(V) Posté 6 octobre 2008 Signaler Posté 6 octobre 2008 Bataille à Seattle est un film sorti il y a quelques mois, retraçant les événements de 1999. En novembre/décembre de cette année là, plusieurs dizaines de milliers de militants altermondialistes se sont rassemblés à Seattle pour protester contre le sommet de l’OMC qui s’y tenait. Cette date est symbolique dans l’histoire du mouvement alter, elle marque l’une des premières mobilisations vraiment importantes des militants. Mais dans le fond, il ne s’agit que d’une bonne grosse manifestation, entrainant toutes les dérives habituelles. Dans le film, cette grosse manif est dépeinte comme une véritable guérilla ; les militants se prennent pour des soldats, prêts à affronter la mort, ou la pire des violences, engagés dans une guerre totale contre un système d’oppresseurs et de destructeurs. Ils veulent sauver le monde ! C’est littéralement leur credo. Ils ressentent la destruction totale de notre planète comme je ressens la destruction de mon poste de radio par mon petit neveu en train de le démonter. Leur leader est une sorte de Jésus, qui arrive à pardonner ; dans son infinie gentillesse, il accorde son pardon au méchant policier qui l’a tapé. Ceux qui ne rejoignent pas le mouvement n’ont décidément rien compris, mon dieu, ils ne savent pas ce qu’ils font ! Pourtant, dans leur tentative d’enrayer le processus destructeur, leur action à Seattle est en elle-même parfaitement inutile. Et ils le savent bien : plusieurs fois est présentée leur stratégie, leur seul objectif possible étant de faire parler d’eux ! C’est là le véritable renversement signifié par ce film, et par toutes les actions militantes de ces dernières décennies. Les individus qui se placent ainsi en position de rebelles savent bien qu’ils n’entameront en rien le pouvoir auquel ils prétendent s’opposer. En réalité, ils ne cherchent peut-être même pas à faire une vraie révolution ; implicitement, ils acceptent tout autant que le système se conserve, reste en place, comme un cadre transcendant, au travers duquel eux-mêmes conservent leur statut si cool de rebelles. Ils ne croient plus à la révolution, ils n’en rêvent même pas. Le paradoxe, c’est que dans le discours visant à porter et justifier leur action, cette dernière ne prend sens que dans la perspective moderne d’une véritable « conscience historique ». Pour Gadamer, l’apparition de la conscience historique marque le passage à la modernité. Il écrit à ce propos : « Nous entendons par "conscience historique" le privilège de l’homme moderne : celui d’avoir pleinement conscience de l’historicité de tout présent et de la relativité de toutes les opinions. » D’une certaine façon, la conscience historique est la conscience que nous pouvons faire la révolution, et imposer de là le système ou la vision du monde que nous voulons. La conscience historique est une forme de reconnaissance de notre « capacité révolutionnaire » ; nous nous envisageons nous-mêmes acteurs du changement, provocateurs d’événements, auteurs de l’Histoire. Il y a donc une tension entre la prétention militante altermondialiste, dans ce type de grosse manif de masse, et la retenue de chaque militant dans l’espoir qu’il a de la portée véritable de son action. En fait, ces dernières années marquent peut-être le pas vers une nouvelle étape de la conscience historique : l’avènement d’une « méta-conscience » historique. La métaconscience historique est une sorte de conscience de la conscience historique. La conscience historique était la conscience que nous étions l’Histoire, dans les événements que nous pouvions générer. La métaconscience historique consiste en ce que nous avons toujours conscience de l’Histoire, conscience que nous sommes l’Histoire à travers les événements, cependant non plus dans ce que sont en eux-mêmes ces événements mais dans leur publicité. A l’époque de la surmédiatisation de tous nos rapports, jusqu’à la virtualisation, nous nous agitons pour « faire parler » et n’agissons plus pour « faire » tout court. A ce titre, Bataille à Seattle se révèle exemplaire. Il ne s’agit pas de parler d’un événement qui a vraiment changé les choses ou marqué le début d’une nouvelle ère, mais, en en faisant un film, d’en faire parler comme tel, et de là de le faire devenir tel. Il s’agit de mythifier l’événement. Il s’agit de renvoyer aux militants l’image qu’eux-mêmes veulent