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Liens Profonds Entre Libéralisme Et Christianisme


melodius

Messages recommandés

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Je vois deux gros problèmes dans ce que tu écris.

Le premier, c'est que si le christianisme n'est certes pas politiquement neutre, il n'a pas vocation à organiser la cité. Rendez à César et tout ça. Le christianisme est même constitutionnellement a-, voire anti-politique.

Le deuxième, c'est que toute idéologie politique doit, depuis l'avènement du capitalisme, accomoder des gens venus d'horizons très divers. Aucune société ne peut encore se fonder sur un seul "grand récit", quel qu'il soit. C'est tout aussi vrai pour la laïcité à la française que pour le wahhabisme.

Je crois qu'au départ d'un constat juste, qui est que le libéralisme est aux yeux de certains "un grand récit" à tendances eschatologiques, tu jetterais l'enfant avec l'eau du bain et te condamnerais par ailleurs à l'insignifiance idéologique en croyant qu'on peut renverser la marche du temps et sortir la chrétienté du tombeau.

Posté
Je vois deux gros problèmes dans ce que tu écris.

Le premier, c'est que si le christianisme n'est certes pas politiquement neutre, il n'a pas vocation à organiser la cité. Rendez à César et tout ça. Le christianisme est même constitutionnellement a-, voire anti-politique.

Le deuxième, c'est que toute idéologie politique doit, depuis l'avènement du capitalisme, accomoder des gens venus d'horizons très divers. Aucune société ne peut encore se fonder sur un seul "grand récit", quel qu'il soit. C'est tout aussi vrai pour la laïcité à la française que pour le wahhabisme.

Je crois qu'au départ d'un constat juste, qui est que le libéralisme est aux yeux de certains "un grand récit" à tendances eschatologiques, tu jetterais l'enfant avec l'eau du bain et te condamnerais par ailleurs à l'insignifiance idéologique en croyant qu'on peut renverser la marche du temps et sortir la chrétienté du tombeau.

Je ne reconnais pas mon propos dans ta critique (dont le fond est exact), puisque j'ai précisément essayé d'expliquer que la différence essentielle (et la pomme de discorde) entre christianisme et libéralisme est la transposition par ce dernier du Paradis sur terre. Il y a donc, me semble-t-il, un vrai malentendu.

Je dis premièrement que le libéralisme, en ce qu'il a sécularisé et politisé des idées chrétiennes, est sans doute une forme d'hérésie (d'où sa condamnation initiale par l'Eglise). Le rapport me semble de plus en plus net (cf. à titre d'exemple la bienveillance avec laquelle la pensée new age et les sectes millénaristes semblent accueillies ici même). Il est la première idéologie moderne. En cela, il a politisé l'espace public et la société - quoi qu'on en dise ici ou ailleurs. En somme, il n'est qu'une création artificielle, dont nous aurions pu faire l'économie. Il a créé un besoin de politique, qui était parfaitement inutile au bien de la société. Et nous en subissons encore aujourd'hui les conséquences (eu égard à sa descendance).

Or, comme il est précisément impossible de revenir en arrière, il faut bien se résigner à le considérer aujourd'hui comme un outil - mais uniquement comme tel - pour essayer de combattre d'autres idéologies (qui n'auraient pas vu le jour sans lui) et peut-être de renverser un peu la tendance. Mais je confesse que je n'y crois pas trop.

J'espère que ce sera plus clair ainsi.

Posté

J'avais bien compris ton propos, j'ai donc sans doute mal exprimé le mien. :icon_up:

Le libéralisme ou même la modernité comme élément déclencheur de la politisation de l'espace public, ce n'est pas faux, mais à condition de ne pas commettre d'erreur de perspective. Le fait politique pré-existait au libéralisme et je serais pour ma part tenté de voir dans le capitalisme, et non dans le libéralisme, la source de la politisation urbi et orbi. Pour exprimer les choses différemment, le passage d'une économie de subsistance à l'économie capitaliste est égalisateur et ça se traduit tôt ou tard également au niveau politique.

