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Antiquité Gréco-romaine


Harald

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 http://www.histoire.presse.fr/lire.asp?Sku=291&Titre=La+Gr%E8ce+et+l%92Empire+romain+%E9taient%2Dils+racistes+%3F

La Grèce et l’Empire romain étaient-ils racistes ?

Maurice Sartre, Professeur à l’université de Tours

Quand le racisme est-il apparu ? Au Moyen Age ? Au XIXe siècle, en même temps que les théories dites « scientifiques » ? Et si c’était dans la Grèce et la Rome antiques que le racisme était né ? Benjamin Isaac vient de publier sur cette question un livre passionnant en anglais*.

On a longtemps considéré que Grecs et Romains n’avaient pas développé de pensée raciste organisée, comme si les propos qu’ils tenaient au sujet des autres peuples relevaient d’une banale discrimination, certes injustifiée mais non érigée en système. Benjamin Isaac, dans un livre passionnant publié en anglais, fondé sur une érudition éblouissante et marqué par une totale lucidité, démontre que l’Antiquité grecque, puis romaine, a connu ce qu’il nomme un « proto-racisme », mais qui est bien déjà un racisme conceptualisé, fondé sur une argumentation d’allure scientifique qui se veut démonstrative.

Encore faut-il s’entendre sur cette notion, susceptible de variations selon le temps et le lieu. Dans une longue introduction où il dresse un bilan à la fois historiographique et conceptuel, le savant de Tel-Aviv aboutit à une définition simple mais efficace : on peut qualifier de « raciste » toute pensée qui attribue collectivement à un peuple ou à un groupe humain les mêmes traits de caractère et de comportement, transmis de génération en génération sans possibilité d’y échapper par un choix individuel. Ainsi la pensée raciste nie l’individu au profit du groupe, l’évolution au profit de la permanence, que ce soit en bien ou en mal, puisque même le groupe de référence – celui auquel appartient le discoureur raciste – n’échappe pas à l’analyse simplificatrice, fût-ce à son profit.

Les Athéniens, fiers d’être « sans mélange »

Benjamin Isaac montre que la pensée (proto-)raciste antique s’appuie sur deux théories que presque personne n’osa remettre en cause, même si elle furent sans cesse modifiées et adaptées aux circonstances nouvelles.

D’abord l’auteur du traité de la collection attribuée à Hippocrate intitulé Des airs, des eaux, des lieux, rédigé vers la fin du Ve siècle av. J.-C., établit pour la première fois de manière claire la théorie environnementaliste qui classe les groupes humains en fonction de leur situation géographique et en déduit des traits de caractère collectifs immuables. Plus les peuples s’éloignent d’un centre idéal – dont Aristote montra un peu plus tard que c’était la Grèce égéenne – vers les extrémités de la Terre habitée, plus leurs caractères se dégradent vers plus de mollesse ou de barbarie. Cette théorie, qui connut un succès inouï dans l’Antiquité, s’est transmise sans remise en cause jusqu’à une époque récente où s’imposait comme une évidence le lien entre environnement géographique et comportement des peuples. Elle se retrouve jusque dans le discours raciste contemporain : qui n’a lu chez les voyageurs et romanciers des deux derniers siècles des phrases définitives sur les effets émollients de l’Orient ou la sauvagerie guerrière des peuples du Nord ?

Une telle conception, qui aboutit inévitablement à une hiérarchisation des peuples, entre supérieurs et inférieurs, avec toutes les conséquences que l’on imagine sur le plan politique, social et culturel, peut bien être qualifiée de « raciste », même si ses approximations nous font aujourd’hui sourire. Dion Cassius, historien grec sérieux par ailleurs, ne prétend-il pas dans son Histoire romaine que l’empereur Caracalla cumule les défauts à la fois des Gaulois, des Syriens et des Africains ? Si, pour les deux derniers peuples, on peut invoquer ses origines maternelles et paternelles, pour le premier, il ne peut s’agir que de sa naissance accidentelle à Lyon !

Un deuxième postulat peut être plus dangereux : celui de la « pureté de la race ». Grecs et Romains croient fermement qu’un peuple qui ne se mélange à aucun autre reste supérieur moralement et physiquement alors que ceux qui se mêlent à d’autres perdent leurs qualités, dégradation qu’aggravent les migrations hors du territoire d’origine.

