flanc de colline, cathédrale… Des corbeilles de fleurs ornent le seuil des portes. « Ça change du reste, non ? » nous lance fièrement cette locataire de la première heure. Elle a emménagé en 1972. « Je venais d’un pavillon au milieu des champs. Ici c’était le luxe, on avait une baignoire, l’électricité… » Jacqueline ne partirait pour rien au monde : « Je me plais ici, et je n’ai pas peur de la délinquance. Les jeunes, je les ai vus grandir, il faut savoir leur parler. » Sur le palier, les locataires se connaissent tous. Ils s’échangent des plats pour le ramadan ou l’Aïd, des cartes de voeux pour la nouvelle année, se laissent de petits mots sur la porte pour prendre des nouvelles les uns des autres. « Les gamins de l’étage m’appellent “tata” », s’amuse Jacqueline, qui a offert pour Noël des crayons de couleur aux enfants de ses voisins maghrébins.

Après-midi très ensoleillé, propice aux affaires. Le business se passe sur le « ter-ter », ou le « terrain », sous les yeux de tous. Un territoire situé entre les petits commerces et les escaliers qui mènent aux tours. C’est le coeur de la cité, un passage obligé pour tous les habitants. On y passe pour faire ses courses, y jouer au ballon, y rouler en scooter au milieu des dealers. Ici, on vend du shit et de la came, essentiellement de l’héroïne ou de la coke à 50 euros le gramme. Parfois, il y a aussi de l’ecstasy ou de la K (kétamine), un médicament destiné à l’origine aux chevaux. Pas de stock, ou le moins possible, on travaille à flux tendu, pour limiter les risques. Les livraisons extérieures se font deux fois par semaine. « Sur le ter-ter, les vendeurs ne sont pas aux 35 heures », explique un grand du quartier. Ils arrivent tôt le matin, finissent tard le soir et « taffent » aussi le week-end. « Les vendeurs n’ont jamais la came sur eux mais planquée à côté dans un hall d’immeuble ou dans une sacoche de scooter qui tourne, explique le même grand. Quand un client arrive, le vendeur va chercher la dose dans sa planque ou appelle le conducteur du scooter. Les dealers ne gardent pas non plus l’argent sur eux. Il y a plusieurs ramassages dans la journée, effectués par des filles ou des mères… » Chaque vendeur défend son morceau de territoire. Ce samedi, l’un des dealers, surnommé « Vache qui rit », s’est fait « fracasser », accusé de détourner les « clients » devant la supérette.

Dans la cité, les gamins sont recrutés pour faire le guet contre un billet. Parfois, ils sont carrément pris en otages. Ainsi, récemment, un dealer a glissé un morceau de cannabis dans la capuche du fils de Lilia, 7 ans, pour échapper à un contrôle de police… Certaines filles stockent la came chez elles. « En bagnole, le dealer est toujours accompagné d’une fille qui lui sert de couverture. En cas de contrôle, ils jouent les amoureux qui s’embrouillent ou s’embrassent », explique Yasmina.

Le plus épineux reste le blanchiment. Les cinq ou six gros dealers du quartier ont tous une couverture. C’est-à-dire des fiches de salaire. Très peu travaillent vraiment. « Ils sont en cheville avec des “chefs d’entreprise” qui leur fournissent des fiches de paie contre du liquide, confie le grand. Au passage, ceux-là prennent une grosse commission, au moins le double de ce qui est inscrit sur la fiche de salaire. »

C’est la fin d’après-midi. Kaïna, 17 ans, une caillera, prépare un mauvais coup sur le parking de la tour 5. Avec trois garçons et quatre filles, adossés à une voiture, elle attend un client qu’elle va carotter. Autrement dit, elle va vendre du shit à un pigeon avant que sa bande lui reprenne la marchandise une fois l’argent empoché. Un sport national, dans les cités, qui provoque souvent des règlements de comptes. Ce samedi, la « victime » de Kaïna, un « ouf » (fou) du quartier, n’a pas fait d’embrouille : « Je lui ai pris 20 dollars. C’était pas la première fois. »