Posté
J'avais bien compris ton propos, j'ai donc sans doute mal exprimé le mien. :icon_up:

Le libéralisme ou même la modernité comme élément déclencheur de la politisation de l'espace public, ce n'est pas faux, mais à condition de ne pas commettre d'erreur de perspective. Le fait politique pré-existait au libéralisme et je serais pour ma part tenté de voir dans le capitalisme, et non dans le libéralisme, la source de la politisation urbi et orbi. Pour exprimer les choses différemment, le passage d'une économie de subsistance à l'économie capitaliste est égalisateur et ça se traduit tôt ou tard également au niveau politique.

OK, je vois mieux ce que tu veux dire pour ma part. C'est un autre angle, qui me semble particulièrement fécond. L'égalisation entraîne l'envie, et partant une demande de politique plus grande, par exemple ?

Posté

Si on veut, mais je crois que le fait premier est que le pouvoir économique finit toujours par déboucher sur le pouvoir politique. Lorsque l'économie crée de la richesse et que cette richesse bénéficie à tous, il n'est pas réaliste de croire que les nouveaux riches n'utiliseront pas leur poids hors du domaine économique. Le libéralisme est dans cette optique en effet une sécularisation du christianisme sur un mode matérialiste, plus à même de convaincre des gens dont le succès est avant tout matériel qu'un message strictement religieux.

Posté
Or, comme il est précisément impossible de revenir en arrière, il faut bien se résigner à le considérer aujourd'hui comme un outil - mais uniquement comme tel - pour essayer de combattre d'autres idéologies (qui n'auraient pas vu le jour sans lui) et peut-être de renverser un peu la tendance. Mais je confesse que je n'y crois pas trop.

Franchement, je n'en suis pas sûr. J'ai même tendance à penser que le libéralisme et le collectivisme sont apparus certes à peu près au même moment, mais pas l'un en réaction de l'autre, plutôt comme deux développements différents partant d'une même cause (et effectivement, la réflexion de Mélodius sur l'égalitarisme issu d'une certaine façon du capitalisme vient à point ici)…

Posté
Franchement, je n'en suis pas sûr. J'ai même tendance à penser que le libéralisme et le collectivisme sont apparus certes à peu près au même moment, mais pas l'un en réaction de l'autre, plutôt comme deux développements différents partant d'une même cause (et effectivement, la réflexion de Mélodius sur l'égalitarisme issu d'une certaine façon du capitalisme vient à point ici)…

Aaah, mais je n'ai pas dit que le collectivisme était né en réaction au libéralisme, mais qu'il n'aurait pas été possible sans lui. Encore une fois, l'exemple de la Révolution française est parlant. Thèmes en grande partie libéraux, proclamations de foi souvent libérales… mais politique totalitaire.

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Aaah, mais je n'ai pas dit que le collectivisme était né en réaction au libéralisme, mais qu'il n'aurait pas été possible sans lui.

Eh bien justement, c'est ce que je me demande : le collectivisme était-il aussi impossible à concevoir sans le libéralisme (ou le libéralisme, sans collectivisme) ?

Posté

Je n'ai pas l'impression que la grille de lecture "collectiviste-individualiste" soit très pertinente avant la révolution française. Le collectivisme existait évidemment, mais l'individualisme en tant que tel pas vraiment. D'ailleurs, je ne suis pas persuadé que l'individualisme tel que certains le conçoivent ici soit une bonne chose.

Posté
Eh bien justement, c'est ce que je me demande : le collectivisme était-il aussi impossible à concevoir sans le libéralisme (ou le libéralisme, sans collectivisme) ?

Pour exprimer autrement mon propos : ce que les Lumières et la Révolution française ont rendu possible est la transformation du fait politique en "grand parc d'abstractions" (l'Homme, la Liberté, le Peuple, la Race, la Classe, etc.)… et partant, en organisation de charniers pour raisons idéologiques.

Posté

Je ne veux pas faire mon AB, mais avant cela on s'étripait volontiers pour des motifs "religieux" - en réalité parce que les "abstractions" que tu énonces existaient déjà mais étaient exprimées en termes religieux, faute d'un autre vocabulaire pour le faire.

Posté
Pour exprimer autrement mon propos : ce que les Lumières et la Révolution française ont rendu possible est la transformation du fait politique en "grand parc d'abstractions" (l'Homme, la Liberté, le Peuple, la Race, la Classe, etc.)… et partant, en organisation de charniers pour raisons idéologiques.

