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Corporations et corps intermédiaires


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Ma question est simple, mais son analyse complexe. Selon vous, les libéraux ont-ils eu raison de chercher à détruire les corporations et les corps intermédiaires, dont ils ont historiquement dénoncé les privilèges?

Encore actuellement cette tendance des libéraux à combattre les corporations paraît un moteur de leur activisme sur la scène politique. On voit paradoxalement les socialistes défendre les intérêts corporatistes, du côté donc des féodalités, en renversant les lignes de clivage traditionnelles. Il se lancent ainsi à corps perdu dans un sauvetage pathétique et réactionnaire des privilèges catégoriels, alors que leur idéologie proclame l'égalité tout en prétendant réduire les égoïsmes de classe. Le camp réputé progressiste a un rapport pour le moins ambigü quant au corporatisme, comme le montrent les analyses excellentes de Mises.

Mais les libéraux sont-ils plus au clair? Cette entreprise abolitionniste qui fut un des fondements historiques du libéralisme et qui a plutôt connu un succès relatif sur le long terme, n'a-t-elle pas in fine détruit aussi du même coup l'ensemble des corps intermédiaires, dont les organisations limitaient le pouvoir du gouvernement? Et par là-même, n'ont-ils pas contribué à faciliter l'avénement d'un Etat social-démocrate invasif, dont ils ont pourtant vocation en principe à limiter la prolifération? Il s'agit là d'une critique conservatrice du libéralisme, qui part du principe que les corps intermédiaires traditionnels sont un facteur d'autonomie de la société civile, dont j'avoue n'avoir pas encore trouvé la faille.

Posté

Définis "corporation", et surtout définis "corps intermédiaires".

Posté

:icon_up: C'est tout le problème lorsqu'on discute avec des demi-cultivés, il faut définir des notions qui devraient normalement être connues pour un honnête homme qui n'a pas trop fréquenté l'Ed.Nat.

Corporations :

Le terme de corporation, qui apparaît en français au XVIe siècle, désigne une association d'artisans ou de marchands spécialisés qui s'unissent pour réglementer leur profession et défendre leurs intérêts. Sous l'influence d'idéologies et de régimes d'inspiration fasciste, des théories politiques et sociales « corporatistes » ont conduit, non seulement à glorifier un prétendu idéal d'ordre et d'équilibre que les corporations auraient réalisé, mais à exagérer l'importance de l'organisation corporative dans le passé. Si, contrairement à l'opinion courante, il a existé, dans l'Occident médiéval par exemple, des corporations de marchands aussi bien que des corporations d'artisans, en revanche de nombreux métiers sont demeurés en dehors du système corporatif. Le système corporatif, limites et diversité : à chaque époque, entre le XIIe et le XIXe siècle, outre certaines professions, toute une partie du monde de l'économie urbaine restait, aux deux extrémités de la hiérarchie sociale, étrangère à l'organisation corporative. Au sommet, un groupe d'avant-garde, celui des marchands engagés dans des compagnies vouées au commerce international, échappait aux entraves de la réglementation des « métiers », esquissait une économie et une société précapitalistes.

Corps intermédiaires :

L'ancienne France était, depuis le Moyen Âge, composée de groupes d'individus appelés corps : collèges, communautés, associations de gens ayant même métier ou même fonction dans la nation, et réunis à la fois pour la préservation de leurs intérêts particuliers et celle du bien commun. Ces corps existaient avec la permission du souverain et lui étaient subordonnés, bien que leur existence fût souvent antérieure à l'instauration de son pouvoir ; c'étaient les parlements, cours et conseils souverains, corps de médecins ou d'avocats, corporations et métiers, compagnies de commerce ou d'industrie. Ils possédaient leurs propres lois et statuts, ce qui ne les dispensait pas d'obéir aux lois générales, et des libertés et privilèges qui les garantissaient contre l'arbitraire et le despotisme. En tant que personne morale, un corps pouvait posséder des biens ou intenter un procès pour faire respecter ses coutumes ; il avait un rang dans la société, auquel étaient attachés honneurs et dignités. Dans une interprétation élargie qui est celle de Montesquieu, ces corps englobent également les ordres, la noblesse ou le clergé étant des corps, et les communautés territoriales : provinces et seigneuries, villes et communautés rurales.

Source : Universalis

Une corporation, plus exactement un « corps », est une personne morale en nom collectif de droit public instituée par une loi et dont le statut est un décret d'application. Ses « membres » sont toutes les personnes physiques et/ou morales qui possèdent une même caractéristique, en général l'exercice d'une fonction. Actuellement, en France, en dehors des anciens corps de la fonction publique de l'État (Sénat, Conseil d'État, etc..), les corporations n'existent plus que pour administrer certaines professions civiles considérées comme étant d'intérêt public (Ordre des médecins, Corps des ingénieurs des Ponts-et-Chaussée, Ordre des avocats, etc.).

On doit distinguer les corps (ou ordres professionnels) non seulement des sociétés, des associations et des syndicats qui sont des regroupements volontaires de droit privé, mais aussi des établissements qui sont des groupements de biens, et de certaines sociétés qui ne sont pas des sujets de droit mais des contrats entre les sociétaires.

Le corporatisme désigne la tendance qu'ont les membres d'un corps professionnel ou administratif à privilégier leurs intérêts materiels au détriment de ceux du public qu'ils servent (consommateurs, administrés, justiciables, usagers, élèves, clients, patients, etc.).

Du Moyen Âge jusque à la Révolution française, la corporation était le mode d'organisation de la plupart des professions. Une corporation possédait ses propres lois. Bernanos signale par exemple qu'un ramoneur convaincu d'avoir effectué un vol chez un particulier pouvait être condamné à mort par sa corporation : il y allait de la survie de l'ensemble de la profession.

Les corporations ont été interdites sous la Révolution, au motif que nul corps intermédiaire ne pouvait légitimement prétendre s'interposer entre le citoyen et la Nation.

C'est au nom de l'interdition des corporations et des ententes entre acteurs économiques que les syndicats furent interdits jusqu'au début du Second Empire.

En guise de préliminaire on peut aussi débattre de la question : le corporatisme, au sens de l'idéologie corporatiste, est-il un collectivisme ?

A mon sens, la réponse est affirmative. Mais dans ce cas, il faut articuler le rejet du coporatisme avec celui des corps intermédiaires dont le libéralisme s'est fait une spécialité. Ce rejet est lié au projet libéral de casser les organisations traditionnelles qui "entravent" l'isonomie des droits individuels, le libéralisme ne reconnaissant que les seuls individus comme acteurs de la vie sociale. Or les corporations et autres corps intermédiaires possédaient leurs propres lois, leurs propre statuts. Ainsi la plupart des libéraux n'acceptent pas que ces corps civils soient régis par des règles différentes que la loi générale, règles relevant de la coutume et qui sont donc rejetées du côtées des libertés féodales. D'autre part c'est lié au rejet des privilèges dont jouiraient ces corps civils, à la méfiance envers ces organisations se plaçant au dessus de l'individu, à cause notamment de la crainte qu'elles n'influencent la politique du souverain.

La critique libérale des syndicats par exemple, n'est qu'une conséquence de cette tradition anti-corporatiste du libéralisme.

Posté

La définition donnée par l'encyclopédie Universalis des corps intermédiaires ne me semble guère être la plus satisfaisante (je sais, c'est présomptueux de dire ça, mais bon…).

Je ne crois pas qu'on peut mettre dans le même sac, comme tu sembles le faire, corporations et corps intermédiaires. Ces derniers sont indispensables à une société et je pense que ça a été une erreur libérale profonde que de vouloir les supprimer (alors que les mêmes libéraux prônaient, dans le même temps, l'émergence des syndicats: comprenne qui pourra…) car, involontairement, ils remplissaient une fonction que s'est accaparé l'Etat aujourd'hui (du fait de leur déclin relatif). De plus, nombre d'associations, voire d'entreprises, sont aujourd'hui politisées. Et que dire de certaines instances représentatives des cultes complètement noyautées par le pouvoir en place…

Concernant les corporations, je constate en tout que leur disparition semble être un axe prioritaire pour nombre de libéraux: je me souviens notamment des applaudissements de certains d'entre eux (dont moi-même, je suis obligé de le constater!), il y a un peu plus de deux ans au sujet des réformes de Romano Prodi. Si j'exècre le corporatisme, je ne puis m'empêcher de penser que ces personnes morales jouent quand même un rôle souvent utile et que, sous une autre forme juridique, elles subsisteraient probablement dans un monde libre.

Voilà, je n'ai nullement le temps de développer, me contentant d'asséner quelques banalités…

Posté

Un texte de Benjamin Guillemaind que l'on peut entendre parfois sur Courtoisie :

"La construction d'une cité harmonieuse passe obligatoirement par la reconstitution de corps intermédiaires. On a trop oublié que l'homme ne vit pas tout seul, qu'il évolue "dans de toutes petites communautés", comme le disait Simone Weil. (Comme le corps humain est composé d'organes inégaux aux fonctions variées, le peuple est un assemblage de groupes différents, et non d'individus juxtaposés indifféremment que l'on compte arithmétiquement). Pour avoir oublié cet ordre naturel, on est tombé dans l'égalitarisme et l'uniformisation qui ont produit les affrontements de classe et d'intérêts, considérés faussement comme une loi de la vie. Le marxisme a systématisé ce principe d'opposition et de lutte".

"Ces organes sont la famille, composée d'un père et d'une mère qui donnent la vie, la protègent, la développent. L'école qui aide les familles à l'éducation des enfants. Les métiers qui intègrent ses membres dans la profession, forment, organisent les solidarités primaires et soutiennent les entreprises. Les entreprises qui créent, fabriquent, échangent. Les associations multiples qui répondent aux goûts, affinités, besoins de chacun : sociétés de pêche, art, culture, sport… les communes, les quartiers, les cantons assurent les besoins territoriaux. Les pays et les peuples en fonction du terroir, du climat, développent les coutumes locales. Les régions, ensembles intermédiaires plus vastes jusqu'à la nation, qui à son tour constitue un intermédiaire par rapport aux entités continentales et internationales".