Dimanche 15 janvier : drôle d’accueil au commissariat

11 h 45. Nous accompagnons Martine L. jusqu’au commissariat. En rangeant chez elle, elle s’est aperçue que ses bijoux avaient aussi disparu dans le cambriolage. La police n’est toujours pas passée chez elle. La veille, elle a eu un faux espoir lorsqu’une brigade a pénétré dans la cité en voiture. Mais elle n’a fait que patrouiller sans s’arrêter. Il était 22 h 40. Depuis mardi, nous n’avons croisé la police que trois fois sans qu’aucun agent descende du véhicule. « C’est incroyable ! Personne n’est encore venu constater le cambriolage ! » s’emporte la mère de famille face au gardien de la paix, un Méridional brun et athlétique, qui l’accueille. L’agent ne bronche pas, visiblement habitué à ce genre de critiques. « On est en sous-effectif, madame », justifie-t-il, promettant d’essayer de motiver ses collègues de la police technique. Ironie du sort, un document administratif punaisé à la droite du gardien spécifie que celle-ci doit passer « systématiquement » et « dans les meilleurs délais » chez les victimes. Martine L., persuadée qu’il lui manque un document, s’inquiète pour le remboursement de l’assurance. Elle s’entend répondre par le gardien sur un ton badin : « C’est pas important, ce papier. On s’en bat les couilles. » Une heure plus tard, une patrouille passe enfin chez les Laverre et constate qu’il est « trop tard pour faire un relevé d’empreintes ».

Cet après-midi, le fils de Nabila, Djibril, 4 ans et demi, est invité à un goûter au 2e étage de la tour. La plupart des familles refusent que leurs enfants traînent dehors et s’organisent en conséquence. Le week-end et le mercredi, les parents assurent la garderie à domicile à tour de rôle. Ce dimanche, au 16e étage, les gamins profitent du palier pour jouer au ballon ou faire du tricycle. En bas, dans le hall, consommateurs et petits vendeurs de shit tiennent le mur, comme chaque jour qui passe. Presque du vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de 10 heures à 3 heures du matin. Mêmes horaires pour leurs chiens, qui piquent des sprints sur la dalle, entre les aires de jeux désertées par les enfants à cause du froid. L’un d’entre eux, un bull-terrier, s’appelle Capone. L’entente entre les locataires et ces jeunes, qui pour certains habitent l’immeuble, est cordiale. On se salue, prend des nouvelles de la famille et se rend service. Bref, on se respecte. Pour preuve : à 16 h 30, heure de sortie des classes, les jeunes vont fumer leurs « bedos » dehors.

Une personne de la cité nous signale la présence d’une voiture volée dans un box du parking souterrain. Nous descendons. Il s’agit d’une 205 HDI grise, immatriculée dans le Val-d’Oise. L’usage veut que les voitures volées passent par ce parking pour se « faire oublier » quelques jours avant d’être désossées ou revendues.

Lundi 16 janvier : le grand nettoyage

8 heures. Nous accompagnons les gardiens dans leur nettoyage. C’est leur jour le plus dur. Durant tout le week-end, les détritus et ordures se sont accumulés à l’intérieur des ascenseurs, cages d’escalier et sur les paliers. Dans la tour 4, de gros sacs-poubelle sont entassés en haut des escaliers qui conduisent au local à poubelles. « Voilà le travail ! Ils ont la flemme de descendre dix marches ! » s’emporte le gardien qui remplace Flo. Il n’est pas au bout de ses peines. A la tour 5, quelqu’un a déféqué dans l’ascenseur et dans les escaliers. Une odeur terrible émane du 15e étage. Plusieurs locataires sont sur le palier. « C’est la guerre ! » hurle Martin, un retraité athlétique aux cheveux teints qui nous entraîne dans la cage d’escalier. On y découvre d’énormes graffitis : « J’fais flipper l’Occident comme un président en Iran. J’fous la merde comme Ben Laden et les putes se sauvent comme à Abidjan. » Martin, excédé, dit être sorti dans la nuit sur le palier avec sa barre à mine et Joli-Coeur, son énorme terre-neuve noir, pour demander le silence dans la cage d’escalier. En vain. Les jeunes se seraient calmés dix minutes, avant de recommencer de plus belle. « Qu’est-ce que je peux faire ? Ecrivez ce qui se passe ici ! » nous invective-t-il après que nous avons révélé notre véritable identité. Enfant de la Ddass, Jacques a vécu dans les bidonvilles avant d’emménager ici en 1972. Son salon ressemble à une boîte de nuit de province : juke-box, flipper, bar et photos de stars des Sixties. « Quand on est arrivé, c’était un château. Aujourd’hui, on a les pieds dans la merde. » Hors de lui, il nous montre un pistolet à grenaille et une arme d’autodéfense électrique. Il nous confie qu’il a aussi un parabellum à balles blindées. Une arme qu’il aurait achetée dans la cité et qu’il a surnommée pour on ne sait quelle raison « Paul Préboist ». Sentant notre curiosité, il fait machine arrière et prétend qu’il s’en est séparé… Martin empêche sa voisine Germaine, qui a déjà le balai-brosse à la main, d’« enlever toute cette saleté ». Normalement, tous les jeudis, une femme de ménage nettoie les escaliers. Mais ne touche pas aux excréments. Pour ça, le bailleur fait appel à une entreprise spécialisée. Mais celle-ci ne viendra que quatre jours plus tard…