Certes, mais ça ne fournit aucun argument pour ou contre l'existence indépendante du libéralisme ou du collectivisme à partir de cette époque.

Posté
Je ne veux pas faire mon AB, mais avant cela on s'étripait volontiers pour des motifs "religieux" - en réalité parce que les "abstractions" que tu énonces existaient déjà mais étaient exprimées en termes religieux, faute d'un autre vocabulaire pour le faire.

Je ne pense pas qu'il s'agissait d'abstractions, dans la mesure où la foi était vraiment constitutive des sociétés pré-XVIIIe siècle. Elle faisait corps avec la vie sociale. Ce qui a été amorcé avec les Lumières est une séparation nette entre l'homme et lui-même (la guillotine ne symbolise pas pour rien la folie révolutionnaire).

Pour ma part, je ne prétends bien sûr pas qu'avant tout était merveilleux. Je pense surtout que les luttes religieuses - qui sont allées en s'aggravant - ont annoncé ce phénomène. En particulier, tous ces millénarismes dont il a été question dans un autre fil sont les prodromes des bouleversements dans la représentation du monde. Ce sont eux qui sont fautifs, pas la société dite "traditionnelle" qui a cherché à se protéger et se défendre (évidemment, on peut discuter sur les moyens éventuellement employés).

En prétendant mettre un terme aux guerres de religion, les esprits forts ont, en réalité, apporté un remède pire que le mal dont ils prétendaient guérir les hommes. (Cf. les réflexions de Michéa en particulier :icon_up: ). La substitution de la déesse Raison à l'ordre ancien fut la source de tous les -ismes qui ont suivi (l'individu se dissolvant dans l'individualisme, la société dans le socialisme, la collectivité dans le collectivisme, etc.).

Toute la question est donc de savoir comment ne pas tomber de Charybde en Scylla.

Certes, mais ça ne fournit aucun argument pour ou contre l'existence indépendante du libéralisme ou du collectivisme à partir de cette époque.

Cela montre, me semble-t-il, que la liberté abstraite de nombreux libéraux est grosse des horreurs qui ont suivi.

Posté

La société traditionnelle s'est étalée parce qu'elle était fondée sur des rapports économiques dépassés. Je regrette pour ma part que les qualités de cette société aient à peu près disparu, mais il ne faut pas se céler ses défauts, et notamment son manque de dynamisme économique. Ceci étant, je ne prétends pas pour ma part que ce qui lui a succédé lui est supérieur.

Cela montre, me semble-t-il, que la liberté abstraite de nombreux libéraux est grosse des horreurs qui ont suivi.

Ca par contre je suis totalement d'accord. Le totalitarisme moderne est déjà en germe dans le libéralisme. Schnappi, qui est à la fois perspicace et candide à sa manière, a d'ailleurs relevé que l'idée du gouvernement mondial est éminemment libérale. A l'époque j'ai protesté, mais à la réflexion il a parfaitement raison.

On a beaucoup trop tendance à croire sur ce forum que le libéralisme est le libertarianisme à la sauce AB.

Certes, mais ça ne fournit aucun argument pour ou contre l'existence indépendante du libéralisme ou du collectivisme à partir de cette époque.

J'avoue ne pas comprendre ton propos.

Posté
La société traditionnelle s'est étalée parce qu'elle était fondée sur des rapports économiques dépassés. Je regrette pour ma part que les qualités de cette société aient à peu près disparu, mais il ne faut pas se céler ses défauts, et notamment son manque de dynamisme économique. Ceci étant, je ne prétends pas pour ma part que ce qui lui a succédé lui est supérieur.

La société ancienne était-elle tellement dépourvue de dynamisme économique ? Il y eut quand même nombre d'innovations dans le domaine agricole (dans les techniques d'assolement, par exemple), les sciences et techniques (invention de l'horloge mécanique, mécanisation dans la fabrication du drap - d'où essor de son commerce -, plus grande maîtrise des éléments naturels, optique, etc.), la construction navale et, partant, l'amélioration du commerce maritime, etc.

Maintenant, ce n'était que l'amorce d'un essor économique plus important, c'est certain, mais qui peut malheureusement se vider de sa substance et s'interrompre, faute des qualités humaines qui lui sont indispensables (et qui étaient valorisées jadis).

