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Carl Schmitt


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Cela fait longtemps que les Etats-Unis ne sont plus l'Etat libéral de référence.

Jean-Claude Monod, philosophe, analyse l'engouement de certains penseurs d'extrême gauche pour le juriste allemand,rallié à Hitler en 1933. Pour lui, ces philosophes postmarxistes trouvent chez Schmitt les outils d'une critique radicale de l'«idéologie démocratique libérale».

Par Eric AESCHIMANN

Libération : samedi 17 février 2007

Qui était Carl Schmitt ? Juriste allemand, né en 1888 et mort en 1985, Carl Schmitt était considéré comme l'un des grands constitutionnalistes et théoricien du droit de la période de la République de Weimar, juste avant l'avènement du régime nazi. Après avoir développé avant 1933 des analyses qui ont pu être lues comme des appels à l'interdiction du parti nazi, il s'est rallié à Hitler lorsque celui-ci est devenu chancelier, et il s'est employé à justifier les pires aspects de la législation nazie. Pour lui, loin d'être un simple système de normes préservées de toute influence politique, le droit dépend essentiellement d'une décision politique, la décision d'un souverain ­ un monarque, un dirigeant ou un gouvernement disposant de pouvoirs spéciaux ­ de maintenir ou de suspendre la législation en vigueur pour instaurer un état d'exception ou pour établir une nouvelle Constitution. Le droit dépend de la politique. Ce qui l'a amené à s'intéresser à toute une série de phénomènes politiques exceptionnels, de situations limites, comme l'état d'exception, la dictature, les «guerres justes», la guerre non conventionnelle, les guérillas, le combattant irrégulier, dont l'actualité récente n'a pas cessé de nous fournir des exemples.

Pourquoi est-il l'objet d'intenses polémiques en France ?

Jusqu'à une période récente, Carl Schmitt n'était lu en France que dans des cercles assez restreints, plutôt marqués à droite ou parmi les juristes. René Capitant, l'un des inspirateurs de la Constitution de la Ve République, s'est servi des travaux de Schmitt. Mais peu de livres avaient été traduits, son antisémitisme était ignoré et son adhésion au nazisme interprétée comme une courte parenthèse opportuniste. Il se trouve que, depuis une dizaine d'années, de nouvelles oeuvres de Carl Schmitt ont été publiées, notamment son journal de l'après-guerre, le Glossarium (1), montrant la force et la persistance de son antisémitisme. Or dernièrement, Schmitt est devenu une référence centrale pour des philosophes d'extrême gauche comme Gorgio Agamben, Toni Negri (mais le «marxisme schmittien» est un phénomène plus ancien en Italie), Jacques Derrida ou Etienne Balibar. Ces penseurs ont trouvé chez Schmitt des outils pour penser les limites de ce que l'on peut appeler «l'idéologie démocratique libérale» telle qu'elle se manifeste depuis la chute du mur de Berlin. C'est un peu Carl Schmitt après Karl Marx et certains y ont vu un rapprochement entre les deux extrêmes.

Qu'est-ce que Carl Schmitt apporte aux penseurs d'extrême gauche ?

Un politiste américain a dit que Schmitt était l'antidote au consensus libéral, car c'est une destruction talentueuse des grandes convictions libérales par la mise à jour de leurs effets pervers. La critique schmittienne du libéralisme a l'avantage de sonner de manière nouvelle par rapport à une rhétorique marxiste qui, à tort ou à raison, paraît usée. Schmitt attire l'attention sur les contradictions de l'Etat libéral, ces points-limites, ces «états d'exception» où l'idéologie démocratique tomberait le masque et montrerait son visage de puissance et d'arbitraire ­ comme ce serait le cas aux Etats-Unis depuis le 11 septembre. Un philosophe comme Agamben construit à partir de Schmitt l'idée que c'est lorsqu'il devient policier et violent que l'Etat libéral montre sa vraie nature. De même, Schmitt intéresse l'extrême gauche quand, dans le Concept de politique (2), il met l'accent sur la nécessaire distinction de l'ami et de l'ennemi et dénonce les tentatives du libéralisme de noyer les conflits sociaux par un discours irénique où il n'y aurait plus de lutte. Schmitt écrit que le libéralisme mène «une politique de dépolitisation» ­ une formule reprise littéralement par Pierre Bourdieu, mais j'ignore si celui-ci en connaissait l'origine ­ face à laquelle il est bon de rappeler que tout le monde n'est pas ami sur terre, qu'il existe et existera toujours des intérêts radicalement divergents.

Le passé nazi de Schmitt ne disqualifie-t-il pas ses analyses ?

