Taranne Posté 5 novembre 2006 Signaler Posté 5 novembre 2006 Critique"Journal, tome I et V" : la vérité des prix LE MONDE DES LIVRES | 02.11.06 | 18h38 • Mis à jour le 02.11.06 | 18h38 es 750 pages du tome V du Journal de Jacques Brenner (1922- 2001) sont un événement. Pour la première fois, on peut suivre, en direct, vues par l'un des protagonistes, des manoeuvres éditoriales généralement tenues secrètes. Mais ce livre, tout autant qu'une occasion de découvrir les dessous des grands prix littéraires attribués chaque automne, est un tableau, à la fois pathétique et repoussant, de la misère intellectuelle du milieu littéraire français contemporain. Ce volume couvre les années 1980-1993 - ensuite Brenner interrompt son Journal. Bien sûr, on y apprend, par un homme qui le vivait, avec amertume, de l'intérieur, ce que des journalistes, comme les éditeurs exclus du système des prix, répètent depuis des années, en étant toujours démentis. Pour s'attacher des jurés, nommés à vie, certains éditeurs ont mis en place tout un réseau de compromissions : à-valoir excessifs, préfaces très bien payées, salaires pour un travail plus ou moins fictif, rééditions de livres oubliés, promesses diverses (comme publier le président du Goncourt, en 1983, Hervé Bazin, dans la prestigieuse "Pléiade" de Gallimard - cela n'a pas eu lieu). Et même mise sous contrat de conjoints, si nécessaire. Par exemple, note Brenner le 15 avril 1985, "pour remercier Robbe-Grillet d'avoir fait obtenir le Médicis à BHL (en 1984), on publiera un mauvais érotique de sa femme", chez Grasset. S'y ajoutent des arrangements entre éditeurs "possédant" des jurés, du genre : tu me prêtes tes voix au Goncourt et je te donne les miennes au Renaudot… Anecdote du 6 novembre 1989 : "Déjeuner avec Berger", directeur littéraire chez Grasset. "Il m'explique la stratégie qu'il a imaginée pour faire obtenir le Goncourt à Vautrin (il l'a obtenu). En fait il a passé un accord avec Gardel (juré Renaudot, lié au Seuil). Celui- ci lui a promis les voix du Seuil à condition que pour le Renaudot les jurés Grasset votent pour Philippe Doumenc (auteur Seuil)." Mais, pour éviter, à juste titre, qu'on occulte toutes ces années de la pitoyable existence de Brenner en cherchant seulement les révélations, Claude Durand, PDG de Fayard - et de Pauvert, qui publie ce Journal - a lui même rédigé les notes, souvent pertinentes (et, lorsqu'il est concerné, à son avantage), quelquefois fautives. UNE VIE SINISTRE Il faut donc lire ce compte rendu minutieux d'une vie sinistre dans ce qu'on ose à peine nommer la vie littéraire française. Ce n'est pas ennuyeux, mais asphyxiant. Si l'on peut regretter l'absence d'un index des noms, c'est parce qu'il aurait permis de voir d'emblée à quel point les romanciers et critiques passant pour être au-dessus de la mêlée - notamment Angelo Rinaldi et certains collaborateurs du Figaro littéraire de l'époque - sont présents dans le milieu décrit par Brenner. Au contraire, ceux que ces supposés purs ont désignés comme manipulateurs - dont les collaborateurs du "Monde des livres" de l'époque - en sont absents. Comme un point d'orgue au destin contrarié qui fut le sien, voilà que Jacques Meynard, devenu Brenner, plutôt ignoré de son vivant, fait soudain sensation avec ce Journal posthume, dont on découvre en même temps le début et la fin. Et on aurait tort d'ignorer le tome I (1940-1949), titré Du côté de chez Gide, pour se concentrer sur le V, titré La Cuisine des prix, où Brenner, salarié de Grasset, puis membre du jury Renaudot (à partir de 1986), est aux premières loges pour assister aux manoeuvres et y participer lui-même tout en se disant "dégoûté". La vie triste qui sera la sienne s'ouvre sur les états d'âme d'un garçon qui n'a pas encore 18 ans quand commence ce Journal, en mai 1940 (il a détruit les cahiers précédents) et a 27 ans quand il