Sur le même palier, leur jeune voisin maghrébin âgé de 23 ans sort de l’ascenseur en poussant son gros scooter, qu’il gare chez lui, dans l’entrée. Abdel, manutentionnaire, s’est fait braquer deux fois son moyen de transport, indispensable pour garder son emploi. Il « prend le boulot » à 5 heures. Electrotechnicien de formation, il ne trouve pas de travail dans sa branche. L’étiquette de la banlieue lui colle à la peau, selon lui : « On a mauvaise réputation à cause de quelques-uns qui dealent et volent. Il faudrait qu’ils fassent un stage en Algérie et qu’ils connaissent l’horreur des massacres. Après, peut-être qu’ils respecteraient un peu plus la France ! Chez nous, au bled, ce sont les policiers qui font la loi. Ici, pendant les émeutes, j’ai vu trois gamins courser des CRS ! » Abdel vit avec sa femme, Myriam, 21 ans, et son fils de 1 an dans une minuscule chambre de l’appartement de sa mère. A l’intérieur s’entassent frigo, four, télé, ordinateur et lit de bébé… La jeune épouse, qui a grandi dans les pavillons qui jouxtent la cité, ne s’entend pas avec sa belle-mère. Issue d’une famille de 11 enfants, elle suit une formation d’aide-soignante et recueille régulièrement l’un de ses frères de 24 ans qu’Abdel a décidé de sortir du trafic de drogue de la cité.

En face de la tour 5 stationne en permanence un scooter flambant neuf qui n’est pas attaché. Pourtant, personne n’y touche. Il appartient à un des « boss » du quartier. Ce jour-là, nous voyant accompagner le gardien dans son nettoyage, le gros bonnet du quartier a feint une panne d’interphone pour se renseigner sur notre identité. « Des nouveaux locataires. »

Mardi 17 janvier : bar-tabac à vendre

8 h 45. Le café est plongé dans l’obscurité totale. Des bougies sont posées sur la caisse et le comptoir. Une cliente se plaint : « Y a plus de PMU, plus de presse, ni de cigarettes. Juste de la tise [alcool]. » Le patron, une lampe-torche à la main, panique. Bouddhiste, il a renoncé à faire sa traditionnelle prière du matin. Il veut fermer, et vite. La peur d’un braquage ? Depuis leur arrivée, il y a moins de deux ans, le café a subi trois cambriolages, et son propriétaire s’est fait frapper deux fois. La dernière agression, avec une batte de base-ball, remonte au 19 octobre 2005. Ce jour-là, la fille du cafetier, Lili, 21 ans, a porté plainte contre trois jeunes de la cité, qu’elle a identifiés. « Son agresseur, Stanley, n’a été interpellé que récemment pour une autre affaire. Pendant plusieurs mois, il est venu nous narguer. Une fois, comme on ne voulait pas lui servir de noisette, il nous a traité de “bande de sales noich” [Chinois] et nous a dit de retourner en Chine ! »