Hannah Arendt rappelle, à propos des intellectuels qui ont soutenu le IIIe Reich, qu'il faut opérer une distinction élémentaire entre ceux qui, avant l'avènement des nazis, étaient reconnus comme des sommités dans leurs domaines, et les petits idéologues qui n'ont dû leur carrière éphémère qu'au régime. Schmitt appartient à la première catégorie. Dans les années 20, il a été reconnu comme un interlocuteur de premier plan, y compris par ses détracteurs. Bien sûr, il incarne une droite assez radicale, mais il a offert des armes théoriques contre les nazis avant leur accession au pouvoir. Une fois les nazis devenus la nouvelle «autorité légale», il a «nazifié» sa pensée et est allé jusqu'à cautionner de son prestige juridique la législation antisémite. A travers son exemple, il me semble qu'on voit où peuvent mener certaines convictions politiques dans des circonstances extrêmes. D'abord, le rejet des droits de l'homme, auxquels Schmitt était totalement imperméable. Ensuite, une conception de la politique valorisant absolument la «décision» contre la discussion, qui a préparé le terrain à son idée du Führer comme source de tous les droits. Enfin, une conception potentiellement xénophobe de la démocratie, déjà perceptible chez lui avant l'adhésion au nazisme. Il faut faire droit aux deux faces du personnage : Schmitt n'a pas toujours été nazi et a écrit des choses intéressantes, mais une partie de sa pensée a rendu possible son adhésion au nazisme.

Schmitt est souvent utilisé par ceux qui critiquent les interventions américaines, en particulier en Irak.

Dans le Nomos de la terre (1950) (3), Schmitt souligne la grande difficulté que représente la guerre pour les démocraties libérales. Leur «humanisme» proclamé les oblige, quand elles déclarent la guerre à un pays, à le diaboliser, à dire qu'elles mènent une guerre non pas pour leurs intérêts particuliers, mais pour le Droit, pour l'Humanité, voire pour en finir avec la guerre, pour la Paix… Mais, en détruisant l'ancien système de limitation de la guerre où l'on reconnaissait l'Etat adverse comme interlocuteur valable, y compris dans la défaite, la «guerre juste» a pour effet pervers une sorte d'illimitation de l'hostilité, qui va jusqu'à l'anéantissement total de l'Etat ennemi, disqualifié et criminalisé. Cette critique de la «guerre juste» est séduisante, mais il faut rappeler que, dans sa théorie, Schmitt passe totalement sous silence le génocide des juifs et que, alors qu'il écrivait le Nomos de la terre, il légitimait l'expansionnisme hitlérien. Il tient l'invocation de l'humanité pour intrinsèquement mensongère, or certaines «interventions» récentes (dans les Balkans, par exemple) avaient bien pour objectif d'empêcher des crimes contre l'humanité ­ une notion décisive, rejetée par Schmitt. Néanmoins, Schmitt pointe avec une certaine justesse les risques de captation du titre de «l'humanité» par des puissances qui, au nom d'un droit d'urgence conçu comme supérieur au droit normal, se donnent toute liberté de transgresser le droit international. Ainsi est-ce au nom de la guerre contre les «ennemis de l'humanité» ­ selon l'expression de Bush à propos des terroristes ­ qu'est apparue la doctrine des guerres préventives et que les Etats-Unis se sont affranchis des conventions de Genève sur la protection des prisonniers et l'interdiction de la torture. On peut parler d'un «droit international d'exception».

Paradoxalement, Schmitt a été également perçu comme l'un des inspirateurs des néoconservateurs américains et de l'administration Bush.

Il s'agit d'abord d'un argument rusé contre les néoconservateurs pour dire : regardez, ils s'inspirent d'un juriste ennemi déclaré des Etats-Unis. Il est exact qu'on trouve des analogies entre les raisonnements tenus par Schmitt durant la période nazie sur le Führer comme seule source de loi et les argumentations développées par les conseillers de Bush, notamment John Yoo, pour qui, en tant que commandant en chef des armées en temps de guerre contre le terrorisme, le président américain a le droit de faire tout ce qu'il veut, y compris d'ordonner la torture, précisément parce qu'il agit dans une situation exceptionnelle qui le libère de la contrainte des conventions internationales. Il n'est pas invraisemblable que Yoo ait lu Carl Schmitt (dont certaines traductions ont été publiées à Chicago par le même éditeur que les livres de Yoo), mais de là à en faire un inspirateur, il y a un pas à ne pas franchir. Il existe une tradition américaine de l'état d'exception : en 1942, des milliers de Japonais et d'Américains d'origine japonaise ont été placés dans des camps d'internement aux Etats-Unis. A contrario, pendant la guerre de Sécession, la Cour suprême avait dit que, même en cas de situation exceptionnelle, les Etats-Unis ne devaient pas prendre le risque de suspendre les droits fondamentaux. Ce sont ces précédents qui alimentent le débat juridique. Reste qu'on trouve des accents schmittiens dans la justification par l'administration Bush de sa manière de s'affranchir des conventions de Genève ou du droit constitutionnel à un procès équitable. Dès lors, il est légitime de l'interpeller pour dire qu'avec de tels raisonnements, elle s'engage dans une voie très périlleuse, dont on voit où elle peut mener.

Comment se fait-il que la meilleure critique de «l'idéologie démocratique libérale» puisse venir d'un philosophe qui a eu sa carte au parti nazi ?

