(V) Posté 18 juillet 2005 Signaler Posté 18 juillet 2005 Être libéral 1 – L’absence de définition du terme « libéral » Ceux qui se disent libéraux s’attachent généralement à définir ce qu’est le libéralisme, plutôt que ce qui est libéral, ou qui est libéral. Les rares fois où ces deux dernières question sont posées, la réponse revient en fait soit à exposer à quel libéralisme il s’agit d’adhérer (cf. Heidi, Être libéral), soit à présenter les grands auteurs et figures du libéralisme, autant dire leur conception du libéralisme alors également affirmée comme un libéralisme auquel il s’agit d’adhérer (cf. Pierre Manent, Les libéraux). En effet, si l’on considère que ce qui est libéral est « ce qui tend vers le libéralisme », alors parler du second revient à parler du premier, et plus encore : on ne peut parler du premier qu’à travers le second. Dans cet ordre de vocabulaire, la doctrine englobe les adhérents à la doctrine : le « libéral » n’a pas de caractéristique particulière autre que celle d’adhérer au libéralisme. (Il faut peut-être ici exposer dans les grandes lignes ce qu’est le libéralisme en tant que doctrine. On peut par exemple dire (très très grossièrement) que le libéralisme prône la liberté individuelle, la propriété privée, les contrats, et préconise en ce sens le retrait de l’Etat. On observe alors (encore plus grossièrement) différents libéralismes suivant les prérogatives accordées à l’Etat, souhaité minimal : - Aucune : « ultra-libéralisme » ou libertarianisme ; - Les trois fonctions régaliennes : libéralisme classique ; - Préced. + système social : social-libéralisme ; - Préced. + conservatisme moral mais éco totalement libre : libéraux conservateur ou de droite ; - etc.) 2 – L’ambiguïté du terme : les deux sens habituels de « libéral » Or l’utilisation du terme « libéral » en relation exclusive avec la doctrine « libéralisme » pose un problème, en ce qui concerne sa constitution même : Les suffixes –isme et -iste, du grec -ismos et -istês, servent à former des substantifs ; et si le –isme peut en effet bien désigner une doctrine (socialisme, communisme, fascisme, etc.), le terme désignant l’adhérant à la doctrine a alors pour suffixe –iste : communiste, socialiste, fasciste, etc. On remarque donc que le libéralisme est la seule doctrine politique dont les adhérents ne sont pas désignés par un terme marqué par une terminaison en –iste. Le –isme peut par ailleurs désigner une profession (cf. journalisme). Et le titre de libéral correspond effectivement à un type de professionnels. Le –isme, enfin, peut désigner une attitude (cf. professionnalisme, amateurisme). Il est intéressant de noter que c’est le premier sens que donne le dico à libéralisme : « libéralisme : attitude de respect à l’égard de l’indépendance d’autrui, de tolérance envers ses opinions ». Ce sens permet d’expliquer en quoi nous pouvons qualifier la dimension de certaines institutions étatiques de « libérales », quand bien même elles sont décriées par les « libéraux ». Les confusions résultant de l’usage du terme « libéral » viennent du fait que nous pouvons l’entendre selon deux sens différent : désigne-t-il une position (adhésion à une doctrine) (sens 1), ou une propriété (attitude, comportement, type d’action ou finalité de l’action) (sens 2) ? (Il est amusant de remarquer que le même problème existe avec le mot « social » : employé à tout bout de champ pour désigner des mesures socialistes, plus personne n’arrive à admettre que des mesures « libérales » au sens 1, peuvent être également des mesures sociales, alors même qu’elles sont le contraire de mesures socialistes. Social, comme libéral, renvoie désormais à la doctrine seule, désignée par le même terme auquel est simplement associé le suffixe –isme. Ce qui est amusant, c’est que social et libéral renvoient donc à deux doctrines opposées, socialisme et libéralisme, chacune se définissant pour une large part comme l’anti- de l’autre. Or, de même que libéral, au sens étymologique du terme (du latin liberalis, ne veut pas dire « tendre vers le libéralisme » mais « ayant trait à la liberté », social (du latin socialis) ne signifie pas « tendre vers le socialisme » mais « pour la société ». Grande nuance donc.) 3 – Libéralisme, libéral et libéraliste Pour clarifier les choses, et pour former correctement le terme désignant un partisan du libéralisme, nous devrions donc employer le mot « libéraliste », caractérisé par le suffixe –iste, et réserver « libéral » pour désigner le caractère de ce que