Les problèmes de la famille S. ont commencé le jour où ils n’ont pas renouvelé le CDD de leurs deux employés, qui habitaient dans la cité. Les patrons soupçonnaient les deux serveurs de « piquer dans la caisse ». « Un jour, un gamin a volé un stylo sous mes yeux. Je lui ai dit : “T’as pas 20 centimes pour t’en acheter un ?” Le soir même, on crevait mes pneus, et dans la nuit on brûlait ma voiture… Ils comprennent pas qu’on est là pour gagner notre vie ! Il faudrait tout leur offrir, les laisser fumer du shit dans la salle et dealer dans les toilettes, comme au temps des anciens propriétaires ! Mais nous, on refuse de fermer les yeux ! » Fin octobre, au moment des émeutes, le bar a été incendié et dévalisé. Depuis, il n’y a plus de cigarettes sur les rayonnages ni de PMU. Les paquets volés s’écoulent à 3 euros dans la cité, les cartes de téléphone à 5… Au bout d’une semaine, on nous a déjà donné le nom d’un des cambrioleurs. Mais, visiblement, l’info n’est pas arrivée jusqu’au commissariat… « Même quand les flics font leur ronde, ça ne nous rassure pas du tout. La dernière fois, l’un d’entre eux a serré la main à mon père devant les jeunes. Du coup, ils nous ont pris pour des balances et mon père s’est fait traîner dehors sur 10 mètres. Ils étaient dix sur lui », raconte Lili, qui a mis en suspens ses activités de commerciale pour soutenir ses parents. La famille S. a mis discrètement en vente son café. Les annonces ne sont diffusées que dans la communauté asiatique. En attendant de trouver preneur, ils ont acheté un bébé rottweiler. « Le plus méchant des pitbulls », précise Eliane.

Dans la cité, les Asiatiques semblent avoir plus de mal à tenir leur boutique que les Maghrébins. Ainsi, les pharmaciens, qui n’ouvrent qu’à 11 heures du matin, sont accusés de pratiquer des tarifs exorbitants. Par contre, La Poste, qui compte une employée issue de la cité et une autre qui y vit, entretient d’excellents rapports avec sa clientèle. Idem à l’auto-école, où le responsable, connu comme un musulman pratiquant, est respecté par les jeunes. Aucune des deux voitures de l’école n’a jamais été dégradée. Particularité : une partie des élèves qui sont inscrits au code viennent au volant de leur voiture…

Mercredi 18 janvier : galette des rois à la maison de quartier

Comme chaque mercredi, Pierre, le gardien du bâtiment 3, vérifie les placards électriques à tous les étages. Comme chaque mercredi, il trouve des objets volés : aujourd’hui, un sac de CD et un portefeuille rempli de papiers au nom d’Alix S. La jeune commerciale de 23 ans a été victime d’un vol à la portière, au carrefour situé à la sortie de la cité, sur la route départementale. Un véritable traquenard. Automobilistes et motocyclistes s’y font dépouiller quotidiennement. Pourtant, malgré des vols à la portière et des car-jackings répétés, pas l’ombre d’une voiture de police banalisée aux alentours…

Nous croisons Yasmina et son copain Karim, 16 ans, au look « efféminé », comme le fait remarquer Yasmina. Les deux ados ont poussé côte à côte au pied des tours : « On mangeait nos crottes de nez ensemble », rigole la caillera au coeur tendre. Quand Karim se fait traiter de « sale pédé » par les gars du quartier, c’est Yasmina qui le défend. Pour éviter les sarcasmes ou les agressions, il leur arrive de marcher ensemble main dans la main et même de s’embrasser. La caillera évite de parler de son business à Karim. « Je le protège. Il faut pas qu’il tombe dans mon délire, le gen-ar [argent] facile, quand tu peux tout te payer et que t’as les mains trouées. » Yasmina dit gagner 4 500 euros par mois, qu’elle claque au McDo, en fringues, en recharges de téléphone, quand elle ne le distribue pas simplement à ses copines. « Je m’en fous, c’est de l’argent sale », dit-elle devant Karim. Contrairement à Yasmina, lui poursuit sa scolarité dans une école privée du coin. Mais pas question pour autant d’être une « tête d’ampoule ». Autrement dit, un premier de la classe. « Dans mon cours, il y a une gothique, c’est la première partout. Elle est tout en noir, comme un corbeau. Elle se fait tout le temps insulter. Si tu lui parles, t’es grillé, comme à chaque fois que tu traînes avec quelqu’un de bizarre. » Karim n’est pas un ange. Plus jeune, il a fait comme ses copains : il a gardé de la came chez lui à plusieurs reprises contre 150 euros. Il y a deux mois, son frère de 19 ans, qui l’a surpris en train de fumer un bedo, l’a corrigé à coups de ceinturon. « Il ne veut pas que je tourne comme lui, à faire du business », explique Karim.