"Chacun de ces rouages joue le rôle d'amortisseur, qui encaisse les à-coups de la vie. Il n'y a plus de classes supérieures et de classes inférieures qui s'affrontent ; plus d'entreprises puissantes qui absorbent les plus faibles. Chacun dans sa sphère œuvre pour le bien de tous. Qu'un seul défaille, c'est la pagaille. Comme dans l'orchestre, chacun joue fidèlement sa partition. Imaginez le désordre si le premier violon revendiquait la liberté de concurrencer en puissance ou en vitesse le second violon !"

"Chaque corps intermédiaire correspond à une identité qu'il faut enrichir et préserver. C'est dans son espace propre de compétence qu'il doit jouir de libertés et exercer sa propre souveraineté, qui est un droit à l'autosuffisance fondé sur la liberté des personnes à s'autogérer. Aussi doivent-ils disposer de pouvoirs correspondants, c'est-à-dire être capables de faire leurs propres lois, assurer leur propre police et disposer des moyens financiers de leur indépendance. Les corps intermédiaires sont les éléments indispensables du lien social et les facteurs indispensables d'intégration. Au lieu de l'assistance et de la solidarité mécanique, ils doivent accomplir la plus grande partie des tâches de solidarité sociale.

Il faut remettre aux groupes décentralisés territoriaux et organiques les pouvoirs qui les concernent et restaurer la commune, la région, les corps économiques, sociaux et civiques dans leur plénitude au détriment de la centralisation de tous les pouvoirs".

"Dès lors la société est une fédération d'états autonomes interdépendants entre eux. Leurs rapports se règlent par compromis ou contrats négociés. Ces contrats deviennent autant de lois privées, authentifiées par l'autorité de l'Etat, qui les hisse au niveau de droit public. L'Etat n'est plus alors le gérant, mais le garant de ces souverainetés partielles qu'il protège, accroît et contrôle en vue du Bien Commun. La souveraineté nationale, établie sur le nombre, peut alors éclater en une multitude de souverainetés divisibles, sectorielles, mais solidairement unies au sommet autour d'un pouvoir renforcé".

"Parler de subsidiarité sans corps intermédiaires est un non sens. Le respect de la subsidiarité implique la reconnaissance d'une stratification sociale, la différenciation des pouvoirs et des inégalités qui en découlent".

Posté

Petite remarque en passant: il est quand même frappant que tous les régimes autoritaires "de droite" (Italie fasciste, France vichyste, Espagne caudilliste ou Portugal salazariste), sans même évoquer l'Allemagne nationale-socialiste, aient soutenu le corporatisme comme alternative tant au syndicalisme qu'au marché libre.

En Belgique occupée, nous avons eu aussi une structure de ce type, assez comparable à la Corporation paysane de Vichy: la Corporation Nationale de l'Agriculture et de l'Alimentation.

Posté
Ma question est simple, mais son analyse complexe. Selon vous, les libéraux ont-ils eu raison de chercher à détruire les corporations et les corps intermédiaires, dont ils ont historiquement dénoncé les privilèges?

Encore actuellement cette tendance des libéraux à combattre les corporations paraît un moteur de leur activisme sur la scène politique. Sauf qu'on voit paradoxalement les socialistes défendre les intérêts corporatistes, du côté donc des féodalités, en renversant les lignes de clivage traditionnelles. Il se lancent ainsi à corps perdu dans un sauvetage pathétique et réactionnaire des privilèges catégoriels, alors que leur idéologie proclame l'égalité tout en prétendant réduire les égoïsmes de classe. Le camp réputé progressiste a un rapport pour le moins ambigü quant au corporatisme, comme le montrent les analyses excellentes de Mises.

Mais les libéraux sont-ils plus au clair? Cette entreprise abolitionniste qui fut un des fondements historiques du libéralisme et qui a plutôt connu un succès relatif sur le long terme, n'a-t-elle pas in fine détruit aussi du même coup l'ensemble des corps intermédiaires, dont les organisations limitaient le pouvoir du gouvernement? Et par là-même, n'ont-ils pas contribué à faciliter l'avénement d'un Etat social-démocrate invasif, dont ils ont pourtant vocation en principe à limiter la prolifération? Il s'agit là d'une critique conservatrice du libéralisme, qui part du principe que les corps intermédiaires traditionnels sont un facteur d'autonomie de la société civile, dont j'avoue n'avoir pas encore trouvé la faille.

En défendant les corporatismes (et non pas le corporatisme de façon générale, il s'agit de clientélisme et pas d'une politique unique, rationnelle et délibérée), le PS contredit ses idéaux progressistes et égalitaires et se met dans la lignée de l'ancien régime. Si on y réfléchit c'est plus souvent le cas qu'on le pense : le rejet de l'argent et de la "marchandisation", l'idée que chacun devrait suivre sa vocation (héritée ou trouvée dans son égo) à la charge de la société, la conception élitiste de la culture (en ce qu'elle devrait être dirigée du trône, peu importe que l'expérience montre qu'il n'a pas toujours bon gout - et le marché banni), le besoin impératif d'une cause à servir, réelle ou à défaut fictive, telle que aider les pauvres (à condition qu'il y ait des riches à haïr), chasser les sorcières, charger les moulins, trouver des monstres à détruire etc

Les tendances aristocratiques de la gauche se manifestent de nombreuses manières, peut-être parce que l'ancienne élite et celle du futur se sont rencontrées dans la haine de la bourgeoise et de l'argent.

Sur les corps intermédiaires, je regrette que les libéraux nient entièrement les effets positifs de la logique de corps et réclament sans discuter l'abolition. D'une part ce ne me parait pas nécessairement efficace (même si c'est le cas le plus souvent) et d'autre part l'abolition renouvelée de ces corps intermédiaires porte un parfum révolutionnaire déplaisant. Il faut garder à l'esprit que la destruction de la médiatisation du pouvoir c'est le coeur du totalitarisme : ne restent plus que l'Etat et l'individu. C'est une vérité désagréable que l'opposition la plus tangible au pouvoir de l'Etat aujourd'hui est celle des syndicats de privilégiés. Que l'Etat se mette au service de fins vaguement libérales ne doit pas le faire oublier.

Posté
En défendant les corporatismes (et non pas le corporatisme de façon générale, il s'agit de clientélisme et pas d'une politique unique, rationnelle et délibérée), le PS contredit ses idéaux progressistes et égalitaires et se met dans la lignée de l'ancien régime. Si on y réfléchit c'est plus souvent le cas qu'on le pense : le rejet de l'argent et de la "marchandisation", l'idée que chacun devrait suivre sa vocation (héritée ou trouvée dans son égo) à la charge de la société, la conception élitiste de la culture (en ce qu'elle devrait être dirigée du trône, peu importe que l'expérience montre qu'il n'a pas toujours bon gout - et le marché banni), le besoin impératif d'une cause à servir, réelle ou à défaut fictive, telle que aider les pauvres (à condition qu'il y ait des riches à haïr), chasser les sorcières, charger les moulins, trouver des monstres à détruire etc

Les tendances aristocratiques de la gauche se manifestent de nombreuses manières, peut-être parce que l'ancienne élite et celle du futur se sont rencontrées dans la haine de la bourgeoise et de l'argent.

Sur les corps intermédiaires, je regrette que les libéraux nient entièrement les effets positifs de la logique de corps et réclament sans discuter l'abolition. D'une part ce ne me parait pas nécessairement efficace (même si c'est le cas le plus souvent) et d'autre part l'abolition renouvelée de ces corps intermédiaires porte un parfum révolutionnaire déplaisant. Il faut garder à l'esprit que la destruction de la médiatisation du pouvoir c'est le coeur du totalitarisme : ne restent plus que l'Etat et l'individu. C'est une vérité désagréable que l'opposition la plus tangible au pouvoir de l'Etat aujourd'hui est celle des syndicats de privilégiés. Que l'Etat se mette au service de fins vaguement libérales ne doit pas le faire oublier.

Mettre sur un pied d'égalité l'ancienne et la nouvelle élite me semble pour le moins fumeux. La première avait à cœur de préserver pour transmettre et savait que l'égalité est un concept dangereux voire fumeux lorsqu'il lorgne vers l'égalitarisme, la seconde se contentant de profiter du système sous couvert d'un altruisme qui reste encore à démontrer. Lorsque l'on veut bien y regarder de plus près le progressisme affiché par les nouvelles élites vaut surtout pour ceux qu'elle se propose de diriger plutôt que pour elles-mêmes et les leurs.

Sur le fond, s'il y a une certaine convergence de vues quant au refus de la marchandisation et à l'élitisme culturel, il ne faut tout de même pas perdre de vue que les motivations sont nettement différentes et que pour le coup lorsqu'il s'agit des nouvelles élites on peut à juste titre évoquer une certaine forme de réaction absente en ce qui concerne les premières. Néanmoins, il n'en reste pas moins vrai que la bourgeoisie a mis l'argent en avant comme valeur essentielle et facteur de réussite ce qui ne pouvait manquer d'être source de déséquilibres dangereux dans une société d'ordres.

Posté
Mettre sur un pied d'égalité l'ancienne et la nouvelle élite me semble pour le moins fumeux. La première avait à cœur de préserver pour transmettre et savait que l'égalité est un concept dangereux voire fumeux lorsqu'il lorgne vers l'égalitarisme, la seconde se contentant de profiter du système sous couvert d'un altruisme qui reste encore à démontrer. Lorsque l'on veut bien y regarder de plus près le progressisme affiché par les nouvelles élites vaut surtout pour ceux qu'elle se propose de diriger plutôt que pour elles-mêmes et les leurs.