se termine. Il est à Rouen, d'abord lycéen, puis étudiant. C'est un jeune homme boulimique de lecture. Surtout des romans, tant classiques que contemporains. Il place Gide au sommet de tout, sans pour autant manquer de curiosité pour les parutions nouvelles. Passionné de théâtre, il joue et met en scène, avec le groupe qu'il a créé, les Etudiants associés. Le récit de cette décennie est très instructif. Le jeune Meynard déteste la guerre, méprise Pétain, mais ne songe pas à réellement prendre parti. On a à peine le sentiment qu'il vit dans un pays occupé. Quand on bombarde Rouen, il le note, sans commentaire. Le Débarquement du 6 juin 1944 occupe deux lignes. Il est ému par un discours de De Gaulle, et, tout en craignant les excès de l'épuration, affirme, en 1945 : "Je n'admets pas qu'on puisse croire qu'on a des excuses d'avoir suivi Pétain." L'ouverture des camps de concentration ? Le retour des déportés ? Silence. Que désire-t-il ? Eviter le STO. Que la guerre finisse au plus vite. Etre écrivain et avoir une vie sentimentale avec les garçons qui le séduisent. Après des contacts avec Paulhan, et plusieurs refus de manuscrits, il est publié, en 1948, aux Editions de Minuit (Les Portes de la vie, une trilogie). Même si ce coup d'essai fait peu de bruit, il fait désormais partie du milieu littéraire. On le retrouve en 1980 - on saura plus tard ce qui s'est passé entre-temps -, auteur d'une vingtaine de livres ne lui ayant assuré ni succès public ni véritable reconnaissance. Il est pauvre, a encore quelques amants, mais l'amour n'est pas au rendez-vous. Sauf celui de son chien. Le cocker Olaf meurt dans les premières pages (longue description de l'agonie et du deuil). Lui succédera Falco, un griffon, qui mourra lui aussi, en 1993. Il est payé, modestement, par Grasset, pour faire le premier tri des manuscrits. Il se sent vieux avant l'âge. Si l'on excepte quelques-uns de ses cadets, en particulier Patrick Besson, il fréquente des hommes aussi prisonniers que lui, au quotidien, d'un système dont l'un des grands ordonnateurs est Yves Berger (1931-2004), qui, avec sa faconde et son accent méditerranéen, ne recule ni devant la brutalité ni devant le double discours. Ainsi, en 1984, il promet le prix Valery-Larbaud à la fois à Brenner et à René-Jean Clot. Certains jours, on prend ses manigances avec humour. Mais, parfois, l'humiliation est violente. Pourtant on se tait, car, avoue Brenner, qui pense ne plus avoir les moyens de se révolter, "la sécurité avant la dignité !". C'est alors à son seul Journal qu'il confie ses désagréments de juré Renaudot aux prises avec des "stratégies éditoriales" sordides. Il ne défend plus que son chien (auquel il fait une vie meilleure que la sienne), se battant contre l'interdiction, par le gouvernement socialiste, des chiens dans le jardin des Tuileries. En 1985, il écrit un pamphlet Une humeur de chien (on aurait pu titrer ainsi le Journal). Mais a-t-il encore des passions, de la curiosité ? Il lit certains livres, mineurs, de ses contemporains. Ecoute-t-il de la musique (il a pourtant publié, en 1962, un Mozart vivant) ? Va-t-il au musée ? On l'ignore, il se montre seulement replié sur sa déploration, se condamnant lui-même : "Les ennemis des jurys ont bien raison quand ils parlent de magouilles et je donnerais ma démission du Renaudot si je n'en retirais moi-même quelques bénéfices." (16 octobre 1993). Il faut lire Brenner. Mais il est conseillé, ensuite, de sortir prendre l'air… "Journal", tomes I et V de Jacques Brenner. Ed. Pauvert, 792 p. et 760 p., 35 € chacun. Josyane Savigneau Article paru dans l'édition du 03.11.06 http://www.lemonde.fr/web/imprimer_element…0-829983,0.html On notera le coup de griffe à Angelo Rinaldi et le discret plaidoyer pro domo: on ne la changerait jamais, cette chère (…) Josyane.
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