17 heures. C’est la galette des rois à la maison de quartier. Des familles de toutes les couleurs avec leurs bambins dans les jambes se pressent vers le buffet où sont offerts eau, jus d’orange, cidre et galette. De vieux « Gaulois » embrassent des mères de famille maghrébines coiffées d’un fichu. « Soyez les bienvenus, sachez que notre porte sera toujours ouverte en cas de difficulté », déclare la directrice à la cantonade, avant d’inviter les mamans à s’inscrire à la première réunion du comité d’usagers de la maison de quartier. « Ça fait des années qu’on rame pour faire participer les gens à la vie de la cité, nous explique la responsable, heureuse d’accueillir de nouveaux locataires. Il faut que tout le monde s’implique, on ne fera rien sans les habitants », ajoute-t-elle.

Jeudi 19 janvier : Farid, 2 ans, tombe sur des sachets de drogue

Lilia est en pleurs. La veille, le bébé est passé sous le bureau de sa soeur aînée et a décroché cinquante doses d’héroïne scotchées sous le meuble. C’est son frère, Mounir, 7 ans, qui lui a sauvé la vie en lui retirant les paquets des mains. « Ma mère a pété les plombs, elle se foutait des claques toute seule en hurlant. J’ai cru qu’elle devenait folle ! » raconte Dalila, l’aînée. Lilia, contrairement à ses filles, ignorait que Fouine, alias S., stockait de la drogue chez elle. Du coup, une violente dispute a éclaté durant la nuit entre le dealer et la mère de famille. « De quel droit vous avez touché à mes affaires ! » s’est emporté Fouine. Lilia lui a demandé de déguerpir de l’appartement dès le lendemain. Mais à 11 heures, les sacs du dealer sont toujours entassés dans la chambre de Dalila, dont il a la clé. Il doit repasser ce soir.

Lilia nous répète en boucle qu’elle veut quitter la cité pour sauver ses enfants. Selon cette mère qui ne quitte pratiquement jamais son appartement, c’est la cité qui pousse au vice. Le 7 octobre 2005, elle a été reçue comme quatre autres mères de famille en détresse par le préfet de Seine-Saint-Denis, Jean-François Cordet, qui a mobilisé les services de l’Etat. Une proposition de relogement dans le département a alors été faite par le bailleur à Lilia. Mais, pour une raison inconnue, celui-ci est revenu sur son offre. Depuis, plus de nouvelles.

Retour chez nous, dans la tour 4. La porte de l’ascenseur s’ouvre au 10e étage, et nous surprenons une transaction de drogue. Derrière la porte de l’escalier entrouverte, l’un tient une liasse de billets dans les mains, l’autre plusieurs sachets de came. La porte de l’ascenseur se referme sur nous. De la cabine, nous entendons cette invective : « Bande de keufs ! »

C’est l’heure du dîner chez Nabila, notre hôtesse. Coup de sonnette. C’est Malika qui apporte un gigot, avant de repartir tout aussi vite. Une heure et demie plus tard, sa soeur envoie un SMS à Nabila : « Dis à Malika de rentrer. » Mais Malika n’est pas là, contrairement à ce qu’elle a dit à sa mère. La gamine de tout juste 13 ans ne rentrera chez elle qu’à 1 heure du matin.

Vendredi 20 janvier : « Les keufs sont dans la té-ci »

9 h 30. Une formatrice nous reçoit à la mission locale. Le rendez-vous est pris depuis une semaine. Ils sont une vingtaine, de 18 à 50 ans, à postuler pour une formation ou un emploi. A première vue, aucun jeune en difficulté. La quasi-totalité sont étrangers ou d’origine étrangère. Beaucoup d’Africains. La salle est meublée de deux grandes tables. L’une n’est occupée que par des hommes noirs. L’autre est mélangée. La plupart des gens semblent amorphes, ou désabusés. Certains ne savent pas écrire et ne peuvent remplir leur dossier. Une mère africaine porte un bébé dans le dos, tout en surveillant sa fille de 4 ans qui grignote des gâteaux. La formatrice donne des consignes, mécaniquement, puis reçoit individuellement les candidats postulant à une formation d’esthéticienne. L’entretien avec la conseillère ne durera pas plus de deux minutes. Un autre rendez-vous est fixé le 25 janvier à 11 h 30.