vise le libéralisme. Dans cette optique, considérons la série suivante : Empirisme / Empiriste / Empirique Le terme « Empirisme » désigne « la doctrine selon laquelle toute connaissance dérive de l’expérience (opposée au rationalisme et à la théorie des idées innées) ». Le terme « Empiriste » désigne « le partisan de l’empirisme, l’adhérent à la doctrine ». Le terme « Empirique », quant à lui, à ceci de particulier de désigner une chose indépendamment de la doctrine, c’est-à-dire qui ne peut souffrir d’une remise en cause quand bien même la doctrine peut être contesté, à savoir : « ce qui est fondé sur l’expérience et non sur un savoir théorique » - c’est la définition d’une chose objective et non, à l’inverse, d’un rapport subjectif aux choses. De la même façon envisageons cette nouvelle série, le sens de chacun des termes pouvant alors être mis en parallèle avec le sens des termes de la série précédente : Libéralisme / Libéraliste / Libéral Habituellement, donc, les sens des deux derniers termes sont confondus, sous le même terme de « libéral », et c’est pourquoi il est délicat de distinguer le nom de l’adjectif. Mais ici, « libéral » prend tout son sens. De même que « empirique » est une appellation « objective » (contre la dimension subjective de l’adhésion à une doctrine), « libéral » devient un adjectif qualifiant ce qui transcende le libéralisme, c’est-à-dire les thèses, principes et mesures prônés ou défendus par ce dernier, et qu’il devient pertinent d’utiliser dans le cadre de n’importe quelle autre type de doctrine, comme le socialisme par ex – de la même manière que des considérations « sociales » ne sont pas étrangères aux « libéralistes », ou du moins ne sont pas réservées aux socialistes. 4 – Être libéral : une attitude Libéral est donc désormais distingué de « libéraliste ». Néanmoins l’attitude pouvant être qualifiée de libérale peut s’exprimer dans la perspective du modèle social que les libéalistes appellent de leurs vœux : Les libéralistes souhaitent un monde sans Etat, ou du moins où l’Etat est réduit au minimum, afin de ne pas entraver la libre initiative privée. Quelle attitude est donc pertinente au sein d’une société sans Etat ? L’Etat est généralement réclamé pour son action de ponction puis redistribution des richesses. Ce que craignent les socialistes, c’est que dans une société où cette redistribution n’est pas forcée, personne ne s’en charge spontanément. Or les libéralistes ne reprochent pas spécialement le fait que certaines personnes soient aidées, mais plutôt que se justifiant de cette mission d’aide l’Etat prélève toujours plus d’impôts pour s’occuper en réalité de bien d’autres choses. Pourquoi l’Etat doit-il être le seul entremetteur envisageable entre tous les citoyens ? Les libéralistes font le pari que tous ensemble les citoyens peuvent s’organiser à la base sans passer par de lourdes et coûteuses institutions intermédiaires. Si l’Etat devait disparaître, des associations d’entraide – comme il en a toujours existé spontanément avant leur centralisation et monopolisation par l’Etat – verront le jour et se chargeront d’effectuer les missions de redistribution des richesses nécessaires à l’harmonie sociale. Seulement, les subventions habituellement allouées aux grosses entreprises déjà bénéficiaires, ou encore à certains projets « culturels » plus que fumeux, par exemple, seront tout simplement annulées, au profit des seules personnes vraiment nécessiteuses. Les libéralistes considèrent par exemple que la population a atteint un certain degré de maturité et de sensibilité à l’égard de la pauvreté, pour que ce genre d’initiatives se mettent suffisamment vite en place le jour où il faudra pallier à la défaillance des systèmes publics. D’ailleurs, l’élan de générosité en faveur des victimes du tsunami en est un bon exemple. Sans compter les innombrables associations de bénévoles qui vont à la rencontre des plus miséreux pour leur donner à manger et les soutenir moralement. Des "ultra"-libéralistes qui verrouilleraient tous les systèmes de redistribution dans le seul but de s’attaquer aux prélèvements en amont, se retrouveraient bien vite face à une situation explosive. (Dans ce cas je brandirais moi aussi une faucille et un marteau pour aller les dégommer !) Les libéralistes ne s’opposent pas à la redistribution, mais à la façon dont elle est pratiquée par l’Etat, et au fait que l’Etat s’en sert comme un alibi pour accroître sans cesse son contrôle sur les citoyens qui deviennent ses sujets. L’attitude « libérale », soit l’attitude des vrais libéraux - et non des libéralistes -, consiste donc à assurer d’une manière plus efficace - et sans contraindre qui que ce soit - la principale fonction qui semble donner à l’Etat sa légitimité : la redistribution. Le vrai libéral est donc celui qui partage, qui fait des dons. Bien sûr, cette définition doit surprendre tous ceux qui amalgament libéralisme et égoïsme ; mais pour la fonder on peut s’en référer aux origines latines de libéralisme : > liberalis, e. : 1- Relatif à la liberté, à la condition d’homme libre. 