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Michel Rocard Dans "réforme"


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Comme toujours avec Rocroa, il y a à boire et à manger (ou a-t-il vu l'ultralibéralisme en France?)

Adresse à la gauche

« Ce qu’il y a de spécifique à la France, c’est l’histoire malheureuse du Parti socialiste. » Ainsi parle l’ancien Premier ministre, socialiste de cœur et de raison, plus que jamais adepte de l’examen critique de l’action politique. Il revient dans un livre d’entretiens à paraître cette semaine sur son parcours politique, la guerre d’Algérie, Mai 68, le gauchisme, l’exercice du pouvoir à Matignon, mais aussi les hommes, Mitterrand, Fabius, Jospin… Deux lignes politiques déchirent toujours la gauche française, explique-t-il dans l’entretien exclusif qu’il nous a accordé : celle de Jules Guesde, révolutionnaire et radicale, et celle de Jaurès, réformiste et contractuelle. Le Parti socialiste n’a toujours pas fait le choix de la social-démocratie, se désole ce « parpaillot de référence », selon ses propres termes, pour qui l’action politique se fonde sur le goût de faire et le plaisir à résoudre les problèmes.

par Jean-Luc MOUTON et Frédérick CASADESUS, propos recueillis

Quelle est, selon vous, l’urgence qui s’impose au Parti socialiste aujourd’hui ?

L’indispensable est de clarifier notre stratégie. Si nous devions, à l’occasion de notre prochain congrès, produire un programme semblable à de l’eau tiède, nous traverserions une crise encore plus grave. Il nous faut choisir nettement : sommes-nous sociaux-démocrates ou bien proposons-nous un projet différent, plus radical ? Nous devons dire si oui ou non nous acceptons les principales règles de l’économie de marché pour la partie productive de nos sociétés, tout en réaffirmant que la partie non productive de la vie collective (l’école et la culture notamment) doit échapper à la dureté de la concurrence et donc être protégée. Quand le parti socialiste a gouverné, il a fait fonctionner l’économie de marché en rêvant de la déborder – qu’on se souvienne des nationalisations notamment. Jamais le Parti socialiste français n’a véritablement renoncé à l’espérance du « grand soir ». Il doit lever cette ambiguïté.

Comment expliquez-vous cette situation, exceptionnelle en Europe ?

Cela tient au long drame du Parti socialiste de France. Notre parti est né en 1905, c’est-à-dire après la plupart des autres : l’allemand est né en 1863, les scandinaves et l’autrichien dans le même élan. Partout en Europe, les dirigeants socialistes du dix-neuvième ont été d’infatigables combattants du suffrage universel et des droits de l’homme. Ils entraînaient donc un nombre considérable de militants, la question sociale constituant l’autre pilier de leur programme. Quand le parti français voit le jour, la République est chez nous bien établie. Cette nouvelle formation est donc amputée du demi-million de volontaires qui auraient suivi le mouvement. Désormais, seules les conditions de vie des ouvriers occupent les esprits. C’est ce que j’appelle notre premier handicap.

Les syndicats n’auraient-ils pas permis l’avènement d’une idéologie sociale-démocrate ?

Sociologiquement, le PS échoue à devenir une formation sociale-démocrate et reste une petite organisation d’intellectuels alors que les partis socialistes européens rassemblent des masses de militants. C’est notre deuxième handicap. Or, la nature même de la social-démocratie est de combiner l’action politique et la vie salariale.

Le Congrès de Tours, en 1920, détruit littéralement le Parti socialiste. Les partisans du mouvement communiste nous laissent le nom, parce qu’ils n’en veulent plus, mais ils partent avec la plupart des adhérents et des militants. Lorsqu’en 1936 la coalition du Front populaire remporte les élections législatives, Léon Blum est conscient que la situation lui impose d’exercer le pouvoir, mais qu’il lui sera très difficile de remplir tous les objectifs annoncés pendant la campagne. « Nous serons, dit-il, les loyaux gérants du capitalisme. » Mais il renvoie à plus tard la véritable conquête sociale.

