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L’émergence des échanges impersonnels en Europe médiévale


Invité Arn0

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Invité Arn0
Posté

Je suis tombé sur un article intéressant et particulièrement en phase avec les sujets de conversations du forum (sur le moyen-age, la justice "privée"et… la théorie des jeux !) :

Les travaux d’histoire économique sur l’Europe médiévale tendent à indiquer que les échanges impersonnels, c’est à dire dans lesquels les participants ne se connaissent pas et ne se rencontrerons probablement plus jamais, se sont développés aux alentours du 12ème siècle. Pourtant, à cette époque, l’Etat de droit n’existait pas : il n’y avait pas d’entité politique et judiciaire en mesure de faire appliquer des règles juridiques sur un large territoire. Par quel dispositif institutionnel les échanges impersonnels ont-ils pu malgré tout se développer ? L’économiste Avner Greif apporte une réponse : le système de la responsabilité communautaire.

A priori, il existe deux types d’institutions ou de complexes institutionnels susceptibles de permettre les échanges entre les individus : les institutions fondées sur la réputation comme par exemple la coalition, et les institutions fondées sur la règle de droit. Les institutions fondées sur la réputation ont un coût fixe faible (elles ne demandent pas une architecture organisationnelle complexe) mais un coût marginal à l’extension des échanges à de nouveaux individus très élevé, de sorte qu’elles ne permettent pas le développement des échanges impersonnels. Les institutions fondées sur la règle de droit mise en application par un Etat permettent ces échanges. Mais elles ont un coût fixe très élevé. De toute évidence, elles n’existaient pas de manière développée au 12ème siècle en Europe. Sans institution pour les supporter, il est aisé de montrer que les échanges impersonnels ne peuvent se développer. Par définition, un échange impersonnel implique que les parties ne se connaissent pas et n’ont que très peu de chance de se rencontrer à nouveau. D’un point de vue de théorie des jeux, on est en présence d’un jeu à un coup que l’on peut formaliser ainsi :

Emprunteur

Rembourse Ne rembourse pas

Prêt l + i ; g 0 ; G

Prêteur

Ne prête pas r ; 0 r ; 0

où i sont les intérêts reçus par le prêteur lorsqu’il prête, r le revenu du prêteur s’il ne prête pas, g le gain de l’emprunteur lorsqu’il rembourse et G son gain s’il ne rembourse pas le prêt. Le tout avec :

r > 0 (le prêteur gagne plus à ne pas prêter qu’à prêter et être grugé)

i > r (le prêteur gagne plus en intérêt que ce qu’il gagne en ne prétant pas)

g > 0 (l’emprunteur gagne plus en remboursant le prêt que dans le cas où on ne lui consent pas un prêt)

G > g (l’emprunteur gagne plus à gruger le prêteur qu’à le rembourser)

G < g + i + 1 (il est socialement préférable d’avoir un prêt remboursé qu’un prêt non-remboursé)

Il s’agit d’un dilemme du prisonnier unilatéral (que l’on peut aussi représenter sous forme séquentielle) : le prêteur a intérêt à préter mais seulement si l’emprunteur rembourse. Mais l’emprunteur n’a pas intérêt à rembourser (G>g). Sachant cela, le prêteur ne prête pas et aucun échange impersonnel n’est possible. Si nous étions dans le cadre d’échanges personnels et que les parties soient amenées à se rencontrer de nouveau et/ou que les actions des joueurs soient communiquées aux autres membres de la communauté, alors nous aurions un jeu répété où chaque joueur devrait en plus tenir compte de la valeur présente de ses gains futurs actualisés. Conformément au folk theorem, la cooperation pourrait alors émerger. Mais nous sommes dans un cadre d’échange impersonnel qui exclu cette possibilité.