On imagine quelle fierté les Athéniens pouvaient tirer du fait d’être à la fois « sans mélange » (la loi de Périclès sur la citoyenneté en 451 av. J.-C., même si elle répond aussi à d’autres nécessités, renforçait la défense contre les immixtions étrangères) et d’être « autochtones » au sens étymologique, c’est-à-dire nés du sol même de l’Attique qu’ils n’ont jamais quittée. A l’inverse, Tite-Live note que les Galates, des Gaulois émigrés vers l’Anatolie, ne tardèrent pas à perdre leurs qualités guerrières sous la double influence de leur déplacement vers l’Asie et des intermariages. Avec de telles théories, on ne tarderait pas à affirmer que certains peuples sont nés pour être esclaves – et parmi eux les Syriens plus que les Germains. Cette lecture raciste du monde varia bien sûr au cours des siècles, évoluant avec les peuples dominants (lorsque l’Empire romain succède aux cités grecques le centre idéal du monde se déplace). Mais, assumant les contradictions et les incohérences, on ne remit pas en cause les théories premières. Ainsi, le déplacement des peuples de régions « défavorisées » vers la mer Égée aurait dû conduire à leur amélioration. Or il n’est en rien, et seules sont prises en compte les dégénérescences entraînées par le déplacement vers des pays sauvages : les Macédoniens émigrés après la conquête d’Alexandre ont « dégénéré » en Syriens, Égyptiens et Parthes.

La Realpolitik a ses lois : les Germains, jamais soumis, sont certes décriés pour leur cruauté, mais sont reconnus pour de courageux guerriers – et d’autant plus courageux qu’ils habitent loin des frontières de l’empire ; à l’inverse, les Syriens vaincus de longue date apparaissent comme le prototype du peuple amolli et né pour être esclave…

La démonstration de Benjamin Isaac est souvent convaincante. Mais, fondée sur la seule étude des textes, elle ne saurait faire oublier l’écart qui peut exister entre le discours et la réalité. D’abord parce qu’il y eut quelques fermes opposants, explicites ou non, à ces théories. Ainsi, Hérodote, dont l’œuvre a si souvent servi à justifier un partage du monde entre Grecs et Barbares, leur est étranger. Il aurait été bien surpris des envolées lyriques de grands historiens des XIXe et XXe siècles sur l’enjeu des guerres médiques entre les Grecs et les Perses, présentées par certains comme un combat entre la liberté et l’esclavage, par d’autres entre la liberté et le despotisme, par d’autres encore comme un combat pour la science et la civilisation.

Rome : une formidable machine à intégrer

De même, le grand géographe Strabon, à l’époque d’Auguste, montre avec une force tout aussi convaincante les limites de la théorie environnementaliste. Il n’en tient d’ailleurs aucun compte dans ses descriptions des peuples et de leurs mœurs.

Il ne faudrait pas oublier non plus, comme le souligne à juste titre Benjamin Isaac, que si les arguments fondant ces théories antiques ont parfois aidé à justifier ou à expliquer la domination des Grecs puis des Romains sur d’autres peuples, jamais elles n’ont débouché sur des politiques d’extermination, ni même d’exclusion délibérée. Bien au contraire ! Les Grecs et les Romains permirent très largement l’intégration des « Barbares ». Dès le IVe siècle av. J.-C., Isocrate donnait une définition du Grec qui privilégiait la culture au détriment de la naissance (« On appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation que ceux qui ont même origine que nous », Panégyrique, L), ce qui fut mis en œuvre avec succès dès les lendemains de la conquête d’Alexandre, en dépit des limites que l’on s’accorde aujourd’hui à reconnaître à l’hellénisation.

Le plus bel exemple reste cependant l’Empire romain, qui fonctionna comme une formidable machine à intégrer, y compris à l’égard des populations qui avaient par ailleurs une réputation détestable : combien de Thraces devinrent ainsi citoyens par le biais de l’armée, et le Sénat se peupla de provinciaux, y compris des Syriens. On est loin des machines à exclure des totalitarismes contemporains ! Bien plus ! L’intégration à l’antique fut beaucoup plus qu’on ne croit respectueuse des cultures indigènes : devenir « grec » ou « romain » n’a jamais entraîné l’abandon des traditions ancestrales. On voit même des écrivains majeurs comme les Syriens Méléagre de Gadara, Jamblique de Chalcis, Libanios d’Antioche, ou l’Africain Apulée de Madaure revendiquer leur double appartenance culturelle. Alors même qu’on continue de colporter les pires stéréotypes sur les Syriens, ces derniers faisaient tranquillement carrière : nombre de maîtres de la culture grecque à l’époque hellénistique et impériale étaient originaires de Syrie et de Phénicie.