Ce n'est pas la meilleure critique, c'est seulement la lecture stimulante d'un ennemi intelligent, doté d'un grand sens de la synthèse historique et d'un art de la formule qui ont séduit des sensibilités politico-littéraires très variées, de Leo Strauss à Jacques Derrida en passant par Walter Benjamin. Mais son brio masque des raisonnements très lacunaires ou elliptiques, une mauvaise foi monumentale. Schmitt impute tous les maux à la logique universaliste des droits de l'homme et minore systématiquement les effets destructeurs des logiques particularistes : le racisme, le nationalisme, le nazisme. Schmitt est un antihumaniste et le discours antihumaniste a toujours un effet décapant : il est payant de se montrer sceptique sur les grands discours, de se méfier des grandes promesses de fraternité, de réconciliation universelle, de paix, d'accomplissement du Bien. Dans une phrase fameuse, Schmitt dit : «Qui dit humanité veut tromper», et, de fait, face aux discours humanistes, l'antihumaniste peut facilement pointer les contradictions avec les actes, montrer l'envers du décor. Mais il faut rappeler l'envers du décor de ses propres théories et les effets épouvantables de l'antihumanisme pratique.

Jusqu'où peut-on se référer aux raisonnements de Schmitt sans se fourvoyer ?

Pour Schmitt, les libéraux et les marxistes commettent la même erreur : ils projettent un horizon de dépassement du conflit politique et rêvent d'émanciper l'humanité de la violence qui est en elle. Ces deux objectifs, Schmitt les juge inaccessibles. Pour lui, la véritable pensée politique est celle qui commence par diagnostiquer la dangerosité de l'homme pour l'homme, puis qui tente de la réguler. Mais surtout pas de la supprimer, car dès qu'on veut supprimer la violence de l'homme, on la déchaîne. Et il est un fait avéré que toutes les tentatives de dépassement du politique ont fini par déchaîner la violence. Schmitt n'a pas tort quand il souligne le risque d'éclatement d'une société totalement laissée à elle-même, sans Etat unificateur. Mais le risque inverse, c'est celui de la démocratie autoritaire et xénophobe. Car il se trouve que le souci d'unité de Schmitt s'est exprimé par le rejet des minorités, à commencer par les juifs. Cette tentation d'une démocratie débarrassée des droits de l'homme et hostile à ses minorités, on la voit à l'oeuvre en Europe aujourd'hui avec la progression de l'extrême droite. Dès lors, la question des droits de l'homme apparaît comme centrale. Si on peut suivre Agamben lorsqu'il se sert de Schmitt pour montrer que depuis le 11 septembre, les Etats-Unis sont dans un état d'exception continu, il est irrecevable de prétendre que les droits de l'homme n'ont jamais été qu'une pure fiction. Car, si l'on prétend que l'état d'exception est la norme cachée de toute la modernité politique, au nom de quoi va-t-on dénoncer et combattre, lors les tribunaux d'exception, le «traitement irrégulier» des «combattants ennemis» et les violations des Conventions de Genève ?

(1) Editions Vrin, 2003.

(2) Champs-Flammarion, 1999.

(3) PUF, 2002.

36 ans. Agrégé, docteur en philosophie, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Jean-Claude Monod est chercheur au CNRS et enseigne à l'Ecole normale supérieure. Il est spécialiste de la philosophie allemande. Avec Penser l'ennemi, affronter l'exception, paru le mois dernier aux éditions La Découverte, il tire les enseignements de l'engouement d'une partie des intellectuels d'extrême gauche pour les travaux du philosophe allemand Carl Schmitt (1888-1985) et des vives polémiques qui s'en sont suivies, notamment en France.

  • 10 months later...
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Cela fait longtemps que les Etats-Unis ne sont plus l'Etat libéral de référence.

Un auteur que j'ai lu avec beaucoup d'intérêt lorsque j'étais étudiant (même si cela s'est limité à la Notion de politique et à la Théorie du partisan).

J'avais été beaucoup frappé à l'époque par la préface de Julien Freund, dans l'édition Champs Flammarion: on sent que ce sociologue, traducteur de Max Weber, jubile vraiment de voir un auteur comme Schmitt aller à l'encontre de ce qu'il appelle "l"idéologie dominante" (lisez: la pensée marxisante et structuraliste, dominante dans l'intelligensia française des années 60).

De même, je me rappelle m'être dit que la Constitution proposée par Schmitt ressemblait fort à celle de la Ve République. Cela ne pouvait que susciter mon admiration … alors même que ce patron avait déjà servi, outre-Rhin, entre 1919 et 1934, avec les résultats sensationnels que l'on a connu :icon_up: . Evidemment, le sens politique de Hindenburg d'une part et de Gaulle d'autre part n'était sans doute pas le même.

Quelqu'un a lu son bouquin relatif au parlementarisme ?

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Carl Schmitt este aujourd'hui (en fait depuis quelques décennies) la nouvelle référence intelectuelle des marxistes et gauchistes radicaux, en particulier parmi les italiens et les allemands, car sa pensée leur offre un argumentaire cohérent contre le capitalisme et la "démocratie bourgeoise" sans l'embaras d'un tas de prédictions qui se sont avérées fausses.

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