Ca par contre je suis totalement d'accord. Le totalitarisme moderne est déjà en germe dans le libéralisme. Schnappi, qui est à la fois perspicace et candide à sa manière, a d'ailleurs relevé que l'idée du gouvernement mondial est éminemment libérale. A l'époque j'ai protesté, mais à la réflexion il a parfaitement raison.

On a beaucoup trop tendance à croire sur ce forum que le libéralisme est le libertarianisme à la sauce AB.

Tout à fait. Et, inversement, on tend parfois à imputer aux anarcaps des vices de raisonnement que l'on trouve pourtant déjà au coeur d'un certain libéralisme (notamment un goût prononcé pour le contractualisme généralisé, une sorte de "rousseauisme économique").

Posté
J'avoue ne pas comprendre ton propos.

Si j'ai bien compris, RH semble dire que les deux courants sont liés et que l'apparition de l'un ne pouvait aller sans l'autre, en quelques sortes. Pour ma part, je n'en suis pas convaincu, bien qu'historiquement, il soit très difficile de conclure autre chose compte tenu de l'imbrication des deux mouvements.

Posté
La société traditionnelle s'est étalée parce qu'elle était fondée sur des rapports économiques dépassés. Je regrette pour ma part que les qualités de cette société aient à peu près disparu, mais il ne faut pas se céler ses défauts, et notamment son manque de dynamisme économique. Ceci étant, je ne prétends pas pour ma part que ce qui lui a succédé lui est supérieur.

Rien ne dit que la société traditionnelle ne se serait pas accordée avec le capitalisme.

Posté
Je n'ai pas l'impression que la grille de lecture "collectiviste-individualiste" soit très pertinente avant la révolution française. Le collectivisme existait évidemment, mais l'individualisme en tant que tel pas vraiment. D'ailleurs, je ne suis pas persuadé que l'individualisme tel que certains le conçoivent ici soit une bonne chose.

Dans la généalogie de cette forme d'individualisme, je pense que le nominalisme de Guillaume d'Ockham tient une place importante, puisqu'il prépare le terrain à la substitution d'une conception subjectiviste du droit à la définition objectiviste de celui-ci, soumis à l'ordre du monde. Il est le lointain ancêtre d'un certain volontarisme libéral.

Posté
La société ancienne était-elle tellement dépourvue de dynamisme économique ? Il y eut quand même nombre d'innovations dans le domaine agricole (dans les techniques d'assolement, par exemple), les sciences et techniques (invention de l'horloge mécanique, mécanisation dans la fabrication du drap - d'où essor de son commerce -, plus grande maîtrise des éléments naturels, optique, etc.), la construction navale et, partant, l'amélioration du commerce maritime, etc.

Maintenant, ce n'était que l'amorce d'un essor économique plus important, c'est certain, mais qui peut malheureusement se vider de sa substance et s'interrompre, faute des qualités humaines qui lui sont indispensables (et qui étaient valorisées jadis).

Oui, mais ne penses-tu pas que la production de masse due à la mécanisation, que les humains ont toujours recherchée (que ce soit pour le verre, le drap, etc) implique à long terme une dimension égalitariste, conduisant au nivellement des pouvoirs politiques et religieux par le pouvoir économique ? Je ne cherche pas à remettre en cause le capitalisme, je me demande si ce processus de nivellement aurait pu s'orienter différemment que vers la démocratie sociale à long terme.

Posté
Oui, mais ne penses-tu pas que la production de masse due à la mécanisation, que les humains ont toujours recherchée (que ce soit pour le verre, le drap, etc) implique à long terme une dimension égalitariste, conduisant au nivellement des pouvoirs politiques et religieux par le pouvoir économique ? Je ne cherche pas à remettre en cause le capitalisme, je me demande si ce processus de nivellement aurait pu s'orienter différemment que vers la démocratie sociale à long terme.

Intéressante et vraie question. Dans l'état actuel de mes réflexions, je ne pense pas qu'il y ait une sorte de logique fatale d'égalitarisation. Ce qui me semble déterminant est plutôt l'émergence de visions du monde en rupture avec l'ordre ancien (ou propices à rompre avec lui, pour être plus précis).