Sur le fond, s'il y a une certaine convergence de vues quant au refus de la marchandisation et à l'élitisme culturel, il ne faut tout de même pas perdre de vue que les motivations sont nettement différentes et que pour le coup lorsqu'il s'agit des nouvelles élites on peut à juste titre évoquer une certaine forme de réaction absente en ce qui concerne les premières. Néanmoins, il n'en reste pas moins vrai que la bourgeoisie a mis l'argent en avant comme valeur essentielle et facteur de réussite ce qui ne pouvait manquer d'être source de déséquilibres dangereux dans une société d'ordres.

Non pas la nouvelle élite mais l'élite future (à ses yeux). Je ne pense pas qu'elle se valent, je me borne à penser que la convergence des intérêts a trouvé une traduction pratique, qu'une partie de l'aristocratie déchue a trouvé naturel de prendre la tête du mouvement des Sans contre le nouvel ordre et sa nouvelle élite. Au final c'est le parti de droite qui amène au sommet de l'état un fils d'immigré ou une femme, et le parti de gauche qui ressemble à la caricature qu'il veut donner du pouvoir : un troupeau d'éléphants mâles, blancs, machistes, bourgeois, aisés et bedonnants.

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Un texte de Benjamin Guillemaind que l'on peut entendre parfois sur Courtoisie :

Que des gens se retrouvent dans des groupes par affinité, culture, profession, etc…, rien d'anormal à cela.

Mais généralement, par corporation, on entend souvent monopole de représentativité/lois d'une organisation sur un groupe de personnes.

C'est cela qui me pose pb en tant que libéral, pas que les gens s'associent pour faire ce qu'ils veulent entre eux.

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Que des gens se retrouvent dans des groupes par affinité, culture, profession, etc…, rien d'anormal à cela.

Mais généralement, par corporation, on entend souvent monopole de représentativité/lois d'une organisation sur un groupe de personnes.

C'est cela qui me pose pb en tant que libéral, pas que les gens s'associent pour faire ce qu'ils veulent entre eux.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Corporation_(…en_R%C3%A9gime)

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Ma question est simple, mais son analyse complexe. Selon vous, les libéraux ont-ils eu raison de chercher à détruire les corporations et les corps intermédiaires, dont ils ont historiquement dénoncé les privilèges?

Ils avaient raison en détruisant le monopole exercé par les corporations. Ils ont eu tort en supprimant les corporations et autres "corps intermédiaires".

Posté

Merci pour ces réponses de qualité, chacune étant cohérente dans son raisonnement, mais avec une conclusion différente.

Je constate mon accord avec chacune de ces approches : celle pragmatique de Ronibéral qui voit le corporatisme comme un mal nécessaire dans une société où l'Etat est limité; la vision conservatrice de Harald, qui défend les corps intermédiaires et donc les corporations comme l'expression d'une catallaxie qui garantit les libertés féodales (au bon sens du terme) en permettant l'émergence d'un ordre social pacifié; celle d'Apollon - comme toujours plus sensible à l'aspect institutionnel - qui confirme ma prémisse de départ selon laquelle la destruction des corps intermédiaires au nom de l'isonomie et de l'individualisme, loin d'être un gain d'autonomie, conduit à une plus grande vulnérabilité des individus à l'asservissement par le souverain ( que celui-ci soit le gouvernement d'un parti ou d'une assemblée). En fait seul Vincponcet semble défendre l'attitude libérale classique, qui ne voit les corporations que du point de vue de leur caractère antilibéral sur le plan économique, comme des organes quasi-monopolistiques constituant des barrières d'entrée dans leur secteur respectif.

Comme ces différentes approches approfondissent ma problématique de départ quant à l'ambiguïté des libéraux par rapport au phénomène corporatiste, ma réflexion s'en trouve enrichie mais n'est guère plus avancée. Il me faut donc chercher une théorie plus affinée.

En défendant les corporatismes (et non pas le corporatisme de façon générale, il s'agit de clientélisme et pas d'une politique unique, rationnelle et délibérée), le PS contredit ses idéaux progressistes et égalitaires et se met dans la lignée de l'ancien régime. Si on y réfléchit c'est plus souvent le cas qu'on le pense : le rejet de l'argent et de la "marchandisation", l'idée que chacun devrait suivre sa vocation (héritée ou trouvée dans son égo) à la charge de la société, la conception élitiste de la culture (en ce qu'elle devrait être dirigée du trône, peu importe que l'expérience montre qu'il n'a pas toujours bon gout - et le marché banni), le besoin impératif d'une cause à servir, réelle ou à défaut fictive, telle que aider les pauvres (à condition qu'il y ait des riches à haïr), chasser les sorcières, charger les moulins, trouver des monstres à détruire etc

Les tendances aristocratiques de la gauche se manifestent de nombreuses manières, peut-être parce que l'ancienne élite et celle du futur se sont rencontrées dans la haine de la bourgeoise et de l'argent

Il y a en effet une illusion selon laquelle la gauche serait nécessairement progressiste, alors qu'elle a toujours entretenu des tendances profondément élitistes (via la technocratie et le jacobinisme) et réactionnaires : aristocratie des fonctionnaires, multiplication des statuts, esprit de corps, besoin d'autoritarisme. Il faut noter ici que les théories holistes des socialistes sont tributaires d'une conception organiciste de la société : une sociologie qui la représente comme un organisme vivant dont toutes les parties sont interdépendantes et mues par une volonté générale.

Ceci conduit à se poser la question de savoir si paradoxalement ce n'est pas la gauche qui défend le plus l'héritage monarchiste, mais un monarchisme républicain revu et corrigé par le filtre du socialisme. Le socialisme lorsqu'il vise la dictature du prolétariat ou celle d'une classe sur une autre, ne propose-t-il pas de fait une sorte de monarchie? Cela expliquerait pourquoi, malgré ses critiques initiales, la gauche s'est finalement si bien conformée aux institutions quasi monarchistes de la Vè république, dont elle s'est récemment constituée en gardienne face au réformisme progressiste de l'UMP.

Il est par exemple frappant de constater qu'à travers cette idéologie corporatiste, ce soit aujourd'hui la gauche qui défende l'inégalitarisme en droit et les privilèges (comme ceux des régimes spéciaux, des syndicats, ou d'associations de la société civile) et l'aile libérale de la droite qui demande leur abolition. On voit ainsi que la rhétorique d'une nouvelle Nuit du 4 Août est encore un instrument puissant du programme politique des libéraux.

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C'est bien ce que je dis, les corporations étaient des monopoles sectoriels.

C'est donc une bonne chose de les supprimer.

En réalité, elles ne sont pas vraiment abolies, vu que l'on a encore les conventions collectives, et les chambres de métiers.

Ce qui est effarant, c'est que vous ne vous rendiez pas compte que l'abolition des corps intermédiaires a laissé le citoyen seul face à l'Etat. La théorie et les bons sentiments, c'est bien, sur le papier. La réalité et les faits eux sont têtus.

Posté
Ce qui est effarant, c'est que vous ne vous rendiez pas compte que l'abolition des corps intermédiaires a laissé le citoyen seul face à l'Etat. La théorie et les bons sentiments, c'est bien, sur le papier. La réalité et les faits eux sont têtus.

Elle fait le jeu de l'anti-communautarisme républicain.

Posté
Ce qui est effarant, c'est que vous ne vous rendiez pas compte que l'abolition des corps intermédiaires a laissé le citoyen seul face à l'Etat.

Il reste bien encore un ultime rempart, la famille. Mais, depuis des lustres, d'aucuns s'emploient activement à le détruire.

Posté
Il reste bien encore un ultime rempart, la famille. Mais, depuis des lustres, d'aucuns s'emploient activement à le détruire.

Il n'en reste presque plus rien. Entre le dévoiement du mariage devenu civil en passant par le pacs, les hystériques du planning familial qui ont obtenu que l'on puisse donner la pilule aux mineures dans les lycées, etc. La famille est vue comme une institution archaïque dans une société de plus en plus hédoniste et égoïste.

Posté
Ce qui est effarant, c'est que vous ne vous rendiez pas compte que l'abolition des corps intermédiaires a laissé le citoyen seul face à l'Etat. La théorie et les bons sentiments, c'est bien, sur le papier. La réalité et les faits eux sont têtus.

Je le sais bien cela.

Mais selon vous, la cause libérale implique de défendre les monopoles sectoriels ?

Certes, il faut se demander si il vaut mieux se faire violer par la corporation ou par l'Etat, mais ça n'empeche que la corporation, si elle jouit d'un monopole n'est pas vraiment une organisation à défendre.

Posté
Mais selon vous, la cause libérale implique de défendre les monopoles sectoriels ?

Je dirait que la cause libérale interdit de soutenir les monopoles sectoriels par la violence étatique, ce qui n'implique en rien de les démanteler, un exemple, l'ordre des médecins, tel qu'il est actuellement, a un monopole légal sur un certain nombre d'actes.

Si punir ceux qui pratiquent ces actes sans être inscrits a l'ordre est un abus de pouvoir de l'Etat, cela ne signifie pas qu'en cas de suppression du crime d'exercice illégal de la médecine, l'ordre disparaitrait, ni que les médecins, « vrais » ou « faux » ne seraient pas passibles de poursuites pour empoisonnement ou homicide en cas de négligence flagrante (mais sans favoritisme du diplôme)

En fait, en cas de suppression du monopole légal, il est très probable que rien ne changerait a part l’impossibilité pour l’ordre de se reposer sur ses lauriers et de ne pas faire l’effort maximum pour la sécurité des patients.

Edit: les corporations ont un rôle majeur a jouer sur la qualité, l'intégrité et le professionnalisme de nombre de professions, mais le monopole légal est contre productif pour arriver a ces buts, transformant un corps dédié a la formation continue et a l’autorégulation en lobby protégeant une chasse gardée.