2- Digne d’un homme libre, honnête, généreux. 3- De bonne famille, qui aime à donner, qui se comporte en homme libre, bienveillant, bon. 4- Donné libéralement, abondant. > liberalitas, atis, f. : 1- Sentiments dignes d’un homme libre, noblesse, générosité, munificence, bienveillance. 2- Largesses, dons. On peut de surcroît observer les définitions des mots de la même famille : > libéral adj. et n. : 1- Litt. Qui se plait à donner. Syn. Généreux. 2- Tolérant, large, ouvert, peu autoritaire. > libéralement adv. : Avec libéralité, généreusement. > libéralité, n. f. : 1- Litt. Propension à donner, générosité. 2- Par méton. Litt. Don généreux. 3- Toute disposition à titre gratuit (don, donation ou legs). En bref : Être libéral ne signifie pas adhérer à des thèses et des énoncés. Être libéral ne relève pas de la théorie, mais de la pratique : Être libéral signifie agir en adéquation avec ce que serait un monde libre – un monde libre dans la perspective du libéralisme, soit une société sans Etat – et notamment assurer à son niveau une juste répartition des richesses, c’est-à-dire être généreux envers ceux qui sont dans le besoin. Même si les « libéralistes » considèrent qu’ils méritent la totalité de leur fortune et qu’ils n’ont à la partager avec personne, ne pas le faire peut les confronter à une situation désastreuse (dépérissement de l’humanité) ou très dangereuse pour eux (révolution prolétarienne). La liberté, indissociable de la responsabilité comme aiment à le rappeler les libéralistes, est également indissociable de la solidarité, dans le sens où être responsable, c’est précisément être solidaire. Il n’y a pas de société sans Etat envisageable sans solidarité, sans générosité des plus riches envers les plus démunis. Le véritable altruisme est une condition d’un projet à l’exact opposé des préoccupations socialistes. Des slogans comme le titre de l’ouvrage d’Alain Laurent (Solidaire si je le veux !) ne sont pas libéraux. Ils participent d’une certaine doctrine libéraliste qui semble toujours plus s’éloigner des réalités auxquelles les libéraux, c’est-à-dire les habitants d’un monde nouveau où l’Etat aura disparu, seront confrontés.
antietat Posté 19 juillet 2005 Signaler Posté 19 juillet 2005 Les libéralistes ne s’opposent pas à la redistribution, mais à la façon dont elle est pratiquée par l’Etat, et au fait que l’Etat s’en sert comme un alibi pour accroître sans cesse son contrôle sur les citoyens qui deviennent ses sujets. Même si les « libéralistes » considèrent qu’ils méritent la totalité de leur fortune et qu’ils n’ont à la partager avec personne, ne pas le faire peut les confronter à une situation désastreuse (dépérissement de l’humanité) ou très dangereuse pour eux (révolution prolétarienne). Je ne comprends pas très bien. Le Libéraliste c'est un gars qui, par conviction, ne s'oppose pas à la redistribution par l'Etat ou c'est un gars qui est contre, mais qui a pris conscience qu'il a intérêt à ne pas s'y opposer ?
Calembredaine Posté 19 juillet 2005 Signaler Posté 19 juillet 2005 Vraiment peu convaincante ta redéfinition du libéral. Je ne m'y retrouve absolument pas. La discussion devrait tourner sur l'accaparement des termes Blague à part, c'est très énervant de devoir trouver sans cesse de nouveaux termes pour se qualifier, pour montrer à autrui ce que l'on est et à quoi l'on croit. Le libéralisme est devenu un grand sac dans lequel on met n'importe quoi, du AK72 en passant par du Valentin sans oublier une dose de Sarko. Bon, finalement je ne suis plus libéral. Je suis Rothbardien. Le problème c'est que que cela radicalise ma position. T'es chiant Valentin
FRANCK Posté 19 juillet 2005 Signaler Posté 19 juillet 2005 L'une des conséquences d'une attitude un peu trop passive ou critique à la lecture de ce texte, ce serait de refuser d'entendre, ou de mettre un peu plus en avant le point le moins important de ce texte. C'est très généreux de ta part Valentin.
