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A. Et B. Strougatski : "l'île Habitée"


Sylvain

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Arcadi et Boris Strougatski : « L’île habitée »

Collection Outrepart, éditions l’Age d’Homme (1980).

Traduit du russe par Jacqueline Lahana.

Editions originales : 1968 en revue, 1971 en volume.

Quand on lit un roman de Science Fiction issu des pays ayant connu le « socialisme réel », on a parfois l’impression de lire de la Science Fiction au carré : un roman de Science Fiction provenant d’un pays lui-même de Science Fiction.

Les frères Strougatski pâtissent certainement aujourd’hui de l’ignorance de plus en plus répandue ici de ce qu’a été la vie dans les pays communistes et les lecteurs actuels doivent perdre une partie du sens de leurs romans. Arcadi et Boris Strougatski ne sont bien sûr pas les seuls à être dans ce cas et la « grande parade », pour reprendre le titre d’un essai de Jean-François Revel a fait son oeuvre. Il est donc nécessaire de replacer leurs oeuvres dans leur contexte historique pour essayer de montrer le grand intérêt de leurs textes.

La question examinée par les frères Strougatski dans « L’île habitée » est celle de la possibilité et du bien-fondé de l’intervention d’un membre ou d’une organisation d’une société relativement avancée sur une autre société plus primitive ou dictatoriale. Question d’actualité s’il en est.

Maxime est un explorateur terrien du GRL, le « Groupe de Recherches Libres ». Commençant à être blasé par son travail, c’est sans appréhension qu’il atterrit sur une planète lambda dévastée par une guerre nucléaire. La situation se corse quand son vaisseau spatial est détruit par des autochtones qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils viennent de faire. Comme Robinson, Maxime se retrouve naufragé à la différence que cette fois-ci, l’île est habitée…

Issue d’une société très avancée, notre héros est presque invulnérable. Sa condition physique est excellente et il « sent » littéralement les substances dangereuses, radioactives par exemple (son nouvel environnement n’en manque pas).

Cette planète a une particularité : du fait d’une anomalie dans les propriétés de l’atmosphère (voir page 64) les habitants sont persuadés de vivre sur la face interne d’une sphère. Ils pensent que leur monde est « Le Monde » et n’ont pas la moindre idée de la structure réelle de l’univers. Seuls les constructeurs d’engins balistiques à longue portée utilisent une théorie différente. Personne n’imagine donc que Maxime puisse venir d’une autre planète, il doit venir d’un pays lointain plus ou moins fabuleux…

Contraint et forcé, Maxime va donc faire connaissance avec cette société. Après quelques mois passés au contact des habitants de cette planète, il va apprendre leur langue et tenter de comprendre cet étrange univers avant d’essayer de le réformer.

Le pays où Maxime est arrivé est dirigé par les Pères Inconnus, un groupe d’officiers qui a pris le pouvoir vingt ans auparavant et dont les véritables identités ne sont pas connues de la population. Plusieurs d’entre eux apparaîtront dans le roman. Il semble que chacun ait son domaine de compétence et qu’ils soient plus ou moins en concurrence les uns avec les autres. En tout cas, peu d’idéologie, le but est de rester au pouvoir et d’en tirer le plus de satisfactions possibles. Les Pères Inconnus s’appuient sur la Légion, une milice paramilitaire pour exercer leur pouvoir. Il y a également une armée régulière et tout un réseau de tours de défense construites sur l’ensemble du territoire et dont l’objet officiel est de protéger la population des attaques par missiles : la Défense Anti-Balistique ou DAB. Elément essentiel du roman, Maxime découvrira que les tours de la DAB émettent en fait un rayon hypnotique deux fois par jour afin de conditionner la population à l’obéissance et au fanatisme. Au moment de l’émission des rayons, les gens sont plongés dans un état second ; ils se mettent à brailler et à chanter des chants patriotiques.

« - Mais quoi ? Il ne chante pas, il est debout, les jambes écartées, appuyé contre la barrière, il tourne sa stupide tête brune en écarquillant les yeux et il rit. De qui te moques-tu, salaud ? Oh ! comment voulez-vous partir d’un pas lourd et plein d’élan sous ce rictus ignoble et pâle… Mais il n’y a rien à faire : ce n’est qu’un dingue, un pitoyable infirme, le bonheur véritable lui est inaccessible, il est aveugle, insignifiant, c’est une pitoyable épave humaine. Quant à l’autre, ce salaud de rouquin, il se recroqueville dans un coin en proie à une douleur insupportable. Mais autre chose : nous avons toujours des maux de tête lorsque l’enthousiasme nous étouffe, lorsque nous chantons notre marche militaire jusqu’au bout même si nos poumons sont prêts à éclater ! Bagnard, gueule d’assassin, bandit ! Lève-toi, salopard ! Mets-toi au garde-à-vous quand les légionnaires chantent leur marche ! Et prends-ça sur ta caboche, prends-ça sur ta sale gueule et sur tes yeux exorbités et insolents. Tiens… tiens… »

« L’île habitée », pages 27 et 28.

Maxime va rencontrer Gaï, un officier de la Légion qui deviendra son ami et il s’enrôlera à son tour dans cette organisation. Après une période probatoire, Maxime devra prouver sa valeur en exécutant des condamnés à mort. Il échouera au test en refusant de les tuer et réussira à s’échapper avant de rejoindre les résistants.