Posté
Je dirait que la cause libérale interdit de soutenir les monopoles sectoriels par la violence étatique, ce qui n'implique en rien de les démanteler, un exemple, l'ordre des médecins, tel qu'il est actuellement, a un monopole légal sur un certain nombre d'actes.

Si punir ceux qui pratiquent ces actes sans être inscrits a l'ordre est un abus de pouvoir de l'Etat, cela ne signifie pas qu'en cas de suppression du crime d'exercice illégal de la médecine, l'ordre disparaitrait, ni que les médecins, « vrais » ou « faux » ne seraient pas passibles de poursuites pour empoisonnement ou homicide en cas de négligence flagrante (mais sans favoritisme du diplôme)

En fait, en cas de suppression du monopole légal, il est très probable que rien ne changerait a part l’impossibilité pour l’ordre de se reposer sur ses lauriers et de ne pas faire l’effort maximum pour la sécurité des patients.

Edit: les corporations ont un rôle majeur a jouer sur la qualité, l'intégrité et le professionnalisme de nombre de professions, mais le monopole légal est contre productif pour arriver a ces buts, transformant un corps dédié a la formation continue et a l’autorégulation en lobby protégeant une chasse gardée.

Il me semblait que "corporation" impliquait "monopole sectoriel".

Mais si on appelle encore "corporation" ce qui n'est plus qu'un club professionnel ou par affinité culturelle, religieuse ou autre, très bien, je n'ai rien à dire.

J'aurais plutôt tendance à appelle cela plus généralement une "association".

Posté
Il me semblait que "corporation" impliquait "monopole sectoriel".

Mais si on appelle encore "corporation" ce qui n'est plus qu'un club professionnel ou par affinité culturelle, religieuse ou autre, très bien, je n'ai rien à dire.

J'aurais plutôt tendance à appelle cela plus généralement une "association".

Il peut y avoir un monopole sectoriel de fait, sans qu'il soit légalement imposé, pour des professions a haute responsabilité (médecin, pilote d'avion de ligne, etc) le public peut tout a fait choisir dans son immense majorité de ne pas faire confiance a des non membres de la corporation et lui donner un monopole sectoriel stable tant que celle-ci n’abuse pas de sa position.

Si la révolution s'était arrêtée à l'abolition des privilèges et des monopoles légaux, je doute que les corporations auraient disparues brutalement.

Posté
En fait, en cas de suppression du monopole légal, il est très probable que rien ne changerait a part l’impossibilité pour l’ordre de se reposer sur ses lauriers et de ne pas faire l’effort maximum pour la sécurité des patients.

Edit: les corporations ont un rôle majeur a jouer sur la qualité, l'intégrité et le professionnalisme de nombre de professions, mais le monopole légal est contre productif pour arriver a ces buts, transformant un corps dédié a la formation continue et a l’autorégulation en lobby protégeant une chasse gardée.

+1.

Posté
Il peut y avoir un monopole sectoriel de fait, sans qu'il soit légalement imposé, pour des professions a haute responsabilité (médecin, pilote d'avion de ligne, etc) le public peut tout a fait choisir dans son immense majorité de ne pas faire confiance a des non membres de la corporation et lui donner un monopole sectoriel stable tant que celle-ci n’abuse pas de sa position.

Si la révolution s'était arrêtée à l'abolition des privilèges et des monopoles légaux, je doute que les corporations auraient disparues brutalement.

Le monopole de fait n'a aucun pb, c'est le monopole légal qui est problématique.

La discussion devient difficile si on change de conception de monopole au cours de la discussion.

Alors ? la corporation est "monopole légal" ou pas ?

Si ce n'est pas un monopole légal, je ne vois pas l'intérêt d'avoir un mot spécifique pour quelque chose qui n'est qu'une association dans un marché libre.

Si on a senti le besoin d'utiliser un mot particulier pour cela, cela semble suggérer qu'il ne doit pas s'agir d'une association dans un marché libre.

Le point sur la qualité n'implique pas non plus monopole sectoriel légal. Les associations professionnelles ou de consommateurs qui gèrent un label, ça existe sans être un monopole légal.

Posté
Petite remarque en passant: il est quand même frappant que tous les régimes autoritaires "de droite" (Italie fasciste, France vichyste, Espagne caudilliste ou Portugal salazariste), sans même évoquer l'Allemagne nationale-socialiste, aient soutenu le corporatisme comme alternative tant au syndicalisme qu'au marché libre.

En Belgique occupée, nous avons eu aussi une structure de ce type, assez comparable à la Corporation paysane de Vichy: la Corporation Nationale de l'Agriculture et de l'Alimentation.

Sur la structure corporatiste du régime de Vichy, voici un article assez long et intéressant de l'historien Steven Kaplan qui analyse les différentes composantes de la doctrine corporatiste, comme construction d'une troisième voie par une synthèse complexe entre socialisme, pragmatisme et ancien régime, au sein d'un modèle de société organique et quasi mystique, sensé regénérer une démocratie libérale décadente. Cette synthèse devait produire une alliance nouvelle entre patronat et ouvriers, entre propriété et travail, entre technocratie et entreprises, mais soumise à l'autorité et aux plans d'un Etat fort. Il parvient à une conclusion similaire à celle de Von Mises : les éléments nationalistes convergeant vers le corporatisme, que celui-ci soit à dominante sociale ou traditionnaliste, ont en commun leur guerre ouverte contre le libéralisme et le capitalisme.

Un laboratoire de la doctrine corporatiste sous le régime de Vichy : l’Institut d’études corporatives et sociales

Steven L. Kaplan

Paradoxalement, l’abolition des corporations par la Révolution française a donné naissance à « l’idée corporatiste », comme on l'appellera plus tard. Oscillant entre utopie et pragmatisme, entre passéisme et modernité, entre droite et gauche, l’idéal corporatiste atteindra son apogée sous le régime de Vichy. Répandant l’évangile corporatif depuis le milieu des années 1930, l’Institut d’études corporatives et sociales devint le principal centre vichyste en matière de recherche, de réflexion et (à en croire son directeur, Maurice Bouvier-Ajam) de formation corporatiste, ainsi que l’organe le plus bruyant du combat en faveur d’un corporatisme généralisé [1].

Le projet corporatiste de Vichy fondait en grande partie sa légitimité sur la récupération d’un passé qui permettait d’établir certaines équivalences morales et morphologiques, certaines continuités sociales et spirituelles, certaines analogies rassurantes et certains précédents plus ou moins contraignants sur le plan pragmatique. En suivant des procédures apparentées, sous certains rapports, à celles que Turgot avait mises en œuvre au XVIIIe siècle [2] – lecture doctrinale du passé, exégèse liturgique de la « nature », sacrifice rituel de l’Autre, etc. – les corporatistes arrivèrent à des conclusions radicalement différentes des siennes. Leurs représentations de l’Ancien Régime – mi-imaginaires mi-réalistes – contribuèrent à donner un visage et une tonalité spécifiques au corporatisme délibérément « moderne », mais en même temps intemporel sur le plan philosophique, que façonnèrent ces traditionalistes. L’histoire de l’Institut d’études corporatives et sociales permet de saisir les enjeux et les tensions liées à l’élaboration et à la mise en œuvre de cet idéal social, politique et économique.

La recherche d’une troisième voie L’histoire contemporaine du corporatisme commence avec deux penseurs catholiques sociaux, René La Tour du Pin et Albert de Mun. Le modèle contre-révolutionnaire, vaguement modernisé, constituait le canevas de la doctrine corporative de La Tour du Pin. Ce qui impliquait une croisade contre le libéralisme sous tous ses avatars : le capitalisme cruel et cupide, l’individualisme corrosif et atomisant, le parlementarisme hypocrite et flasque, le matérialisme dégradant et vorace, et enfin la laïcité sans âme et blasphématoire. La Tour du Pin pensait qu’avec un corporatisme enraciné dans le christianisme (et dans l’expérience française, argument qui prit un tour dramatique en 1940), il serait possible de retrouver la voie du salut terrestre et céleste : la paix et la cohésion sociales, la solidité familiale, la solidarité collective, l’efficacité et la prospérité économiques, l’ancrage moral et la primauté du spirituel. Le corporatisme conjurerait la lutte des classes, les tyrannies symétriques et apparentées du libéralisme de marché et du socialisme, l’anarchie politique, l’imprudent appétit de liberté et de droits au détriment du sens des responsabilités et des devoirs, et le désespoir de l’anomie. La Tour du Pin n’imaginait pas que son système pût fonctionner sans un État fort, ce qui le différenciait du catholique libéral Albert de Mun. Le débat concernant l’ampleur, la portée et les attributs précis de l’État resta une source de tension et de créativité permanentes parmi les corporatistes. (…)

Certains catholiques sociaux, marqués peut-être par les travaux du sociologue Frédéric Le Play, flirtaient avec le corporatisme sans renoncer à leurs affinités avec l’économie du laissez-faire. Se méfiant de l’État, l’École d’Angers restait attachée à l’économie libérale dans le cadre de « corporations libres ». Les démocrates chrétiens, hostiles à la hiérarchie et tout dévoués à la politique démocratique, envisageaient des modes de représentation professionnelle qui révélaient quand même une tendance corporatiste. Pour certains, l’attrait du corporatisme était justement qu’il leur évitait le recours à un léviathan jacobin, alors que pour d’autres l’État interventionniste était la condition sine qua non d’une socialisation corporatiste durable.

Du côté des réformateurs, qui étaient également à la recherche d’une solution intermédiaire entre libéralisme et collectivisme, le sociologue Émile Durkheim, un commentateur critique des corporations de l’Ancien Régime, fit valoir avec force que les corporations comblaient des besoins profonds – le genre d’institutions qu’il prévoyait remplissait des fonctions très voisines de celles des communautés de La Tour du Pin – et que l’on pouvait fort bien parvenir à une solidarité interclassiste sans sacrifier les libertés fondamentales ni promouvoir l’étatisme. Sous l’influence de Durkheim, le juriste Léon Duguit attaqua l’État jacobin, dont de nombreuses missions pouvaient être confiées à des syndicats quasi corporatifs, composés séparément d’ouvriers et d’employeurs, mais capables de fusionner pour promouvoir les solidarités.