Peut-être est-ce là ce qui rapproche, par-delà les siècles, les théories antiques et le discours raciste contemporain : la négation des évidences au profit de théories préconçues dont peu importe le bien-fondé scientifique pourvu qu’elles justifient la situation dominante et le statut privilégié d’un groupe.

En dévoilant cette face sombre de la pensée antique, en en décrivant les origines intellectuelles et la transmission pendant plus d’un millénaire, le livre de Benjamin Isaac aide à mieux comprendre les mécanismes de la pensée raciste à travers le temps. C’est donc une contribution majeure qu’il conviendrait de mettre rapidement à la disposition du public francophone pour alimenter un débat plus que jamais nécessaire.

M.S.

NOTE

* B. Isaac, The Invention of Racism in Classical Antiquity, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2004.

Posté

C'est drôle, mais ça ne m'étonne pas. Quand la fierté "nationale" est aussi développée qu'elle l'était chez les gréco-romains, il n'y a rien de surprenant à voir émerger des théories racistes/proto-racistes.

Posté

Le racisme aussi bien que l'antiracisme s'appuient sur des arguments variés. Qu'il s'agisse des partisans d'une hiérarchie des " races ", comme Aristote, Kant, Renan ou Hitler, ou des tenants de l'unicité de la " race " humaine, de Montaigne à Derrida, en passant par Leibniz, Darwin ou Lévi-Strauss, dans chaque camp les discours sont divers. Cette anthologie critique présente la philosophie de soixante auteurs et des textes extraits d'une centaine de leurs œuvres, de l'Antiquité à nos jours. Parce qu'il montre la multiplicité des idéologies racistes et des théories qui les contredisent, ainsi que leur ancrage dans les systèmes de pensée, ce livre est un instrument décisif de compréhension qui inclut la biologie, la psychanalyse, l'anthropologie, la pensée politique, et la philosophie en tant que telle. Certaines filiations se dégagent: de saint Bernard à Maurras ou, à l'opposé, de Descartes et Leibniz à Chomsky. Certains auteurs surprennent : Freud, par exemple, pour qui la haine raciale fonctionne comme ciment de la communauté raciste, ou Foucault, qui souligne la proximité entre les " racismes d'Etat " nazi et communiste.

Un livre essentiel, qui analyse un racisme naïf avec François Bernier - le premier à proposer, au XVIIe siècle, une division de la terre par couleur de la peau -, sournois avec Staline, cynique avec Alexis Carrel ou effroyable avec Hitler.

Aussi, au XXIe siècle où guerre de classes, de religions et de races se combinent avec une extrême violence, ce livre est une invitation à utiliser la raison contre la fureur de ceux qui voudraient nier l'humanité de certains hommes.

Posté
C'est bien dans l'air du temps de faire un procès en racisme à l'antiquité grecque…

Cela ressortit à la "haine de soi-même" que nous entretenons, nous qui sommes essentiellement des Grecs et des Romains…

Posté
Cela ressortit à la "haine de soi-même" que nous entretenons, nous qui sommes essentiellement des Grecs et des Romains…

Pas nécessairement. On peut aborder la question de manière dépassionnée et se dire comme moi "ah ben, oui tiens, c'est possible, et alors?", ou en faire un drame. Les deux démarches sont possibles.

Je vois plus de haine de soi dans la dénonciation systématique du judéo-christianisme, qui est l'autre pilier fondateur de notre culture.

Posté

J'avoue que moi aussi ça me laisse un peu pantois qu'on aille faire des procès en racisme aux peuples de l'antiquité; les Grecs discriminaient tout ceux qui ne faisaient pas partie de la même unité politique qu'eux, c'est peu sympathique mais ça ne ressort pas d'une logique "raciste" au sens réel de ce terme.

nous qui sommes essentiellement des Grecs et des Romains…

:icon_up: Ce doit être le motif pour lequel on n'enseigne presque plus le latin et le grec ancien.

Posté

C'est bien dans l'air du temps de faire un procès en racisme à l'antiquité grecque…

Cela ressortit à la "haine de soi-même" que nous entretenons, nous qui sommes essentiellement des Grecs et des Romains…

Merci Walter et Dilbert de résumer aussi bien ce que je me serais évertué à écrire pour comprendre moi-même mon opinion là-dessus. :icon_up:

Finalement ce genre de lecture nous en apprend plus sur les présupposés et les cartes mentales de ce chercheur (et d'une certaine intelligentsia actuelle) que sur la "réalité" antique.

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