Nicolas Luxivor Posté 19 juillet 2005 Signaler Posté 19 juillet 2005 L'Etat ne peut pas avoir de rôle redistributeur car c'est incompatible avec sa fonction. La redistribution des richesses c'est toujours faites par le "secteur" privé car la redistribution nécessite aussi la volonté du donneur. Simplement parce que si il n'y a pas la volonté de donner, la volonté première du donneur se détruit. Sans volonté, il n'y a plus rien à donner. La richesse ne sort pas de nul part, elle sort du courage des gens. Pour que les gens aient du courage, il faut de la volonté. Pour qu'il y ait de la volonté, il faut de la motivation. C'est d'ailleur le résultat que l'on peut constater, les sociétés où il y a un Etat providence se paupérisent. La paupérisation est proportionnelle à la répartition obligatoire parce qu'elle démotive la volonté de ceux qui sont impôsés. La fraternité doit s'exprimer par un acte volontaire et il n'y a jamais eu besoin d'Etat pour faire cela.
labbekak Posté 19 juillet 2005 Signaler Posté 19 juillet 2005 La redistribution des richesses c'est toujours faites par le "secteur" privé … <{POST_SNAPBACK}> Ah, si tu pouvais dire vrai
IGNOTI NULLA CUPIDO Posté 20 juillet 2005 Signaler Posté 20 juillet 2005 Bravo Valentin pour cette analyse brillante. Elle m'inspire des réflexions en vrac qui dérivent de la lecture de ta démonstration sur la solidarité. La solidarité du libéral ( ou du libéraliste , je ne sais plus ! ) est spécifique comme tu le montres par le fait que le libéral veut être solidaire par sa propre volonté et non par l'imperium de l'Etat . Mais également le libéral croit dans le système de responsabilité pour celui qu'il veut aider : pour reprendre la fameuse maxime il préfèrera offrir un filet au pêcheur que des poissons . Il est dommage que le discours original du libéral sur la solidarité ne soit pas audible dans l'opinion publique .
Constantin_H Posté 20 juillet 2005 Signaler Posté 20 juillet 2005 Il est dommage que le discours original du libéral sur la solidarité ne soit pas audible dans l'opinion publique . C'est parce que les socialistes se sont arrogé le monopole de ce discours, et qu'actuellement tout discours visant à responsabiliser les individus est automatiquement frappé de l'étoile jaune des temps modernes qu'est la mention "ultralibéralisme".
Sabato Posté 20 juillet 2005 Signaler Posté 20 juillet 2005 Je peine à employer "libéral", au sens d'une propriété, pour qualifier un individu/un comportement individuel. Ce sont des sociétés et des institutions qui sont dites "libérales" ; l'individu est un bon ou un mauvais citoyen, un criminel etc. Ceci, comme je le disais ailleurs, parce que le libéralisme est d'abord une théorie de la société bien ordonnée, et 'indirectement' du-bon-citoyen. Et si la société libérale nécessite des individus des actions particulières ? Il me semble Valentin que tu décris un problème public, parce que collectif, parce que menaçant la survie de la communauté politique et de l'ordre libéral. Il est plus question d'un objectif public--l'existence d'un système de redistribution--que d'un devoir individuel. Ce problème public, vu sa gravité, justifie probablement, en théorie, l'utilisation de la contrainte collective, mais en pratique celle-ci présente trop d'inconvénients ; une action volontaire doit donc la remplacer, mais l'objectif reste le même. C'est l'objectif, le "système" qui apportera la solution et le résultat qui pourront être dits libéraux. 'make sense ? (Un devoir individuel politique, d'aileurs, serait enforçable en anarchie comme sous un Etat.) Autre chose, si cette attitude "libérale" que tu espères est si naturelle, alors elle n'est pas un problème, et comment est-ce que l'Etat l'empêche de se réaliser dès aujourd'hui ? Comment est-ce que l'Etat remplit cette mission aujourd'hui ?