D’une manière différente, François Mitterrand affirmera, quelques mois avant le 10 mai 1981 : « Qui ne croit pas à la rupture avec le capitalisme n’a pas place dans nos rangs. » On perçoit bien les contradictions entre les discours et les actes.

L’expérience acquise lors de l’exercice du pouvoir n’a-t-elle pas tempéré les ardeurs idéologiques ?

Non, parce que cette expérience n’a pas été transmise. A chaque fois que les socialistes ont gouverné, ils ont ensuite connu une sorte de mort politique. Ainsi le Parti socialiste a-t-il participé au gouvernement d’Union sacrée en 1914, mais a éclaté en 1920. La majorité élue en Front populaire s’est noyée dans la collaboration à partir de juin 40. La renaissance de 1945, sous l’impulsion de l’admirable Daniel Mayer (qui avait créé un Parti socialiste clandestin), a tourné court en raison de la guerre d’Algérie : la honteuse politique de répression et de torture a fait fuir les militants. En 1993, enfin, nous avons subi la plus grande défaite électorale du siècle. Le réveil, permis par Lionel Jospin, s’est réalisé avec des adhérents nouveaux, qui n’ont pas connu les limites de l’action politique.

Mais faut-il accepter les règles du capitalisme ?

Qu’est-ce que le capitalisme ? Le mot décrit un univers économique dans lequel le marché est la règle, les unités de production étant détenues par ceux qui possèdent le capital. C’est un système génial parce qu’il est efficace et dynamique. Mais il est cruel par les inégalités qu’il génère, et instable. Cependant, l’économie capitaliste a marché au cours de ce que Jean Fourastié a appelé les « trente glorieuses » de manière rapide, régulière, sans crises financières, avec un progrès général des revenus et même une légère tendance à la baisse des inégalités. Une période marquée par les apports de la social-démocratie. En fait, on avait instauré des correcteurs au capitalisme pour le stabiliser : la Sécurité sociale en est le premier. Sa théorisation vient de l’Anglais Beveridge. Quand le tiers des revenus d’une population provient du cumul des retraites, de l’assurance chômage, de l’assurance maladie ou des allocations familiales, les crises du type de celle de 1929 sont évitées. En effet, ces revenus ne baissent pas en cas de crise. Deuxième correcteur, les politiques inventées par Keynes ont proposé de le stabiliser au moyen de l’intervention de l’Etat pour réguler les conséquences des cycles économiques. Troisième régulateur, le plus génial, celui inventé par l’Américain Henry Ford. C’est le plus gros industriel du monde, il affirme : « Je paye mes salariés pour qu’ils achètent mes voitures. » Le plus important est le « je ». Il n’attend pas que les banques interviennent, il décide seul. Et cela a marché.

En conclusion, le capitalisme est un système génial de production de masse que toutes nos sociétés ont finalement fini par accepter. Mais un tel système ne peut obtenir du succès que s’il y a consommation de masse. Ce capitalisme fonctionne tant que l’on se soucie de distribuer des revenus, tant que l’on préfère payer des salariés que payer des dividendes. Puisque les salariés consomment 95 % de ce qu’ils reçoivent.

Mais, depuis quelques années, tout a changé. Le capitalisme ne fonctionne plus selon ces principes. Et pour deux raisons : il est sorti des limites nationales et échappe donc aux réglementations nationales. Mais le plus décisif est la théorie qui est derrière ces évolutions récentes : le monétarisme. L’auteur principal en est Milton Friedman. Certaines idées tuent, celle-là peut être considérée comme criminelle.