Avner Greif montre dans son ouvrage Institutions and the Path to the Modern Economy qu’il a émergé au 12ème siècle en Europe une institution spécifique permettant le développement des échanges impersonnels, malgré l’absence d’Etat puissant : le système de la responsabilité communautaire. Le principe de ce système est le suivant : il existait en Europe, et notamment en Angleterre, disséminées sur le territoire, de nombreuses cours juridiques locales rattachées chacunes à une communauté. Ces cours avaient le monopole de la violence légitime mais sur un territoire très restreint. Surtout, elles étaient loin de faire preuve d’impartialité, dans le sens où elles étaient contrôlées et servaient les intérêts des élites locaux. Pourtant, en dépit de ses deux handicaps, elles ont permis aux échanges impersonnels de se développer. On peut le montrer en combinant une démonstration théorique (que je reprend rapidement) et une enquête historique (je renvoi à l’ouvrage de Greif pour ceux qui sont intéressés). Greif développe un jeu répété à information complète (le fait raisonner en information incomplète ne change pas le résultat) et montre que, sous certaines conditions, peut émerger un équilibre permettant le développement des échanges impersonnels. Soit deux populations, une de prêteurs, et une d’emprunteurs, chaque individus ne “vivant” que pour une interaction et se rencontrant par pair de manière aléatoire selon les gains indiqués dans la matrice plus haut. Dans ce cas, comme on l’a vu, aucune coopération ne va émerger. Mais tout change si l’on rajoute les communautés. Ainsi, on considère que tous les emprunteurs appartiennent à une communauté (avec sa cours locale) et tous les prêteurs à une autre. Le “jeu” se déroule comme suit :

1) Chaque emprunteur (acheteur) décide ou non de venir sur le territoire des prêteurs pour faire affaire et les prêteurs décident ou non de préter;

2) Une fois l’affaire conclue, l’emprunteur décide ou non de rendre la somme empruntée (ou de payer sa dette liée à l’achat du bien);

3) Le préteur peut se plaindre (avec un coût prédéfini) à sa cour qu’il a été grugé;

4) La cour vérifie (avec un coût prédéfini) la plainte et peut saisir les biens de l’un des membres de l’autre communauté (en l’occurence, n’importe quel emprunteur) présent sur son territoire, ce qui représente pour elle un gain minoré par le fait que les biens saisis perdent de leur valeur;

5) La cour des emprunteurs vérifie la plainte de la cour des prêteurs, et décide ou non d’imposer une amende à un emprunteur tricheur et d’en reverser une partie à la cour des prêteurs;

6) Enfin, la cour des prêteurs décide ou non (et à qui) de redistribuer aux membres de sa communauté la somme versée et de restituer ou non les biens confisqués.

La coopération (c’est à dire le développement des échanges impersonnels) n’est possible qu’à la condition que l’on puisse vérifier qu’à chaque étape il est rationnel pour les joueurs concernés de coopérer (en terme technique, il faut qu’il existe un équilibre en sous-jeux parfait conduisant à un prêt du prêteur et à un remboursement de l’emprunteur). Plus précisément, la coopération émergera : a) s’il n’y a pas de confiscation des biens sans triche ; B) si la cour des emprunteurs n’a jamais refusé de dédommager la cour des prêteurs ; c) si la cour des prêteurs a toujours vérifié les plaintes et demandé une compensation lorsque les plaintes sont valables. Quand il n’y pas coopération, les emprunteurs ne remboursent jamais et ne retournent jamais faire affaire sur le territoire des prêteurs. Les prêteurs ne prêtent jamais et ne portent jamais plainte, et la cour des prêteurs confisquent systématiquement les biens des emprunteurs. En revanche, on peut montrer que lorsque les gains actualisés de la cour des emprunteurs (égaux à la somme des gains actualisés des emprunteurs) sont supérieurs au coût lié au traitement des plaintes, et que les gains actualisés de la cour des prêteurs liée au consentement de prêts (égaux à la somme des gains actualisés des prêteurs) sont supérieurs à la confiscation systématique des biens des emprunteurs, alors on est bien en présence d’un équilibre en sous-jeux parfait. Autrement dit, il est en théorie possible qu’il émerge, par le biais du système de la responsabilité communautaire, un équilibre coopératif permettant le développement des échanges impersonnels : il devient préférable pour un emprunteur de rembourser et, anticipant cela, le prêteur consent à prêter.