Etienne Posté 23 juillet 2005 Signaler Posté 23 juillet 2005 La liberté, indissociable de la responsabilité comme aiment à le rappeler les libéralistes, est également indissociable de la solidarité, dans le sens où être responsable, c’est précisément être solidaire. Il n’y a pas de société sans Etat envisageable sans solidarité, sans générosité des plus riches envers les plus démunis. Le véritable altruisme est une condition d’un projet à l’exact opposé des préoccupations socialistes.Des slogans comme le titre de l’ouvrage d’Alain Laurent (Solidaire si je le veux !) ne sont pas libéraux. Ils participent d’une certaine doctrine libéraliste qui semble toujours plus s’éloigner des réalités auxquelles les libéraux, c’est-à-dire les habitants d’un monde nouveau où l’Etat aura disparu, seront confrontés. <{POST_SNAPBACK}> Juste deux remarques, pour nuancer et accréditer ta thèse : - à mon goût, mieux vaudrait utiliser les termes de "politiquement libéral" (= libéraliste) et "culturellement libéral" (= libéral), plutôt que de former des néologismes, qui ne sont guère esthètiques. (Ceci est un point de détail, mais il n'est probablement pas étranger à l'utilisation du terme de liberal dans les pays anglo-saxons) - E.Kant et A.Smith - que l'on peut qualifier d'auteurs très proches du libéralisme - admettaient tous les deux l'extrème nécessité de la solidarité. A titre d'exemples, on peut citer : On comprend ainsi pourquoi Sen entend renouer le dialogue avec la philosophie morale et politique. Il nous rappelle à ce sujet qu'Adam Smith, injustement perçu par nombre de ses admirateurs contemporains comme le chantre de l'égoïsme rationnel et du laisser-faire absolu, était professeur de philosophie morale à l'université de Glasgow. Auteur d'une Théorie des sentiments moraux, admirateur des stoïciens grecs, Smith écrivait à leur propos : "L'homme […] devrait se considérer non pas comme séparé et détaché de tout, mais comme un citoyen du monde, un membre de la vaste communauté de la nature […], dans l'intérêt de cette grande communauté, il devrait à tout instant être prêt à sacrifier son propre petit intérêt (11)". Son éloge du marché est liè à un souci d'efficacité de la production et des échanges dans un contexte historique tout à fait spécifique de sortie de la société féodale et mercantiliste, mais il ne songeait nullement à l'étendre à toutes les sphères de la vie sociale.(11) : [A.SMITH, The Theory of Moral Sentiments, Clarendon Press, Oxford, 1975. Cité par SEN in Ethique et économie, op. cit. Sen se réfère implicitement à l'image de Smith qui reste encore largement dominante tant chez ceux qui font de son nom une bannière de l'ultra-libéralisme que chez ses adversaires "de gauche". Bien entendu, plus d'un siècle de débat érudit autour du rapport entre la Théorie des sentiments moraux et la Richesse des nations a permis de dépasser cette vision primaire, mais cette perception plus subtile reste largement confinée à une sphère acadélique restreinte] Interdépendance et obligations mutuellesQuelle est la raison de la longévité de tels idéaux? Il n'est pas difficile d'expliquer l'attraction qu'exerce l'idée de responsabilité sociale. Une société suppose des interactions, et nos vies sont dépendantes les unes des autres. Comme l'a dit John Donne il y a presque quatre siècles, "aucun homme n'est une île, suffisante à elle-même". L'idée de dépendance mutuelle ne peut que conduire à celle de responsabilités mutuelles. Je crois qu'il n'y a rien de particulièrement mystèrieux à reconnaître que les membres de la société, de la même façon qu'ils tirent des bénéfices de leurs interactions, doivent aussi accepter la nécessité profonde de leurs obligations mutuelles. Le principe d'obligations sociales réciproques n'a rien de nouveau. Le concept d'"impératif catégorique" qu'Emmanuel Kant a élaboré il y a deux siècles reflète lui aussi l'acceptation totale des obligations que nous avons les uns envers les autres. Cependant, ce que l'on considère comme les "sphères" de l'obligation et de la responsabilité sociale se sont considérablement élargies depuis l'époque où Kant écrivait. Pourquoi cela s'est-il produt? Il s'agit d'une évolution à laquelle le capitalisme comme le socialisme ont apporté une contribution substancielle. Le développement capitaliste et les responsabilités sociales Avec la naissance et l'expansion du capitalisme, l'étendue des interdépendances et des interactions sociales dans les sociétés modernes a connu une augmentation constante, soutenue par l'expansion rapide des échanges commerciaux et des relations sociales. Si John Donne ne pouvait comparer personne à une île, il y a quatre siècles de cela, les individus sont aujourd'hui insérés dans des réseaux de relations encore plus denses. Avec l'augmentation du niveau d'interdépendance, il est donc devenu naturel de songer à étendre les responsabilités réciproques. Bien qu'en principe farouchement individualiste, il a contribué en pratique à cette tendance vers l'intégration en rendant nos vies de plus en plus interdépendantes. Par ailleurs, l'accroissement sans précédent de la prospérité économique qu'ont connu les économies modernes permet d'accepter des obligations sociales