Car cette société est entourée d’ennemis. Il y a d’abord les pays limitrophes qui envoient des espions et des saboteurs. Au sud, il y a les mutants victimes du niveau élevé de radioactivité et que les hommes « normaux » craignent et cherchent à détruire. Et surtout, il y a l’ennemi intérieur qu’il faut combattre sans relâche. Cet ennemi intérieur est constitué d’hommes et de femmes d’apparence normale mais qui du fait d’une particularité physiologique sont immunisés aux rayons émis par les tours de la DAB. Le conditionnement n’ayant aucun effet sur eux, sinon celui de provoquer de vives douleurs, ils sont férocement pourchassés et qualifiés de « dégénérés ».

Après avoir rejoint et combattu dans les rangs de la Résistance, Maxime ira volontairement dans un camp de prisonniers d’où il s’enfuira de nouveau pour aller à la rencontre des mutants.

Plus tard, il parviendra à abattre le régime en faisant sauter le « centre » du système… avant d’apprendre que le Père Inconnu qui lui semblait le plus redoutable est en fait un agent terrien chargé de remettre cette société sur les bons rails et que l’action de Maxime a contrecarré ses plans…

Ce roman est très dense. Comme toujours chez les Strougatski, les idées foisonnent et le déroulement du récit est parfois un peu elliptique. La société décrite est probablement proche de la Russie de l’après Seconde guerre mondiale. Certains éléments sont directement empruntés à l’histoire comme les prisonniers qu’on extrait des prisons ou du goulag pour les lancer presque sans armes et sans équipement contre l’ennemi qu’il faut absolument stopper. Les habitants n’ont strictement rien d’extraterrestre, ce sont des hommes comme nous à la différence de Maxime qui est plutôt un homme du futur.

La vie quotidienne est grise et triste comme la réalité de la Russie des années cinquante quand Staline était encore vivant et la fin ouverte laisse penser que l’opinion des Strougatski sur le bien-fondé ou non de l’intervention sur une société en perdition n’est pas tranchée.

Les méthodes de la Légion qui peut perquisitionner chez n’importe qui et qui n’hésite pas à s’approprier les biens des victimes rappellent les images que nous avons tous de la milice sous l’Occupation ou de ses équivalents nazi ou communiste.

Un clin d’oeil discret à la « vraie science » utilisée dans l’industrie de l’armement alors qu’ailleurs dans la société, les préjugés idéologiques priment sur la vérité, ce qui a longtemps été le cas en URSS où la « science bourgeoise » (génétique, linguistique, etc.) a été interdite et ses défenseurs parfois assassinés.

Pour revenir au problème essentiel posé dans « L’île habitée », l’intervention sur une autre société, les frères Strougatski sont revenus sur ce thème dans au moins trois autres romans : « Il est difficile d’être une dieu » (peut-être leur roman le plus connu), « Un gars de l’enfer » et « Les vagues éteignent le vent » (un de leurs derniers textes). Nous aurons donc l’occasion d’y revenir.

Sylvain

Un autre extrait :

« Ils traversèrent quelques salles à l’architecture lourde et surchargée, prirent un ascenseur grinçant, arrivèrent au rez-de-chaussée et se trouvèrent dans le vaste vestibule où quelques jours auparavant Gai avait conduit Maxime. Et comme quelques jours plus tôt, il dut encore attendre qu’on remplisse des papiers. Un drôle de petit homme coiffé d’un couvre-chef ridicule gribouilla quelque chose sur des formulaires roses pendant que l’inconnu aux yeux rouges gribouillait quelque chose sur des formulaires verts et qu’une jeune fille portant des verres grossissant apposait des tampons mauves sur ces formulaires : ensuite, ils mélangèrent les formulaires et les tampons et se mirent à s’engueuler. Finalement, le petit homme au couvre-chef ridicule prit pour lui deux formulaires verts et un formulaire rose, coupa en deux le formulaire rose dont il donna la moitié à la jeune fille qui avait mis les tampons, l’inconnu au visage desquamé reçut deux formulaires roses, un petit carton épais bleu ainsi qu’un jeton rond en métal marqué d’une inscription qu’il donna une minute plus tard à un homme âgé aux boutons brillants qui se tenait près de la porte d’entrée, à vingt pas du petit homme au couvre-chef ridicule et , quand ils sortirent dans la rue, l’homme âgé se mit soudain à crier d’une voix sifflante. L’inconnu aux yeux rouges se retourna et expliqua qu’il avait oublié de prendre le petit carré de carton bleu. Il le prit et le rangea sur lui avec un profond soupir. Ce n’est qu’après tout cela que Maxime, déjà mouillé par la pluie, put s’asseoir dans une longue automobile mal conçue, à droite de l’homme aux yeux rouges, énervé et essoufflé qui répétait fréquemment l’expression favorite d’Hippopotame "Massarakch !" ».

« L’île habitée », page 36.

Références :

- « De la science-fiction soviétique, par delà le dogme, un univers » par Leonid Heller (éd. L’Age d’Homme, col. Outrepart, 1979), pages 186 et 195.

- « Les mondes parallèles de la science-fiction soviétique » par Jacqueline Lahana (éd. L’Age d’Homme, col. Outrepart, 1979) pages 56 à 59.

- Note de lecture de « L’île habitée » par Michel Cossement in Sfère n°6 (1983).

Egalement mis en ligne sur :

http://urgesatsf-p2.blogspot.com

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