La pensée corporatiste française (et dans une moindre mesure l’action corporatiste) s’épanouit à la fin des années 1920 et au début des années 1930, en réponse au double défi lancé à la démocratie libérale (parlementaire) et au capitalisme par la Révolution russe et la crise économique mondiale de 1929, ainsi qu’à l’émergence de régimes de type corporatiste au Portugal, en Espagne, en Italie et en Autriche. La France elle-même avait introduit, en les ajustant parfois, des éléments corporatistes dans la gestion de son économie au niveau non seulement local, mais aussi national. De l’extrême gauche et de l’extrême droite, en la personne de Jacques Doriot d’une part et du colonel de la Rocque de l’autre, un corporatisme « social » fascisant et agressif fit irruption sur la scène politique. L’Action française engendra un essaim de corporatistes, mais il en alla de même pour la C.G.T. non communiste. Henri de Man, théoricien belge et « socialiste convaincu », incita les ouvriers à s’entendre avec leurs patrons plutôt qu’à se lancer dans la lutte des classes. En 1935, le corporatisme domina le programme des Semaines sociales mises en place par les catholiques sociaux. Les revues Politique et L’Homme nouveau consacrèrent des numéros spéciaux au thème corporatiste. Dorgères, chef du Front Paysan, annonça l’avènement de « l’économie corporative » en se fondant sur la banqueroute des économies aussi bien libérales qu’étatistes. « Le système corporatif est à la mode », nota Marcel Berthon, élève de François Olivier-Martin, penseur corporatiste de la Faculté de droit de Poitiers. « En France, les esprits qui, il y a quelques années, semblaient le plus opposés à la discipline corporative s’y rallient d’enthousiasme et réclament l’organisation de la profession. Nous sommes en droit de penser que le XXe siècle sera le siècle du corporatisme » [3]. (…)

Utopie corporatiste et remède « révolutionnaire »

Propager l’évangile du corporatisme n’était pas une mission de tout repos, car cette notion n’était ni tout à fait transparente ni consensuelle, tant sur le plan politique qu’intellectuel. L’un des maîtres de Bouvier-Ajam, Gaétan Pirou, se fit un devoir de remettre en question la pertinence du modèle de La Tour du Pin. Au Congrès des économistes de langue française de 1936, il signala que « le mot de corporatisme ne correspondait pas à une idée claire et à un contenu net dans l’esprit de la plupart des participants ». Quelques années plus tard, Louis Baudin, un autre parrain de Bouvier-Ajam, reprit cet argument, sur un ton plus acerbe : « L’armée des corporatistes est si disparate qu’on est fondé à penser que le mot même de corporation est pareil à une étiquette apposée sur un lot de bouteilles distribuées entre des producteurs et dans lesquelles chacun verse une boisson de son choix. Le consommateur doit y regarder de près ».

Bouvier-Ajam, tout en manifestant une impatience croissante vis-à-vis du « néo-corporatisme » désabusé et opportuniste de Pirou et tout en restant convaincu que le social devait précéder l’économique dans la conceptualisation du corporatisme, néanmoins était d’accord avec la définition pratique qu’en donnait son ancien professeur : un système de droit public qui supposait que tous les individus exerçant la même profession constituaient un corps recevant de l’État des pouvoirs réglementaires d’une nature économique, sociale et même politique. Ainsi les représentants des patrons, des « techniciens » et des ouvriers d’une industrie donnée détermineraient-ils les conditions de production, les modalités d’apprentissage et les procédures salariales; ils organiseraient les assurances sociales, ils distribueraient les allocations familiales, et enfin ils constitueraient et géreraient le patrimoine corporatif permettant de financer l’action sociale; en outre, ils pourraient, le cas échéant, nommer des délégués à une assemblée susceptible de devenir un jour l’une des chambres du Parlement [18].

Pirou lui-même comprenait à quel point il était utile de formuler le débat en termes moins contraignants, en utilisant le modèle maximaliste-minimaliste qu’avait conçu son collègue François Perroux, lequel avait été lui aussi un des premiers mentors de Bouvier-Ajam. Au sens large, « ce terme désigne tout régime, à l’intérieur d’un système capitaliste, qui organise, dans l’intention de corriger les défauts et les abus entraînés par un tel système, la collaboration de l’élément patronal et de l’élément ouvrier ». Arrangeante, ouverte à un vaste éventail de procédures visant à régler et prévenir les conflits, n’ayant besoin d’aucune organisation spécifiquement corporatiste et assez souple pour inclure dans ses limites le New Deal de Roosevelt, cette définition apparaissait à Bouvier-Ajam comme flasque et hérétique. Au sens strict, la version de Perroux est proche de celle de Pirou et suffisamment rigoureuse pour donner à Bouvier-Ajam, à l’aise avec son anticapitalisme avoué, mais gêné par son étatisme, un point de départ : « un groupement de caractère public ou semi-public où sont représentés paritairement patrons et ouvriers, départagés en cas de conflit par l’État, et qui fixe par voie de décision autoritaire les prix des produits et des services au lieu de les laisser s’établir par le jeu du marché libre » [19].

Après 1940, Bouvier-Ajam manifesta moins d’intérêt qu’avant la guerre pour les détails de l’édification du corporatisme. Son inspiration restait, certes, sociale, chrétienne et « latourdupinienne », mais le désastre de la défaite, ainsi que la perspective de voir l’Institut, tel un phénix, renaître de ses cendres, orientèrent sinon la façon dont il comprenait l’entité corporative, en tout cas la façon dont il parlait de la destinée corporative. Le corporatisme (stricto sensu, avec une inflexion traditionaliste pure et dure) n’était pas seulement la solution à long terme permettant d’éliminer des défauts et des blocages bien connus dans les formes dominantes d’organisation sociale. C’était, de façon beaucoup plus immédiate, l’une des clés de la reconstruction de la France mutilée, désorganisée, démoralisée. C’était un moyen de s’extirper du piège infernal de la décadence, dans lequel le pays était tombé et qui expliquait sa cuisante défaite. Dans la conjoncture pétainiste, le corporatisme était devenu un véritable remède « révolutionnaire », un élément décisif de la Révolution nationale qui remettrait la France sur pied, en établissant cette fois des fondations indestructibles sur des valeurs, des principes et des systèmes de relations communautaires, qui étaient à la fois naturels, vrais, justes, durables, divins et, pour couronner le tout, populaires (car Bouvier-Ajam était assez malin pour comprendre que le corporatisme devait plaire aux masses, si l’on voulait qu’il pénétrât en profondeur et prospérât).

Alors même qu’il faisait écho à la rhétorique d’Ancien Régime du Maréchal, dénigrant la « confusion » et le « vide » d’un univers d’individualisme frénétique, générateur de discorde et meurtrier, Bouvier-Ajam se délectait du langage révolutionnaire de Pétain. La guerre contre le libéralisme, le communisme, le syndicalisme de classe et l’étatisme nécessitait la « régénération » de la nation, pour reprendre l’une des métaphores jacobines qu’affectionnaient le Maréchal et ses propagandistes. Le corporatisme sauverait la France, parce qu’il s’attaquait aux questions fondamentales implicites de l’organisation sociale et de la force morale. Aussi millénariste et excessif que le règne de la vertu prôné par Robespierre, le corporatisme national-révolutionnaire « veut remplacer le désordre par l’ordre […], le renoncement par l’effort, la haine par la paix, la crise par la prospérité », l’égotisme impie par la fraternité chrétienne, les droits frôlant la sinécure par les devoirs axés sur le service public, un souci chronique des intérêts privés par un attachement à l’intérêt général, le « facteur argent » par le « facteur humain », la lutte des classes par leur collaboration, l’idée même de la classe sociale par celle d’une « société nationale » élevée au rang de patrie, les individus qui créent la société par une société créant les individus, le laxisme moral par la rigueur morale, la concurrence darwinienne par une solidarité collective, la domination par l’entente, la précarité de l’emploi et du statut social par la sécurité, le règne de la convoitise et de la corruption par « la renaissance de la moralité professionnelle », les patrons qui n’étaient que de simples financiers par des « chefs économiques et sociaux », les fictions égalitaires par une stabilité hiérarchique garantissant à tous l’égalité des chances, le travail-en-tant-que-marchandise par le métier-en-tant-que-propriété, l’homme réduit à l’état de machine par l’homme rétabli dans ses droits d’être humain, etc. Bien qu’il visât plutôt les groupes que les individus et qu’il s’exprimât plus volontiers en termes de renaissance que de création, à de nombreux égards, le discours de Bouvier-Ajam sur la Révolution nationale était bien difficile à distinguer de la campagne révolutionnaire menée pour forger le Français nouveau en 1793-1794 [20].

La Révolution nationale, dans sa version traditionaliste du moins, était bien entendu brandie contre la révolution satanique de 1789-1794, qui, en déchaînant l’individualisme destructeur et la liberté débridée, avait détruit les liens sociaux et amené le triomphe du matérialisme, caché sous les oripeaux à la mode d’une démocratie libérale s’appuyant sur un marché libre. Bouvier-Ajam considérait le corporatisme comme une machine de guerre propre à éradiquer les vecteurs de ce libéralisme qui caractérisait le monde post-révolutionnaire dans pratiquement toutes les sphères de l’existence. « Le corporatisme, écrivit-il, s’oppose au libéralisme qui condamne chacun à la lutte pour la vie ». L’inhumanité du capitalisme était le thème mobilisateur le plus puissant des corporatistes, le pont mental qui leur permettait de gagner des adhérents à gauche comme à droite, le thème que l’on pouvait présenter sous une forme aussi bien ostensiblement chrétienne que discrètement laïque. Le communisme, avec son égalitarisme factice, rebutait Bouvier-Ajam et ses amis, à la fois à cause de son dirigisme autoritaire et de sa brutale volonté de répression. Toutefois il avait, ontologiquement parlant, des circonstances atténuantes à leurs yeux, car le communisme était né de la misère engendrée par le capitalisme, de même que « le marxisme n’est qu’un aspect prolongé des doctrines libérales ».