Nous passons chez Lilia : le dealer est toujours là. La mère et le dealer se sont encore disputés une partie de la nuit. Dalila n’a presque pas dormi. Du coup, elle n’est pas allée retirer son dossier d’inscription au concours d’adjoint administratif à la Préfecture de police de Paris. Nous avons appris par la bande que Nawal va se fiancer avec Fouine. Toute la cité prétend que la jeune fille, expédiée précipitamment en Egypte, est enceinte. Lilia nie la grossesse et explique le projet de fiançailles de Nawal avec le dealer de l’immeuble par sa volonté de protéger les siens. La mère de famille, écoeurée par la rumeur, nous supplie d’appeler sa fille pour vérifier par nous-mêmes qu’elle n’est pas enceinte. Elle propose même de la faire revenir pour passer un test… Atterrée, Dalila s’en prend à sa mère : « T’as qu’à le mettre dehors ! C’est chez toi ! Mais t’es débile de l’avoir laissé s’installer chez nous ! » Lilia proteste : « Mais c’est pour nous protéger ! - De quoi tu parles ? Tu connais pas la rue ! Tu sais pas ce qui se passe en bas ! S., c’est une merde ! Personne le respecte ! »

Lilia se flanque de grands coups sur la poitrine : « Comment tu me parles ! T’as peur de lui ! Quand il a tapé sur ta soeur, c’est moi qui suis descendue avec un bâton pour le trouver ! » Dalila quitte la pièce.

13 heures. C’est l’heure de la prière du vendredi. Nous croisons quelques pères de famille qui, leur tapis à la main, se dirigent vers le foyer Sonacotra. C’est la salle de prière de la cité. L’imam est africain et ne parle jamais de politique. Au FSC, l’islam radical ne prend pas. L’été, quelques barbus font le tour des halls d’immeuble pour faire la morale aux jeunes qui « délinquent ». « Ils nous disent qu’on salit la religion, et nous, ça nous fout la honte. L’année dernière, sur la vie de ma mère, j’ai arrêté de fumer pendant presque un mois ! » raconte Yasmina. Chaque soir, de jeunes islamistes de Sevran, vêtus de qhamis (tunique traditionnelle), sillonnent les cités du coin à bord de leur camionnette pour vendre des sandwichs. Un bon moyen pour aborder les jeunes…

Dans la cité, nous n’avons croisé que deux femmes portant le niqab (un voile noir intégral). « Ici, c’est l’islam tranquille des Africains », explique N’Diaye, un Mauritanien de 32 ans, qui travaille dans le nettoyage industriel. Ce père de trois enfants n’est pas polygame, mais plusieurs de ses amis, dans la cité, le sont. « La polygamie ne produit pas automatiquement de la délinquance », affirme-t-il. Cependant, une dispute entre coépouses a récemment tourné au drame. L’une des deux femmes aurait volontairement ébouillanté l’enfant de l’autre.

19 h 50. Deux voitures banalisées de la brigade anticriminalité, deux véhicules de police plus un fourgon de CRS investissent le quartier. Ça court dans tous les sens, alors que les véhicules convergent au pied du bâtiment 4. Une pierre, lancée de la tour, atterrit sur le toit d’une voiture de police. Les véhicules font marche arrière et s’en vont. Dans le hall, consommateurs et fumeurs de shit n’ont pas bougé.

Samedi 21 janvier : la tante du cafetier se fait « crocheter » son sac

S. squatte toujours l’appartement de Lilia, qui ne trouve pas la force de mettre ses sacs sur le palier. La veille au soir, la tante du dealer est venu frapper à la porte de « l’Egyptienne » pour récupérer 4 000 euros que lui devrait son neveu. Une violente dispute a éclaté avant que les deux parties trouvent un arrangement à l’amiable… Dalila nous confie sa peur : « On ne peut pas parler avec S. Il est parano. Si ma mère le met dehors, il est capable de nous brûler ! »

Dans l’après-midi, la tante de Lili, la fille du bar-tabac, venue rendre visite à sa famille, se fait crocheter son sac à main à la sortie du café par une bande de gamins. Dans la cité, on les appelle « les microbes ». Ils ont entre 12 et 15 ans et s’attaquent en bande aux portables et aux sacs des passants. Si la victime résiste, il lui font une « balayette » et la rouent de coups tant qu’elle ne lâche pas son bien, puis s’enfuient en courant avant de s’éparpiller dans la cité. Ce sont eux qui ramènent aux plus grands les cartes d’identité qui seront revendues 600 euros aux clandestins africains et aux Gitans. Après avoir passé commande, nous avons mis vingt-quatre heures pour obtenir la carte d’identité que nous avions demandée à un voyou. Selon lui, le document proviendrait du sac d’une quadragénaire dérobé devant le supermarché Carrefour de la ville. Nous voulions aussi acheter une arme. En vain. Nous ne « connaissions » pas les bonnes personnes…

