Dans le domaine de l'ingénierie je veux bien qu'on puisse se fier au hasard et à l'intuition (qui n'ont d'ailleurs pas beaucoup à voir avec l'ingéniosité), dans les cas où les tests sont facilement réitérables et peu couteux. Les choses changent quand on veut poser une rover sur Mars, vous en conviendrez… Par contre l'ingéniosité est une vertu de l'ingénieur en tant qu'elle consiste à atteindre les mêmes fins de manière bien plus efficace (c'est un peu l'histoire de la révolution industrielle).
Mais en matière de sciences, je ne suis pas sûr qu'on puisse soutenir que le hasard est fructueux, même si cette opinion est véhiculée par des scientifiques de renom et même si (ou justement parce que) le mythe de la recherche fondamentale repose sur elle (et peut-être même celui du privilège de la recherche publique, qui sait… En fait c'est ce que je vais essayer de montrer ).
Une expérience scientifique ne peut qu'invalider des propriétés supposées d'un objet qui forment son concept, ce qui sous-entend que l'objet doit être posé d'abord, et affiné. Autrement dit on ne peut pas trouver ce qu'on ne cherche pas (d'ailleurs quand on trouve c'est négativement, cf Popper), et si jamais on croit avoir trouvé quelque chose sans le chercher, qu'est-ce qui garantit qu'on en a un concept juste ? Rien.
Je sais que cette théorie des sciences expérimentale est contestée, mais enfin que font les chercheurs du CERN si ce n'est mettre à l'épreuve des concepts expérimentaux possible des particules ? Le Boson de Higgs est avant tout un concept expérimental qu'on teste et qu'on fait varier en conséquence, donc en se demandant quelles traces il pourrait laisser, comment les observer, etc. En 2000 les chercheurs pensaient avoir trouvé, finalement non. Du coup, pas la peine d'espérer le trouver par hasard… Ici le hasard ça serait l'interprétation d'un signe imprévu, interprétation n'est pas expérience comme on le sait. En ingénierie c'est pas grave, puisqu'on juge une praticité. En science on prête le flanc à l'erreur.
A partir de là, quelle différence entre recherche privée et recherche publique en science et ingénierie ?
La question de savoir si la recherche fondamentale est une recherche scientifique purement tournée vers une avancée théorique "dans l'absolu" n'est pas évidente. En ce qui concerne la physique des particules par exemple, on argue l'inutilité du savoir, au sens où il ne vise pas un débouché. Mais à mon avis ceux qui critiquent les savoirs inutiles et ceux qui veulent d'un savoir éthéré imperméable à l'enjeu des débouchés ne valent pas mieux les uns que les autres (les seconds s'illusionnent tout simplement).
On ne recherche jamais d'abord pour appliquer, mais parce qu'on a des problèmes de compréhension du monde toujours prééxistants, comme on l'a montré, et ces problèmes théoriques ne sont qu'un aspect d'un problème plus large qui est en gros celui de la praticabilité du monde, donc poser une forme d'intérêt scientifique tout à fait détaché d'enjeux techniques ne me paraît pas évident (ma religion n'est pas faite sur ce point, mais je vais quand même essayer de montrer que les enjeux sont liés, j'espère au moins ouvrir le débat).
La recherche expérimentale n'est tout d'abord jamais inutile car en posant l'existence d'un objet elle pose le problème de l'accès à l'objet, donc de l'élaboration du matériel expérimental qui en soi suscite des débouchés.
Ensuite, la compréhension d'un objet n'est pas forcément l'élucidation d'un débouché précis, mais la promesse d'une "praticabilité" de la chose qui s'exprimera par différents débouchés imprévus, mais dans un domaine qu'on peut estimer, et dans lequel on peut investir. C'est pour cela que des recherches apparemment sans direction technique suscitent l'apport de fonds privés venus d'un domaine proche ou commun. Du coup il devient aussi évident que la recherche ne peut jamais exister sans fonds, elle est donc un produit de la richesse tout autant qu'un facteur de richesse.
La question qui s'impose c'est : L'Etat est-il une source fiable de financements ? On a pu le croire, mais qui oserait affirmer aujourd'hui que l'Etat n'est pas soumis à des logiques comptables… Et à la limite il l'est plus que certaines entreprises (par exemple Virgin), et donc moins susceptible de prendre les risques liés à l'innovation, car comme le montrait Schumpeter, si la recherche nécessite la richesse, il n'est pas évident que l'endossement de l'innovation par l'entrepreneur soit le produit d'un calcul rationnel… Bien au contraire l'entrepreneur fait un pari, il a en quelque sorte foi en l'alliance nécessaire entre le développement de la science et des techniques.
Voilà comment je répondrai à la question de ShoTo et à la remarque de Pierre-Gilles de Gennes : il me semble que la recherche publique, par sa position idéologique d'opposer industrie et recherche, et par sa faiblesse comptable actuelle, est loin d'être l'avenir de la recherche.
En ce qui concerne le CERN d'ailleurs il est intéressant de constater, d'une part une mise en valeur de la rentabilité des débouchés 'connexes' que j'évoquais, une reconnaissance (présentée comme concession) de la participation de fonds privés dans la construction du matériel expérimental, mais d'autre part, un discours pro-financement public et "recherche fondamentale" au sens le plus rêveur du terme et une justification à priori de l'endettement colossal de l'organisation. Je vous conseille à ce propos d'explorer leur site officiel.
Quand P.-G. de Gennes parle de tester des idées neuves il n'a pas tort, mais il ne faut pas croire que ces idées peuvent être intéressantes si elles sont hasardeuses. Elles sont toujours des variations sur le dernier état d'une histoire des problèmes, laquelle est façonnée par le progrès technique qui définit les enjeux de praticabilité et donne accès à l'objet de savoir.
Une autre question qu'il serait intéressant de développer outre la capacité de l'Etat à financer des recherche, c'est celle de sa légitimité à le faire, même celle des possibilités démocratiques d'accord sur la direction de cette recherche fondamentale purement théorique que prônent les adeptes de la recherche publique. A mon avis ces possibilités sont nulles, mais vu le gabarit qu'a déjà atteint ce post, je pense qu'il faut remettre ce développement à plus tard.