En termes qui n’étaient pas sans rappeler la panique apocalyptique des corporations parisiennes face à leur annihilation imminente en 1776, Bouvier-Ajam s’élevait contre l’individualisme, l’égotisme, l’anarchie et la licence sans frein qui avaient ruiné la France. Aux mains des individualistes et des capitalistes, la liberté était un piège sournois qui paralysait les ouvriers en les soumettant sans recours à des patrons accapareurs et tricheurs. La liberté engendrait une concurrence sans trêve qui encourageait la malhonnêteté et la cruauté et qui ravageait les entreprises, petites et grandes. Le libéralisme avait porté la France « au bord de l’abîme », tandis que le gouvernement et le parlement donnaient « le spectacle coupable et attristant de la vaine lutte d’idées, de la discorde permanente, du despotisme de la majorité ». Cet antilibéralisme extrême conduisait à insister sur le caractère obligatoire de l’adhésion aux corporations, à refuser de tolérer toute association parallèle en dehors de la structure corporative (position sur laquelle Bouvier-Ajam devait par la suite hésiter), à répudier la démocratie et à se soumettre à un homme fort, représentant « l’intérêt de la nation, l’intérêt des intérêts » [21].

L’équilibre du système corporatif ne pouvait être assuré, soutenait Bouvier-Ajam, que « si, à la tête de la nation, une autorité indépendante et absolue s’impose ». Un certain pessimisme dans sa vision de la nature humaine, en dépit de son incarnation corporative, l’incitait à ajouter sans trop de conviction que « cette autorité, arbitre des corporations, est indispensable, car sans elle tout n’est que théorie ». Au regard de son ralliement ostentatoire à la figure autoritaire du Maréchal, dont le charisme lui apparaissait comme le ciment de la Révolution nationale, l’assurance avec laquelle il déclarait que Pétain « cantonné dans son rôle d’arbitre […] n’aura rien d’un dictateur qui règne par la force ou l’idéologie » n’était, elle aussi, que théorie. Pourtant le directeur de l’I.E.C.S. paraissait établir une distinction entre sa confiance dans le « chef de l’État » et son allergie à ce qu’il appelait tantôt étatisme, tantôt statisme. Dans sa vision du corporatisme, l’État devait progressivement disparaître, une fois qu’il aurait aidé les corporations à venir au monde (les corporations françaises ayant été, historiquement parlant, des hybrides d’institutions « spontanées » et « imposées »). François Perroux avait laissé entendre que l’État, en qualité de « tiers départageant » à l’intérieur d’un système corporatif, pèserait fort lourd et devrait rester omniprésent. Bouvier-Ajam estimait « toutefois [qu’]il s’agit moins de dirigisme actif que de surveillance et d’arbitrage ». L’uniformité niveleuse qu’il associait à l’étatisme était incompatible avec le corporatisme, où les professions étaient justement bâties sur la différence – en termes de travail, l’ouvrier agricole, le boucher et le métallurgiste n’avaient pas grand chose en commun – et où la décentralisation et la régionalisation étaient des cadres d’organisation nécessaires. Pourtant Bouvier-Ajam ne put jamais faire taire tout à fait le jacobin qui sommeillait en lui [22].

Si les corporations proprement dites devaient avoir une fonction politique nationale, comme le suggérait la doctrine, cette vocation n’était pas une priorité pour Bouvier-Ajam. Les missions privilégiées du corporatisme français résidaient dans l’arène économique et sociale. Il pensait que la force particulière de ce corporatisme tenait dans sa faculté de marier le social et l’économique, qualité dont il félicitait (à juste titre) les corporations de l’Ancien Régime, reprenant les analyses de La Tour du Pin. Les collaborateurs de l’I.E.C.S. ne cessaient de souligner la nécessité d’articuler le social à l’économique, articulation que mettait en œuvre la Charte du Travail promulguée par le Maréchal et qui était la clé de la concorde sociale et de la prospérité partagée. Tout en assurant aux patrons que le corporatisme ne donnerait en aucun cas le pouvoir de décision économique aux ouvriers (substituer le « principe de gestion communautaire » au « principe d’ordre, de responsabilité et d’autorité » ne ferait que conduire au communisme, expliquait-il avec dégoût), Bouvier-Ajam leur faisait valoir qu’en refusant de ratifier le projet social de la Charte et les déclarations de Pétain, ils apportaient précisément de l’eau au moulin du communisme. Élargissant la conception du patrimoine corporatif telle que l’avait définie La Tour du Pin, il imaginait que ce fonds pourrait à la fois fournir aux artisans et aux chefs de petites entreprises le capital dont ils avaient désespérément besoin et financer toute une panoplie de projets d’assistance sociale [23].

En garantissant à l’ouvrier la « propriété du métier », on jetait un nouveau pont entre l’économique et le social. Idéalisée par les corporatistes, qui la présentaient comme un capital partagé par les maîtres, les compagnons et les apprentis sous l’Ancien Régime – « Nos pères, meilleurs sociologues que nous ne sommes, écrivit Robert Guillermain dans son panégyrique de La Tour du Pin, avaient trouvé les solutions adéquates à ces problèmes » –, cette « propriété » avait été, en réalité, exclusivement réservée aux maîtres et elle leur avait été disputée avec acharnement par les compagnons dans leur lutte pour s’assurer le contrôle du marché du travail. Signalée par la Charte comme étant « l’intérêt primordial, essentiel » des artisans et commerçants de tout poil, cette propriété de métier était définie par les partisans de Pétain comme « un véritable droit réel, dont le titulaire ne peut être dépossédé, et dont l’exercice se résume dans le droit absolu à tirer du métier le nécessaire indispensable à la vie ». C’était là la forme suprême de la sécurité sociale, selon le corporatisme de Vichy, un travail garanti à vie, qui fournirait pour le moins le minimum vital, une version remise au goût du jour du célèbre droit à l’existence que les princes nourriciers de l’Ancien Régime s’étaient engagés à assurer bien avant que les radicaux de 1793 ne l’eussent érigé en critère de démocratie sociale.

L’une des fonctions de la corporation était de « rendre effective la jouissance de ce droit de propriété » en réglementant l’entrée dans le métier et en assurant un salaire raisonnable. Pour Bouvier-Ajam, cette propriété transformait instantanément le travail en capital, premier fruit de cette alliance entre travail et capital qu’incarnait la corporation. Même s’il devait par la suite nuancer cette affirmation, il n’hésitait pas à déclarer que « par la propriété du métier assurée à l’ouvrier, la corporation donne à cet ouvrier un pouvoir égal à celui du capitaliste », faisant écho aux paroles du Maréchal qui prétendait qu’en accédant à cette « propriété », l’ouvrier n’était plus « prolétaire ». Le capital de l’ouvrier, fortifié par l’entente corporative dans laquelle il prospérait, aurait pour résultat le versement d’un salaire suffisant pour permettre à son épouse de se cantonner dans ses activités de mère de famille. « Et c’est de là, entre autres choses, concluait Bouvier-Ajam, que dépend l’équilibre moral, intellectuel et matériel de la France de demain » [24].

Sans croire forcément, comme Bouvier-Ajam, que la primauté du social faisait la spécificité de leur corporatisme, beaucoup de ses partisans insistaient néanmoins sur le fait qu’il portait une étiquette bien française et que le corporatisme français était, à maints égards, sui generis. Outre l’habituel narcissisme cocardier, l’une des principales raisons qui incitaient des auteurs comme Henri Dauvergne à souligner « son caractère spécifiquement français, tenant compte de l’expérience et de la tradition nationale », était la volonté de se démarquer des fascismes européens, surtout ceux des pays avec qui la France venait d’être en guerre. D’où la violence avec laquelle Gignoux repoussa les insinuations de ceux qui pensaient que le corporatisme « nous [était] arrivé dans les fourgons du vainqueur ». Georges Coquelle-Viance déclarait sans ambages que « nous n’avons pas à aller chercher des modèles à l’étranger », tandis que Raymond Pady faisait valoir que le corporatisme français était « complètement différent » de tous les autres, et qu’un autre essayiste ébauchait les « principes de l’École corporative française ». Fêtant le corporatisme comme une idée « purement et profondément française », le Maréchal lui-même rangeait le libéralisme, le capitalisme et le collectivisme parmi les « produits étrangers importés ».

Les corporations de l’Ancien Régime : modèle ou piège ? (…)

Lorsqu’ils évoquaient les corporations de l’Ancien Régime, quelle sorte de monde les corporatistes se représentaient-ils au juste ? Bien qu’ils n’eussent souvent qu’une vague idée de la façon dont il fonctionnait, ils sentaient et ils savaient, avec une conviction profonde, que c’était un monde meilleur que celui dans lequel ils vivaient. Son esprit pénétrant et sa conception « scientifique » ne prémunissaient nullement Bouvier-Ajam contre une fascination pour un autrefois béatifique fondé sur un corporatisme organique lui-même modelé d’après la nature et sanctifié par Dieu. La paix sociale était le trait dominant de cet univers : la communauté du travail alimentait une entente confraternelle durable, renforcée par une spiritualité chrétienne commune. L’efficacité institutionnelle, s’ajoutant à la bonne volonté qui ne suffisait pas à elle seule, garantissait la collaboration des classes, laquelle favorisait une sécurité économique généralisée, sinon une prospérité largement partagée. Les corporations assuraient une « police des professions » discrète et efficace, une production d’excellente qualité, une éthique zélée du travail et une « juste » appréciation des salaires. François Perroux, sobre d’ordinaire, sombrait dans le lyrisme lorsqu’il évoquait le « haut secret du métier » qu’incarnait « autrefois » la maîtrise : secret « qui est de travailler, à chaque instant, très dur ». Autrefois, donc, un code moral modérait les appétits, un esprit collectif atténuait l’égoïsme, la concurrence était beaucoup moins redoutable, et des valeurs transcendantes définissaient une noble ambition commune. « Solidarité » était le mot le plus apte à qualifier la pensée et le comportement d’individus qui se considéraient avant tout comme les membres d’un groupe. La corporation était une « institution totale » fournissant un cadre à la vie quotidienne tout autant qu’au métier. La « maisoncommune » de la Charte du Travail désignait directement le site des échanges corporatifs moraux et sociaux [31].