qu'il n'était tout simplement pas possible de se permettre financièrement auparavent. (J'ai juste mis en gris là où je peux exprimer des réserves sur les dires de Sen, en l'occurrence, ce qui est présenté comme une contradiction n'en est en réalité pas une. Quant à savoir s'il y a des responsabilités mutuelles, la question est tranchée par les auteurs libéraux, et pour ma part, avec eux, c'est 'oui', mais tout le problème est de savoir si elles doivent faire force via la puissance coercitive.) Puisque l'universalité de la loi d'après laquelle des effets se produisent constitue ce qu'on appelle proprement nature dans le sens le plus général (quant à la forme), c'est-à-dire l'existence des objets en tant qu'elle est déterminée selon des lois universelles, l'impératif universel du devoir pourrait encore être énoncé en ces termes : Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature.[…] 4. Enfin un quatrième, à qui tout va bien, voyant d'autres hommes (à qui il pourrait bien porter secours) aux prises avec de grandes difficultés, raisonne ainsi : Que m'importe ? Que chacun soit aussi heureux qu'il plaît au Ciel ou que lui-même peut l'être de son fait ; je ne lui déroberai pas la moindre part de ce qu'il a, je ne lui porterai pas même envie ; seulement je ne me sens pas le goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien-être ou d'aller l'assister dans le besoin ! Or, si cette manière de voir devenait une loi universelle de la nature, l'espèce humaine pourrait sans doute fort bien subsister, et assurément dans de meilleures conditions que lorsque chacun a sans cesse à la bouche les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de l'empressement à pratiquer ces vertus à l'occasion, mais en revanche trompe dès qu'il le peut, trafique du droit des hommes ou y porte atteinte à d'autres égards. Mais, bien qu'il soit parfaitement possible qu'une loi universelle de la nature conforme à cette maxime subsiste, il est cependant impossible de vouloir qu'un tel principe vaille universellement comme loi de la nature. Car une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-même ; il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l'amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d'obtenir l'assistance qu'il désire par cette loi de la nature issue de sa volonté propre. Ce sont là quelques-uns des nombreux devoirs réels, ou du moins tenus par nous pour tels, dont la déduction à partir du principe unique que nous avons énoncé, tombe clairement sous les yeux. Il faut que nous puissions vouloir que ce qui est une maxime de notre action devienne une loi universelle; c'est là le canon qui permet l'appréciation morale de notre action en général. Il y a des actions dont la nature est telle que leur maxime ne peut même pas être conçue sans contradiction comme une loi universelle de la nature, bien loin qu'on puisse poser par la volonté qu'elle devrait le devenir. Il y en a d'autres dans lesquelles on ne trouve pas sans doute cette impossibilité interne, mais telles cependant qu'il est impossible de vouloir que leur maxime soit élevée à l'universalité d'une loi de la nature, parce qu'une telle volonté se contredirait elle-même. On voit aisément que la maxime des premières est contraire au devoir strict ou étroit (rigoureux), tandis que la maxime des secondes n'est contraire qu'au devoir large (méritoire), et qu'ainsi tous les devoirs, en ce qui concerne le genre d'obligation qu'ils imposent (non l'objet de l'action qu'ils déterminent), apparaissent pleinement par ces exemples dans leur dépendance à l'égard du même unique principe. […] Si donc il doit y avoir un principe pratique suprême, et au regard de la volonté humaine un impératif catégorique, il faut qu’il soit tel que, par la représentation de ce qui, étant une fin en soi, est nécessairement une fin pour tout homme, il constitue un principe objectif de la volonté, que par conséquent il puisse servir de loi pratique universelle. Voici le fondement de ce principe : la nature raisonnable existe comme fin en soi. L’homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence; c’est donc en ce sens un principe subjectif d’actions humaines. Mais tout autre être raisonnable se présente également ainsi son existence, en conséquence du même principe rationnel qui vaut aussi pour moi ; c’est donc en même temps un principe objectif dont doivent pouvoir être déduites, comme d’un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L’impératif pratique sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. […] En quatrième lieu, au sujet du devoir méritoire envers autrui, la fin naturelle qu’ont tous les hommes, c’est leur bonheur propre. Or, à coup sûr, l’humanité pourrait subsister, si personne ne contribuait en rien au bonheur d’autrui, tout en s’abstenant d’y porter atteinte de propos délibéré; mais ce ne serait là cependant qu’un accord négatif, non positif, avec l’humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait pas aussi de favoriser, autant qu’il est en lui, les fins des autres. Car le sujet étant une fin en soi, il faut que ses fins, pour que cette représentation produise chez moi tout son effet, soient aussi, autant que possible, mes fins.