On attribue généralement l’évolution du capitalisme au phénomène de la mondialisation libérale…

Ce n’est pas ce mouvement inexorable qui a profondément changé la nature du capitalisme. C’est bien cette théorie monétariste de Milton Friedman. Il me paraît d’ailleurs important de dire que cette doctrine n’a rien avoir avec le libéralisme, il vaut mieux parler d’ultralibéralisme. Tous les grands fondateurs du libéralisme proclament qu’il faut des règles et le premier fixateur des règles s’appelle l’Etat. Cette théorie monétariste veut que le moteur de l’économie capitaliste – qui est le profit – soit poussé jusqu’à ses possibilités ultimes. Pour augmenter encore les profits, Milton Friedman préconise la suppression des impôts, des charges sociales et la disparition des systèmes de régulation. Pour lui et ses adeptes, l’équilibre des marchés est optimal et toute intervention de la puissance publique pour aider les gens peut la détériorer.

Au cœur du système, elle remplace le salaire par le profit. Une théorie qui a déjà produit ses effets en France, où la part des salaires a diminué de 9 % depuis vingt ans, ce qui veut dire qu’en 2005 150 milliards d’euros de salaires n’ont pas été distribués. Inutile de préciser que cette absence s’est répercutée sur la consommation. Dans ces conditions, étonnez-vous que la croissance ralentisse…!

Cette théorie explique-t-elle les dérèglements actuels ?

Ce capitalisme « actionnarial » induit un travail précaire mais aussi la pauvreté de masse. Le pourcentage de travailleurs à temps partiel ou qui craignent de perdre leur travail est aujourd’hui considérable, et touche pratiquement la moitié des salariés. Tout cela explique en grande partie le « non » des Français et des Néerlandais le 29 mai. La colère populaire s’aggrave et se tourne vers les partis extrémistes parce que les démagogues sont les seuls à décrire la misère telle qu’elle est.

Mais quelle peut être aujourd’hui une réponse appropriée à cette crise ?

La bonne réponse est : il nous faut retrouver les régulations démolies par la doctrine monétariste, mener une politique de hauts revenus et étendre la protection, protéger la société. Corriger les chocs du symptôme au lieu de les aggraver, ce qui a produit de nombreuses crises financières.

Existe-t-il un modèle français pour faire face à ces défis ?

Il n’y a pas de modèle français. Il y a le modèle de l’Etat de bien-être ou d’Etat providence. Le cas français est marqué pratiquement par l’absence de syndicats (minuscules et qui se battent entre eux). La participation syndicale à cette production sociale n’existe pas. Du coup, l’Etat prend tout en charge.

Selon vous, y a-t-il une manière protestante de pratiquer l’économie politique ?

Non, il n’y a pas de spécificité protestante. Peut-être une exigence un peu supérieure… mais c’est arrogant cela, non ? Il n’existe pas même sur ce plan économique et politique de culture catholique : s’il n’y avait pas eu le fascisme et le franquisme, l’Espagne et l’Italie était parties pour suivre le modèle général des autres. Le drame de la résistance de l’Eglise catholique à accepter une vraie démocratie a permis de ne s’occuper que de cette question pendant 50 ans au lieu d’être sérieux sur le plan social ! Je ne vois pas de trace particulière du catholicisme dans les crises sociales. Pour clore ce débat, je dirai que la loi de 1905 a été admirablement conçue et qu’il convient de la conserver. En tout état de cause, elle n’interfère pas dans la question sociale. On ne peut parvenir à humaniser le capitalisme qu’à l’échelle internationale.

Où en est justement l’Europe aujourd’hui ?

Elle est en panne d’accélération, quasi paralysée. Elle fonctionne par le traité de Nice qui est le plus mauvais traité que la France ait signé. Pourtant, c’est en Europe que se déroule la bataille pour préserver le modèle social auquel nous sommes attachés. L’Europe a, seule, la taille et l’indépendance économique suffisante pour préserver un certain modèle social. Notre pays commerce presque uniquement avec les pays membres de l’Union. Il est illusoire de croire que la France peut changer ou influer en quoi que ce soit les équilibres capitalistes actuels. Elle est trop petite. Nous devons mener bataille au sein des instances européennes.

Quel rôle comptez-vous jouer à l’avenir ?

Celui d’un homme qui apporte la réflexion. Ce que je fais par vos colonnes.

http://reforme.net/archive/article.php?num=3145&ref=898

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