La chronologie de cet âge d’or demeure floue. Les corporatistes semblaient d’autant plus enclins à idéaliser les relations sociales au Moyen Age qu’il s’agissait d’une période éloignée et peu documentée. « Voici que le Moyen Age joue dans l’ordre social le beau rôle de modèle et de consolateur, si longtemps dévolu à la Grèce dans le domaine de l’esprit, écrivit L. Baudin. La cité de demain est non pas quelque bruyante Cosmopolis, mais une ville gothique » concluait-il. Mais il rassurait aussitôt ses lecteurs en précisant que Bouvier-Ajam adapterait adroitement les « formes anciennes » à un milieu nouveau [32]. (…)

Les corporations que Turgot avait liquidées de manière péremptoire apparaissaient à Bouvier-Ajam comme des institutions débordant de « vitalité ». Dans l’ensemble, elles remplissaient avec succès leurs fonctions sociales et économiques. Dans la mesure où une certaine dose de décadence s’était installée, le directeur de l’I.E.C.S. en imputait principalement la responsabilité à l’État. Monstrueusement gonflé par une boulimie tocquevillienne, le monarque avait déréglé l’équilibre si délicat entre l’État et la société. « La conception autoritaire de la politique économique transparaît dans la codification colbertienne », à mesure que « le roi devient chaque jour », au cours du XVIIe siècle, « moins l’arbitre des corps organisés que leur chef ».

Nombre des abus institutionnels du siècle suivant provenaient de la fiscalité démesurée qui avait sévi pendant les dernières années du règne de Louis XIV. De plus en plus endettées et pressurées par un État inquisiteur, porté par la vague du « despotisme éclairé », philosophie toxique chimiquement liée au libéralisme des Lumières, les corporations devinrent à la fois plus crispées et plus agressives. Comme le dit Bouvier-Ajam, « les corps organisés craignent le fonctionnarisme grandissant, deviennent moins des institutions de droit public et d’intérêt général, vouées au service social, que des organismes privés, des organes d’auto-défense, voués au service des intérêts particuliers ». Cette déformation radicale avait été manigancée par l’État, qu’intoxiquait la philosophie moderne, afin de « sape[r] l’édifice avant de le condamner ». Elle jeta le discrédit sur le système corporatif. Et cela incita de nombreux observateurs du XXe siècle, qui n’avaient pas conscience du trajet historique parcouru, à voir dans le régime corporatif, comme l’écrivit G. Boivin, « un ensemble de règlements inflexibles et despotiques comprimant et mettant en danger d’asphyxie la vie de la profession » [34]. (…)

http://www.cairn.info/revue-le-mouvement-s…1-2-page-35.htm

  • 2 weeks later...
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Ce qui est effarant, c'est que vous ne vous rendiez pas compte que l'abolition des corps intermédiaires a laissé le citoyen seul face à l'Etat. La théorie et les bons sentiments, c'est bien, sur le papier. La réalité et les faits eux sont têtus.

C'est un peu une vue de l'esprit là.

Hernanado de Soto nous donne quelques exemple historiques de ce que faisaient les corporations, voici celui de la france particulièrement édifiant.

Loin de protéger contre l'état elle en étaient le relais sur place.

La répression gouvernementale contre les extralégaux était omniprésente, sévère et, en France, meurtrière. Au xviiie siècle, les lois interdisant aux Français de fabriquer, importer ou vendre des indiennes prévoyaient des peines allant de l'esclavage et de la prison jusqu'à la mort. Les extralégaux ne se laissèrent pas abattre. Heckscher estime que, sur une période de dix ans. au xviiie siècle, plus de seize mille contrebandiers et fabricants clandestins furent exécutés en France pour avoir fabriqué ou importé des indiennes illégalement. D'autres, plus nombreux encore, furent envoyés aux galères ou condamnés à d'autres peines. Dans la seule ville de Valence, 77 entrepreneurs illégaux furent pendus, 58 suppliciés sur la roue et 631 condamnés aux galères. Un seul extralégal eut droit à la clémence et fut libéré.

Selon Ekelund et Tollison, l'extrême sévérité des autorités à l'égard des extralégaux ne s'explique pas uniquement par leur désir de protéger les industries établies : les étoffes multicolores compliquaient aussi la collecte des impôts". On savait facilement qui avait fabriqué les textiles unis, et donc si les taxes correspondantes avaient bien été payées; en revanche, le nouveau mode d'impression des calicots permettait de varier les couleurs, ce qui compliquait la recherche de leur origine.

L'État comptait largement sur les corporations - dont la fonction principale était de contrôler l'accès aux entreprises déclarées - pour l'aider à repérer les délinquants. Mais, en durcissant les lois au lieu de les modifier pour y faire entrer les manufactures extralégales, les autorités n'ont fait que rejeter les entrepreneurs vers l'extralégalité des faubourgs. Quand le Statute of Artificers and Apprentices de 1563 a fixé les taux de salaire des travailleurs anglais en imposant leur réévaluation annuelle en fonction des prix de certaines fournitures de base, beaucoup des extralégaux déjà installés ont transporté leurs entreprises dans des villages plus éloignés ou établi de nouveaux faubourgs où les contrôles étaient moins stricts et où les réglementations étaient plus souples, ou tout simplement inapplicables. Retranchés dans les faubourgs, les extralégaux échappaient aussi à la vigilance des corporations, dont les compétences ne dépassaient pas le périmètre des villes.

P120

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Un billet récent de notre ami Jesrad, "Le capitalisme contre le corporatisme". Si j'ai bien compris, il considère que le corporate capitalism actuel, dont le mode de gouvernance se caractérise par une forte propension bureaucratique, fonctionne sur un modèle corporatiste :

le monde corporatiste manque cruellement de libéralisme - à peu près autant que le reste de la société, notez. Comme nous le souligne Dilbert quotidiennement, le lieu de travail ordinaire de l’écrasante majorité d’entre nous est un petit enfer hiérarchisé et monopoliste, pétri d’arbitraire, et dysfonctionnel du fait des quelques gros problèmes vus ci-dessus. C’est d’ailleurs pourquoi on parle, fort-à-propos, de “profession libérale” pour qualifier les travailleurs propriétaires de leurs moyens de production (ou louant directement ceux-ci sans passer par une hiérarchie), portant en leur seul nom la responsabilité de leurs décisions et traitant entre eux via des échanges libres et autres contrats d’ordre privé. Voilà où se trouve le véritable capitalisme, au lieu de ces “mottes de socialisme encombrant le marché”, comme les appelle Murray Rothbard, que sont les Grrrandes Entreprises.
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L'analyse du maestro : L'Action humaine , XXXIII, 4 - Le socialisme de guilde et le corporatisme, par Ludwig von Mises

http://www.librairal.org/wiki/Ludwig_von_M…e_-_chapitre_33

4 / Le socialisme de guilde et le corporatisme

Les idées du socialisme de guilde et celles du corporatisme ont pour origine deux courants de pensée différents.

Les laudateurs des institutions médiévales ont longtemps vanté les vertus des guildes. Ce qu'il fallait pour liquider les prétendus défauts de l'économie de marché, c'était en revenir aux méthodes éprouvées du temps jadis. Cependant, toutes leurs diatribes restèrent stériles. Les critiques n'entreprirent jamais de détailler leurs suggestions, ni d'élaborer des plans précis pour restaurer économiquement l'ordre social. Tout au plus plaidèrent-ils une prétendue supériorité des anciennes assemblées quasi représentatives telles qu'en France les états généraux, et en Allemagne les Ständische Landtage, par rapport aux organes parlementaires modernes. Mais même en ce qui concerne cette question d'ordre constitutionnel, leurs idées restèrent assez vagues.

La seconde source du socialisme de guildes se trouve dans des conditions politiques particulières de la Grande-Bretagne. Lorsque le conflit avec l'Allemagne s'envenima et conduisit finalement à la guerre en 1914, les plus jeunes parmi les socialistes britanniques commencèrent à éprouver de la gêne à propos de leur programme. L'idolâtrie étatique des Fabiens et leur éloge enthousiaste des institutions allemandes et prussiennes devenaient vraiment du paradoxe, à un moment où leur propre pays se trouvait impliqué dans un conflit sans merci avec l'Allemagne. A quoi bon combattre les Allemands, alors que les intellectuels les plus « avancés » du pays ne rêvaient que d'adopter la politique sociale allemande ? Etait-il possible de vanter la liberté britannique contrastant avec la servitude prussienne, et en même temps de recommander les méthodes de Bismarck et de ses successeurs ? Les socialistes britanniques souhaitaient trouver une version britannique du socialisme, aussi différente que possible de la version teutonique. Le problème était de construire un plan socialiste ne recourant pas à la suprématie totalitaire de l'État omnipotent ; une variante individualiste de collectivisme.