Je pense que la dernière encyclique - Spe Salvi - nous offre une lecture intéressante à cet égard :

La transformation de la foi-espérance chrétienne dans les temps modernes

16. Comment l'idée que le message de Jésus est strictement individualiste et qu'il s'adresse seulement à l'individu a-t-elle pu se développer? Comment est-on arrivé à interpréter le « salut de l'âme » comme une fuite devant la responsabilité pour l'ensemble et à considérer par conséquent que le programme du christianisme est la recherche égoïste du salut qui se refuse au service des autres? Pour trouver une réponse à ces interrogations, nous devons jeter un regard sur les composantes fondamentales des temps modernes. Elles apparaissent avec une clarté particulière chez Francis Bacon. Qu'une nouvelle époque soit née – grâce à la découverte de l'Amérique et aux nouvelles conquêtes techniques qui ont marqué ce développement –, c'est indiscutable. Cependant, sur quoi s'enracine ce tournant d'une époque? C'est la nouvelle corrélation entre expérience et méthode qui met l'homme en mesure de parvenir à une interprétation de la nature conforme à ses lois et d'arriver ainsi, en définitive, à « la victoire de l'art sur la nature » (victoria cursus artis super naturam).[14] La nouveauté – selon la vision de Bacon – se trouve dans une nouvelle corrélation entre science et pratique. Cela est ensuite appliqué aussi à la théologie: cette nouvelle corrélation entre science et pratique signifierait que la domination sur la création, donnée à l'homme par Dieu et perdue par le péché originel, serait rétablie.[15]

17. Celui qui lit ces affirmations et qui y réfléchit avec attention y rencontre un passage déconcertant: jusqu'à ce moment, la récupération de ce que l'homme, dans l'exclusion du paradis terrestre, avait perdu était à attendre de la foi en Jésus Christ, et en cela se voyait la « rédemption ». Maintenant, cette « rédemption », la restauration du « paradis » perdu, n'est plus à attendre de la foi, mais de la relation à peine découverte entre science et pratique. Ce n'est pas que la foi, avec cela, fût simplement niée: elle était plutôt déplacée à un autre niveau – le niveau strictement privé et ultra-terrestre – et en même temps elle devient en quelque sorte insignifiante pour le monde. Cette vision programmatique a déterminé le chemin des temps modernes et influence aussi la crise actuelle de la foi qui, concrètement, est surtout une crise de l'espérance chrétienne. Ainsi, l'espérance reçoit également chez Bacon une forme nouvelle. Elle s'appelle désormais foi dans le progrès. Pour Bacon en effet, il est clair que les découvertes et les inventions tout juste lancées sont seulement un début, que, grâce à la synergie des sciences et des pratiques, s'ensuivront des découvertes totalement nouvelles et qu'émergera un monde totalement nouveau, le règne de l'homme.[16] C'est ainsi qu'il a aussi présenté une vision des inventions prévisibles – jusqu'à l'avion et au submersible. Au cours du développement ultérieur de l'idéologie du progrès, la joie pour les avancées visibles des potentialités humaines demeure une constante confirmation de la foi dans le progrès comme tel.

18. Dans le même temps, deux catégories sont toujours davantage au centre de l'idée de progrès: la raison et la liberté. Le progrès est surtout un progrès dans la domination croissante de la raison et cette raison est considérée clairement comme un pouvoir du bien et pour le bien. Le progrès est le dépassement de toutes les dépendances – il est progrès vers la liberté parfaite. La liberté aussi est perçue seulement comme une promesse, dans laquelle l'homme va vers sa plénitude. Dans les deux concepts – liberté et raison – est présent un aspect politique. En effet, le règne de la raison est attendu comme la nouvelle condition de l'humanité devenue totalement libre. Cependant, les conditions politiques d'un tel règne de la raison et de la liberté apparaissent, dans un premier temps, peu définies. Raison et liberté semblent garantir par elles-mêmes, en vertu de leur bonté intrinsèque, une nouvelle communauté humaine parfaite. Néanmoins, dans les deux concepts-clé de « raison » et de « liberté », la pensée est aussi tacitement toujours en opposition avec les liens de la foi et de l'Église comme avec les liens des systèmes d'État d'alors. Les deux concepts portent donc en eux un potentiel révolutionnaire d'une force explosive énorme.