Dimanche 22 janvier : pas de couscous chez Yasmina

L’invitation nous avait été faite le mardi par Yasmina. A 13 heures, lorsque nous sonnons à la porte, c’est une mère en larmes et couverte de honte qui nous ouvre : « Ma fille est rentrée à 4 heures du matin et n’a pas fait les courses. » Yasmina, qui émerge, rejette la faute sur sa mère, qui ne lui a pas donné d’argent… Farida est encore en pyjama. Yasmina raconte sa nuit devant sa mère éteinte : elle s’est embrouillée avec des drag-queens place de Clichy, avant de se faire contrôler par la police devant La Loco, une boîte de nuit du quartier. Nous quittons l’appartement et Yasmina profite de notre départ pour aller fumer un joint dans la cage d’escalier. Chaque matin, elle est percluse de douleurs : « Tant que je n’ai pas fumé, mon corps me lance. »

A l’instar des sportifs du quartier, nous nous rendons à pied au parc. Il est 14 heures, le site est quasi désert. Pourtant, il y a du soleil et c’est le seul îlot de verdure au milieu du béton. Des policiers arpentent les allées à cheval. Sur le chemin du retour, à la hauteur du pont Salengro, nous tombons sur un camping-car qui vient de brûler. Son propriétaire, un cycliste du dimanche, maître-nageur la semaine, se tient à côté de l’épave. Il attend un taxi qui tarde à venir : « Je suis arrivé ce matin à 7 heures pour participer à une course. Pendant l’épreuve, des collègues m’ont averti que mon camping-car brûlait. Tout ça parce que je suis immatriculé 60 ! Les cons ! »

Raja, mère de famille de 43 ans, en conflit avec un mari violent, de 20 ans plus vieux qu’elle, nous rencontre en cachette dans un café aux abords de la cité. Elle veut nous parler de son fils, Mourad, 15 ans, qui « tourne mal ». « La cité dévore nos enfants », soupire cette mère qui n’est en rien démissionnaire. Pour pouvoir placer son aîné dans une école privée, loin des mauvaises fréquentations de la cité, Raja fait des ménages le soir : « Mourad sèche l’école, vole à Carrefour… Je lui donne des horaires pour rentrer, mais il ne les respecte pas. Il fume à la maison, je ne sais pas quoi faire ! » Aujourd’hui, même l’école privée ne veut plus de lui. Le 13 décembre 2005, le CPE de son établissement décomptait 32 absences non justifiées au cours du premier trimestre. Dans la cité, tout le monde sait, sauf sa mère, que Mourad fait l’école buissonnière pour « crocheter » des sacs à main avec sa bande. L’ado, manifestement complexé par un fort embonpoint, cherche à jouer les durs. Il ne donne en tout cas pas d’explication à ses actes. Poli et doux en apparence, il n’ouvre pas la bouche lorsque, devant nous, Nabila lui fait la morale. « Si tu continues, tu vas tuer ta mère. Tu me fais honte. Qu’est-ce qu’on doit faire pour que tu arrêtes ? » Mourad baisse les yeux. « T’as rien d’une racaille. On va te sortir de la cité, tu vas aller dans un internat ! » L’ado acquiesce, mais décampe aussitôt avec sa bande qui est venue le chercher au café. Ces derniers jours, nous avons appris qu’il s’était fait arrêter par la police devant Carrefour en train de voler. Raja ne bénéficie d’aucun soutien de son mari contre lequel, le 29 mai 2005, elle a porté plainte pour coups et blessures. Sans résultat. Aujourd’hui, son époux, qui paie le loyer de l’appartement, vit reclus dans le salon.

Dernier café chez Lilia, pour constater que le dealer est toujours là. Mais la mère jure qu’il n’y sera plus ce soir…

Ces derniers jours, Lilia avait finalement réussi à chasser le dealer. Mais celui-ci est revenu, obligeant la mère de famille à lui laisser l’appartement une heure par jour pour couper sa came…

Posté

Oui, ça s'est effectivement empiré depuis que j'ai quitté les cités, mais bon, ça reste dans la continuité de ce que je connais, et ce n'est que le début. C'est ce qu'on appelle dans le jargon une 'zone de non droit', euphémisme, quand tu nous tiens … Faut sortir plus souvent de chez vous, jeunesse :icon_up: !

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