Il est aussi impossible de résoudre un tel problème que de construire un carré triangulaire. Néanmoins, les jeunes gens d'Oxford entreprirent avec confiance de trouver une solution. Comme titre pour leur programme, ils empruntèrent le nom de socialisme de guildes qui était celui du groupe peu connu des laudateurs du Moyen Age. Ils décrivirent leur plan comme étant du « self-gouvernement industriel », un corollaire économique du plus célèbre principe du régime politique anglais : l'autonomie des collectivités locales. Dans leur schéma, ils assignaient le rôle directeur au plus puissant des groupes de pression du pays, les Trade-Unions. De la sorte, ils faisaient tout ce qui était possible pour rendre leur système sympathique à leurs concitoyens. Pourtant, malgré tous ces ornements captivants, et malgré une propagande tapageuse et insistante, cela ne put abuser les gens sensés. Le plan était contradictoire et manifestement inapplicable. Au bout de peu d'années, il sombra complètement dans l'oubli, au pays même qui l'avait vu naître.

Mais alors survint une résurrection. Les fascistes italiens avaient le pressant besoin d'un programme qui leur fût propre. Après avoir rompu avec les partis internationaux adeptes du socialisme marxiste, ils ne pouvaient plus se poser en socialistes. Pas davantage n'étaient-ils disposés, eux les fiers descendants des légionnaires romains, à faire des concessions au capitalisme occidental ou à l'interventionnisme prussien, ces idéologies bancales des Barbares qui avaient détruit leur glorieux empire. Ils étaient à la recherche d'une philosophie sociale purement et exclusivement italienne. Qu'ils aient su, ou ignoré, que leur évangile était simplement une réplique du socialisme de guildes imaginé en Angleterre, cela importe peu. De toute façon, le stato corporativo n'était rien d'autre qu'une réédition rebaptisée du socialisme de guildes. Les différences ne portaient que sur des détails négligeables.

Le corporatisme fut célébré de façon flamboyante par la propagande claironnante des fascistes, et le succès de leur campagne publicitaire fut irrésistible. Nombre d'auteurs étrangers louèrent avec exubérance les miraculeuses performances du nouveau système. Les gouvernements d'Autriche et du Portugal soulignèrent à quel point ils étaient fermement partisans des nobles idées corporatistes. L'encyclique pontificale Quadragesimo Anno (1931) contenait des passages qui pouvaient — mais pas nécessairement – être interprétés comme avalisant le corporatisme. Quoi qu'il en soit, le fait est que des écrivains catholiques ont soutenu cette interprétation dans des livres qui furent publiés avec l'imprimatur des autorités ecclésiastiques.

Toutefois, ni les fascistes italiens, ni les dirigeants autrichiens ou portugais ne firent de tentative sérieuse pour réaliser l'utopie corporatiste. Les Italiens apposèrent à diverses institutions l'étiquette corporative et transformèrent les chaires universitaires d'économie politique en chaires d'économia politica e corporativa. Mais jamais personne ne s'occupa d'organiser ce qui était abondamment proclamé comme le caractère essentiel du corporatisme : le gouvernement par elles-mêmes des diverses branches du commerce et de l'industrie. Le gouvernement fasciste commença par s'en tenir fermement aux mêmes pratiques concernant l'économie qu'ont adoptées de nos jours tous les gouvernements non catégoriquement socialistes : l'interventionnisme. Par la suite, il se tourna graduellement vers le système allemand du socialisme, à savoir le contrôle complet de toutes les formes d'activité économique par l'État.

L'idée fondamentale, tant du socialisme de guildes que du corporatisme, est que chaque branche économique forme un corps monopolistique, la guilde ou corporazione. Cette entité jouit d'une pleine autonomie ; elle est libre de régler toutes ses affaires internes sans intervention de facteurs étrangers ou de gens qui ne sont pas eux-mêmes membres de la guilde. Les relations mutuelles entre les diverses guildes sont réglées par négociation directe de guilde à guilde, ou par les décisions d'une assemblée générale de délégués de toutes les guildes. Dans le cours ordinaire des affaires, le gouvernement n'intervient aucunement. Dans les cas exceptionnels seulement, lorsqu'un accord entre les diverses guildes ne peut être atteint, l'État est appelé à s'en occuper.

En dressant ce schéma, les socialistes de guildes avaient à l'esprit les conditions où fonctionnent les collectivités locales britanniques, et les relations entre les diverses autorités locales et le gouvernement central du Royaume-Uni. Ils avaient pour but le gouvernement autonome de chaque branche d'industrie ; ils voulaient, selon l'expression de Sidney et Béatrice Webb, « le droit d'auto-détermination pour chaque profession ». De la même façon qu'une municipalité prend soin des affaires de la collectivité locale, et que le gouvernement ne traite que les affaires qui concernent les intérêts de la nation entière, la guilde seule devrait avoir juridiction sur ses affaires internes et le gouvernement devrait borner son intervention aux choses que les guildes ne peuvent régler par elles-mêmes.

Toutefois, dans le cadre d'un système de coopération sociale à base de division du travail, il n'existe rien que l'on puisse qualifier de questions concernant uniquement les membres de tel ou tel établissement, de telle firme ou branche d'industrie, à l'exclusion de ceux qui n'en font pas partie. Il n'y a pas d'affaires internes d'une quelconque guilde ou corporazione dont le règlement n'affecte en rien le reste de la nation. Une branche d'activité économique ne sert pas seulement ceux qui sont actifs dans cette branche ; elle sert tout le monde. Si dans une branche quelconque d'activité il y a de l'inefficacité, un gaspillage de facteurs de production existant en quantité limitée, ou une résistance à l'adoption des méthodes de production appropriées, les intérêts matériels de tout le monde sont lésés. L'on ne peut laisser la décision concernant le choix des méthodes techniques, de la quantité et de la qualité des produits, des heures de travail et de mille autres choses aux membres de la guilde, parce que cela concerne les non-membres autant que les membres. En économie de marché, l'entrepreneur lorsqu'il prend ces décisions est inconditionnellement assujetti à la loi du marché. Il est responsable envers les consommateurs. S'il venait à méconnaître les ordres des consommateurs, il encourrait des pertes et bientôt devrait renoncer à sa position d'entrepreneur. Inversement, la guilde monopolistique n'a pas à craindre la concurrence. Elle jouit du droit inaliénable d'exercice exclusif sur son champ de production. Elle est - si on la laisse décider seule et à sa guise — non pas le serviteur des consommateurs, mais leur maître. Il lui est loisible de recourir à des pratiques qui favorisent ses membres au détriment du reste des gens.

Peu importe qu'au sein de la guilde seuls les travailleurs aient le pouvoir, ou que dans telles ou telles limites les capitalistes et les ex entrepreneurs participent à la direction des affaires. Il est de même sans importance que des représentants des consommateurs disposent ou non de quelques sièges au comité de direction de la guilde. Ce qui compte, c'est que la guilde, si elle est autonome, n'est soumise à aucune pression qui la contraindrait à conformer ses opérations à la meilleure satisfaction possible des consommateurs. Elle a les mains libres pour faire passer les intérêts de ses membres avant les intérêts des consommateurs. Dans le schéma du socialisme de guildes et du corporatisme, il n'y a rien qui prenne en considération le fait que la seule raison d'être de la production est la consommation. Les choses sont mises la tête en bas et les pieds en l'air. La production devient une fin en elle-même.

Lorsque le New Deal américain s'est lancé dans le plan de la NRA (Administration pour la Restauration économique nationale), le gouvernement et son état-major intellectuel savaient clairement que ce plan avait pour objectif l'instauration d'un appareil administratif qui leur donnerait un contrôle complet de l'économie. La myopie des socialistes de guildes et des corporatistes consistait en ce qu'ils croyaient que la guilde autonome ou corporazione pouvait être regardée comme l'instrument d'un système efficace de coopération sociale.

Il est assurément très facile pour chaque guilde d'arranger ses prétendues affaires internes de telle sorte qu'elle satisfasse pleinement ses membres. Moins d'heures de travail, davantage de salaire, aucune amélioration des techniques de production ni de qualité des produits qui constitueraient une gêne pour les membres — très bien. Mais qu'adviendra-t il du résultat si toutes les guildes appliquent une telle politique ?

Dans un système de guildes il n'y a pas de place pour le marché. Il n'existe plus aucun prix au sens catallactique du mot. Il n'y a ni prix de concurrence ni prix de monopole. Celles d'entre les guildes qui détiennent le monopole des fournitures essentielles jouissent d'une position dictatoriale. Les producteurs des denrées alimentaires indispensables, les fournisseurs de courant électrique et les transporteurs peuvent avec impunité rançonner à fond la population entière. Y a-t-il quelqu'un pour supposer que la majorité tolérera un tel état de choses ? Il est certain que toute tentative pour appliquer dans la réalité l'utopie corporatiste conduirait à bref délai à des conflits violents, si le gouvernement n'intervenait lorsque les activités vitales abusent de leur position. Ce que les théoriciens n'envisagent qu'à titre de mesure exceptionnelle — l'immixtion du pouvoir — deviendra la règle. Socialisme de guildes et corporatisme se transformeront en pratique en un système de contrôle gouvernemental total de toutes les activités productrices. Leur aboutissement sera précisément le système prussien d'économie contrainte — la Zwangswirtschaft — que leurs partisans voulaient éviter.

Il n'y a pas besoin d'examiner les autres failles fondamentales du schéma corporatiste. Sa faiblesse est celle de tous les autres projets syndicalistes. Il ne tient pas compte de la nécessité de déplacer le capital et le travail d'une branche à l'autre, ni d'établir de nouvelles branches de production. Il néglige entièrement le problème de l'épargne et de la formation du capital. En bref, cela ne tient pas debout.

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Tss, t'as vraiment des lectures peu recommendables !

Je garde régulièrement un oeil attentif sur le blog Ne cede malis, c'est une mine d'informations de premier choix, passées au crible d'un traitement authentiquement libertarien doublé d'une pédagogie amusante.

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