19. Nous devons brièvement jeter un regard sur les deux étapes essentielles de la concrétisation politique de cette espérance, parce qu'elles sont d'une grande importance pour le chemin de l'espérance chrétienne, pour sa compréhension et pour sa persistance. Il y a avant tout la Révolution française comme tentative d'instaurer la domination de la raison et de la liberté, maintenant aussi de manière politiquement réelle. L'Europe de l'Illuminisme, dans un premier temps, s'est tournée avec fascination vers ces événements, mais face à leurs développements, elle a dû ensuite réfléchir de manière renouvelée sur la raison et la liberté. Les deux écrits d'Emmanuel Kant, où il réfléchit sur les événements, sont significatifs pour les deux phases de la réception de ce qui était survenu en France. En 1792, il écrit son œuvre: « Der Sieg des guten Prinzips über das böse und die Gründung eines Reiches Gottes auf Erden » (La victoire du principe du bien sur le principe mauvais et la constitution d'un règne de Dieu sur la terre). Il y écrit: « Le passage progressif de la foi d'Église à l'autorité unique de la pure foi religieuse est l'approche du royaume de Dieu ».[17] Il nous dit aussi que les révolutions peuvent accélérer les temps de ce passage de la foi d'Église à la foi rationnelle. Le « règne de Dieu », dont Jésus avait parlé, a reçu là une nouvelle définition et a aussi pris une nouvelle présence; il existe, pour ainsi dire, une nouvelle « attente immédiate »: le « règne de Dieu » arrive là où la foi d'Église est dépassée et remplacée par la « foi religieuse », à savoir par la simple foi rationnelle. En 1794, dans l'écrit « Das Ende aller Dinge » (La fin de toutes les choses), apparaît une image transformée. Kant prend alors en considération la possibilité que, à côté du terme naturel de toutes les choses, il s'en trouve aussi un contre nature, pervers. Il écrit à ce sujet: « Si le christianisme devait cesser d'être aimable […], on verrait nécessairement […] l'aversion et la révolte soulever contre lui le cœur de la majorité des hommes; et l'antéchrist, que l'on considère de toute façon comme le précurseur du dernier jour, établirait son règne (fondé sans doute sur la peur et l'égoïsme), fût-ce pour peu de temps; et comme le christianisme, destiné à être la religion universelle, serait alors frustré de la faveur du destin, on assisterait à la fin (renversée) de toutes choses au point de vue moral ».[18]

20. Le dix-neuvième siècle ne renia pas sa foi dans le progrès comme forme de l'espérance humaine et il continua à considérer la raison et la liberté comme des étoiles-guides à suivre sur le chemin de l'espérance. Les avancées toujours plus rapides du développement technique et l'industrialisation qui lui est liée ont cependant bien vite créé une situation sociale totalement nouvelle: il s'est formé la classe des ouvriers de l'industrie et ce que l'on appelle le « prolétariat industriel », dont les terribles conditions de vie ont été illustrées de manière bouleversante par Friedrich Engels, en 1845. Pour le lecteur, il devait être clair que cela ne pouvait pas continuer; un changement était nécessaire. Mais le changement aurait perturbé et renversé l'ensemble de la structure de la société bourgeoise. Après la révolution bourgeoise de 1789, l'heure d'une nouvelle révolution avait sonné, la révolution prolétarienne: le progrès ne pouvait pas simplement avancer de manière linéaire, à petits pas. Il fallait un saut révolutionnaire. Karl Marx recueillit cette aspiration du moment et, avec un langage et une pensée vigoureux, il chercha à lancer ce grand pas nouveau et, comme il le considérait, définitif de l'histoire vers le salut – vers ce que Kant avait qualifié de « règne de Dieu ». Une fois que la vérité de l'au-delà se serait dissipée, il se serait agi désormais d'établir la vérité de l'en deçà. La critique du ciel se transforme en une critique de la terre, la critique de la théologie en une critique de la politique. Le progrès vers le mieux, vers le monde définitivement bon, ne provient pas simplement de la science, mais de la politique – d'une politique pensée scientifiquement, qui sait reconnaître la structure de l'histoire et de la société, et qui indique ainsi la voie vers la révolution, vers le changement de toutes les choses. Avec précision, même si c'est de manière unilatérale et partiale, Marx a décrit la situation de son temps et il a illustré avec une grande capacité d'analyse les voies qui ouvrent à la révolution – non seulement théoriquement: avec le parti communiste, né du manifeste communiste de 1848, il l'a aussi lancée concrètement. Sa promesse, grâce à la précision des analyses et aux indications claires des instruments pour le changement radical, a fasciné et fascine encore toujours de nouveau. La révolution s'est aussi vérifiée de manière plus radicale en Russie.