(V) Posté 22 août 2005 Auteur Signaler Posté 22 août 2005 Merci à tous pour vos critiques et vos remarques. Comme je l’ai précisé en sous-titre de ce fil, ce texte est avant tout un brouillon. A la relecture, j’aurais du clairement dissocier la partie 4 des trois premières parties. Mon problème premier était en effet de déterminer si le terme « libéral » est un nom ou un adjectif : il s’agissait essentiellement d’une question de vocabulaire, sans même envisager une (re)définition de l’adjectif « libéral » une fois que ce dernier aurait été mis en évidence. La mise en évidence de l’adjectif « libéral » ne se fait par ailleurs qu’en distinction du néologisme « libéraliste », et plus qu’une redéfinition de « libéral » c’est donc plutôt d’une redénomination des idées entendues sous ce terme qu’il s’agit (et je pensais que les critiques porteraient davantage sur ce point). Forcer ainsi l’apparition d’une distinction entre libéral et libéraliste peut peut-être sembler contestable, mais la distinction en elle-même permet de résoudre certains paradoxes : par exemple, le FMI est souvent taxé de libéralisme ; or les libéraux eux-mêmes s’y opposent en le désignant comme une institution illibérale. Or si le FMI n’est pas libéral, il peut tout de même être considéré comme libéraliste, dans le sens où, à défaut d’émaner des principes libéraux il vise néanmoins à faire appliquer certains de ces principes (par les mesures qu’il impose aux pays souhaitant bénéficier d’une aide de sa part). Une fois que le terme de « libéraliste » s’est substitué à celui de « libéral » -en tant que nom- pour recouvrir les idées que vous connaissez bien, reste à déterminer ce que désigne le terme de « libéral » -en tant qu’adjectif. A ce moment, le terme peut sembler un peu « vidé », et c’est ainsi que l’on peut faire ressortir son sens véritable, du moins premier, en se penchant sur son étymologie. C’est la fin de la partie 4 : « libéral » est un adjectif qui permet de qualifier une attitude tolérante, généreuse, etc. Ce sens n’heurte le libéral de base que dans la mesure où celui-ci a déjà intégré la définition gauchisante qui vise à amalgamer « libéral » et « égoïste » (soit le contraire de généreux). En réalité, la tradition libérale n’a jamais été complètement étrangère aux projets et idéaux socialistes, et partout ailleurs qu’en France « liberal » désigne bien le partisan d’un système fondé sur la solidarité et la générosité des plus riches envers les plus démunis (cf. les liberals outre-atlantique, qui se révèlent être les ennemis directs de ceux que nous pouvons dès lors nommer les libéralistes).
calypso Posté 25 août 2005 Signaler Posté 25 août 2005 Intéressant. J'ajoute que libéral ( l'adjectif) reste très utilisé , y compris par les médias dominants, pour désigner une tendance tolérante, ouverte, progressiste, en opposition avec le "conservatisme". On va parler d'une façon très positive de la tendance "libérale", par exemple dans l'Eglise ou l'Islam, ou au sein d'un système éducatif, et 30 secondes après, fustiger les "ultra-libéraux" et le "libéralisme sauvage"! Comment voulez-vous que le pékin de base s'y retrouve?
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