Le modèle décrit ici est très rudimentaire. Il ignore notamment le fait qu’il peut y avoir désaccord entre les deux cours sur la validité d’une plainte. Par ailleurs, pour porter plainte, le prêteur doit pouvoir connaitre avec certitude l’identité de l’emprunteur. Dans les deux cas, Greif montre que cela n’altère pas le résultat, si ce n’est en modifiant la valeur des différents paramètres pour laquelle la coopération émerge (par exemple, la vérification d’identité a un coût qu’il faut ajouter aux coûts de vérification des plaintes). D’autre part, Greif fournit de nombreux éléments historiques qui tendent à confirmer le modèle théorique présenté. On peut en effet trouver trace dans toute l’Europe entre le 12ème et le 14ème siècle de l’existence de tels systèmes communautaires, constitués de cours privées. C’est notamment le cas en Angleterre dans de très nombreuses villes ou dans les cités italiennes. On peut voir également que certaines communautés avaient mises en place en leur sein un système de sanction interne : lorsque qu’un membre de la communauté se faisait confisquer ses biens sur un territoire étranger suite à une fraude commise par un autre membre de cette communauté, ce dernier devait le rembourser sous peine de se faire exclure. Cela vient du fait que, dans l’état de coopération, il est dans l’intérêt des cours privées de garantir l’honnêté des ressortissants de son territoire. En dépit de son efficacité, Greif rapporte que cette institution a néanmoins rapidement décliné à partir du 13ème siècle. Il s’agit d’un cas typique d’institution auto-affaiblissante, en quelque sorte victime de son succès : en permettant l’émergence d’un état coopératif, l’institution de la responsabilité communautaire a permis un développement sans précédent des échanges impersonnels. Mais ce faisant, elle a conduit les communautés à rentrer en affaire avec des groupes de plus en plus nombreux et divers ; les communautés elles-mêmes ont vu leur taille s’accroître. Cette évolution a rendu de plus en plus difficile et couteux le contrôle de l’identité des individus, incitant davantage ces derniers à tricher. Par ailleurs, la multiplication des échanges a accru le nombre de conflits entre cours privées, conflits là aussi couteux. L’augmentation de ces coûts va progressivement mettre en péril l’équilibre coopératif, jusqu’à un point de bascule. Selon Greif, dès la moitié du 13ème siècle en Angleterre, il était devenu tellement facile de falsifier son identité et difficile de la vérifier que le système de la responsabilité communautaire était sur le point de disparaitre.

Toute cette histoire nous apporte au moins deux enseignements pour le présent. D’une part, elle démontre que l’on peut voir émerger l’institution du marché (c’est à dire l’institution se matérialisant au travers d’échanges impersonnels) sans que autant pour il existe des Etats, au sens moderne du terme. L’Etat n’est pas une condition nécessaire à l’échange marchand. En même temps, la disparition relativement rapide du système de la responsabilité communautaire indique malgré tout qu’à partir d’un certain niveau de développement des échanges, des institutions de type Etat de droit et responsabilité légale deviennent indispensables. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est à partir du 14ème siècle que l’on commence à voir apparaitre en Europe les premières traces des Etats modernes, à même de faire appliquer des règles sur un large territoire.

http://rationalitelimitee.wordpress.com/20…rope-medievale/
Posté

"Ainsi, on considère que tous les emprunteurs appartiennent à une communauté (avec sa cours locale) et tous les prêteurs à une autre".

On est donc obligé d'appartenir à la communauté et de subir le droit décidé par le cour (en monopole) de cette communauté. On pourrait presque remplacer "communauté" par "Etat" (à part le pb de la coopération des deux cours).

Sinon le développement de machins du genre e-bay ne montre-t-il pas que les "institutions fondées sur la réputation" fonctionnent bien, même à grande échelle.

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