Posté
Rien ne dit que la société traditionnelle ne se serait pas accordée avec le capitalisme.

Tout le démontre au contraire, le capitalisme broie toutes les sociétés traditionnelles, les unes après les autres, à commencer par celle qui l'a vu naître.

Posté
Pour exprimer autrement mon propos : ce que les Lumières et la Révolution française ont rendu possible est la transformation du fait politique en "grand parc d'abstractions" (l'Homme, la Liberté, le Peuple, la Race, la Classe, etc.)… et partant, en organisation de charniers pour raisons idéologiques.

Par cela l'on peut voir la bivalence de la philosophie libérale ou bien le developpement inévitable des idées des lumières vers les charniers? Hayek F. à plusieurs reprises a parlé du savoir abstrait qui rend la société ouverte possible sous contraintes d'une constitution solide!

Posté
Oui, mais ne penses-tu pas que la production de masse due à la mécanisation, que les humains ont toujours recherchée (que ce soit pour le verre, le drap, etc) implique à long terme une dimension égalitariste, conduisant au nivellement des pouvoirs politiques et religieux par le pouvoir économique ? Je ne cherche pas à remettre en cause le capitalisme, je me demande si ce processus de nivellement aurait pu s'orienter différemment que vers la démocratie sociale à long terme.

Je crois plutôt que la production de masse, enrichissant les individus, libère des ressources sous forme de temps libre utilisé entre autres à des activités politiques, ou sous forme d'une caste de gens improductifs ou non directement productifs (une bureaucratie au sens misesien), qui vont être tentés par la politique.

Posté
Je crois plutôt que la production de masse, enrichissant les individus, libère des ressources sous forme de temps libre utilisé entre autres à des activités politiques, ou sous forme d'une caste de gens improductifs ou non directement productifs (une bureaucratie au sens misesien), qui vont être tentés par la politique.
Il y a aussi un autre point important : le capitalisme, en améliorant considérablement la productivité agricole, a permis l'émergence d'une société majoritairement urbaine. C'est un changement historique considérable. Beaucoup des reproches formulés par les tenants de la société traditionnelle à l'égard de la société moderne ne sont que la reprise des critiques qu'on a toujours fait au mode de vie urbain (il suffit de lire la bible ou Caton).
Posté
Il y a aussi un autre point important : le capitalisme en améliorant considérablement la productivité agricole a permis l'émergence d'une société majoritairement urbaine. C'est un changement historique considérable. Beaucoup des reproches formulés par les tenants de la société traditionnelle à l'égard de la société moderne ne sont que la reprise des critiques qu'on a toujours fait au mode de vie urbain (il suffit de lire la bible ou Cathon).

Bien vu. Et il n'y a rien de plus potentiellement nuisible qu'un urbain oisif qui se pose des questions. J'en veux pour preuve la 1ère circonscription de Paris. :icon_up:

Invité jabial
Posté

Caton s'écrit c-a-t-o-n. Sinon:

Je n'ai pas l'impression que la grille de lecture "collectiviste-individualiste" soit très pertinente avant la révolution française. Le collectivisme existait évidemment, mais l'individualisme en tant que tel pas vraiment. D'ailleurs, je ne suis pas persuadé que l'individualisme tel que certains le conçoivent ici soit une bonne chose.

Moi, si :icon_up:

Beaucoup trop de gens croient qu'on leur "doit" un certain nombre de choses. Ils ont grand besoin d'apprendre à respecter leur prochain pour ce qu'il est, c'est-à-dire un être vivant, pas un esclave. Et si pour ça il faut leur mettre le nez dans la merde, je le ferai sans aucun scrupule.

Ce n'est pas parce que la transition libérale sera sans massacre qu'elle sera sans douleur. La douleur est parfois… éducative.

Posté
Caton s'écrit c-a-t-o-n.

Je te signale que j'ai corrigé presque tout de suite. Et on vient me le reprocher une heure et demi après ! :icon_up:

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