donner - ou pensent donner ! -, et leur faire vivre leur « lutte » de telle façon. Désormais les militants pensent d’avance leurs actions dans l’idée qu’elles ne comptent plus en elles-mêmes, mais seulement dans la façon dont elles vont être présentées à travers la publicité qui en sera faite. Ils se projettent déjà dans la retranscription médiatique de l’événement, vivent l’événement dans la représentation qu’ils s’en font, ou qu’ils imaginent qu’on pourra en faire. Par cette distance, les initiateurs de ces événements en réduisent par là-même tout l’impact possible. Ils n’envisagent même plus que ce genre d’événement peut avoir une véritable portée révolutionnaire. On n’agit plus directement sur la réalité ou dans la réalité. On agit à travers des étages de sous-réalités interposés. Nos actions ont de là chaque fois moins d’effets sur la réalité. Mais on aboutit alors vite à un autre paradoxe de cette métaconscience historique. La métaconscience historique, pour résumer, caractérise donc d’une certaine façon la tension entre la volonté d’agir et le désir, ou le fantasme, d’une certaine représentation de l’action. Tenu par ce désir, emporté dans cette projection, on n’est d’autant moins efficace dans l’instant, l’action est d’autant moins percutante, et a donc a priori moins de chance d’être représentée de façon efficiente (sauf si, bien sûr, un cinéaste partisan nous donne l’une des meilleures possibilités de la romancer et en assurer la publicité, comme c’est le cas avec Bataille à Seattle…). Mais ce désir, découlant d’un certain idéal teinté de nostalgie du projet révolutionnaire, se retrouve alors à son tour en contradiction avec la désillusion totale quant à l’idée de révolution. Les militants, observant leur propre jeu dans la perspective de leur métaconscience historique, ayant conscience de cette métaconscience (pourrait-on parler de « méta-méta-conscience » ?…), se résignent spontanément à l’idée qu’ils ne feront éclater le système par la succession de leurs petites sauteries sur la place publique. Ils savent d’ailleurs bien qu’ils n’auraient alors rien à proposer. Ils développent un art du militantisme particulièrement élaboré, mais abandonne l’étude de l’art du gouvernement. Leur politique à eux se mène dans un rapport dialectique avec celui-là. Seuls, ils n’auraient plus rien à faire, ne sauraient plus quoi faire. Ils se placent eux-mêmes en situation de subordination. Ils n’essayent même pas d’atteindre leur propre réalité ou le monde tel qu’ils le voient, ils se maintiennent dans une sorte de cadre fictionnel - le cadre politique, de l’Etat, du gouvernement. Ils s’adonnent à une activité soumise à des règles précises : non pas qu’ils se soumettent à ces règles, mais ne peuvent prolonger leur état de rébellion qu’en rapport implicite avec elles. Une « activité soumise à certaines règles » n’est autre que la définition du « jeu ». Ces petits militants n’agissent donc même plus dans une perspective authentiquement révolutionnaire - qui, à défaut d’être honorable, était au moins « sérieuse ». Les militants s’engagent dans leurs actions comme dans un jeu, ils se pensent eux-mêmes en train de jouer - et s’en amusent tout à fait ! Ils jouent à la lutte sociale comme on jouait aux cow-boys et aux indiens. Leurs rapports avec les forces de l’ordre ne sont qu’une version à peine plus mature de leurs années passées à jouer au gendarme et au voleur. La rue n’est vécue que comme une extension de leur cour de récréation. Il faut vraiment les voir, ces lycéens, et tous ces ados attardés, qui se rassemblent à chaque annonce de manifestation, et qui font mine de défier les CRS en leur faisant des « fuck » ou en leur lançant des poignées de gravillons. Ils n’y croient pas, c’est évident, ils jouent et ils le savent ! Et les CRS aussi le savent, et résistent sans haine ni crainte. Les CRS leur offrent cette petite résistance, à ces bambins taquins - ils leur offrent une douce résistance et leur donnent ainsi, le temps d’une journée, la sensation d’exister pleinement, ils leur donnent cette illusion de pénétrer, par leurs taquineries, dans l’Histoire. L’annihilation des effets de ce genre d’agitation est en réalité dramatique. Elle est symptomatique, comme évoqué plus haut, du mal plus profond de notre société résultant de la médiatisation à outrance de tous nos rapports. Nous sommes dépossédés de la réalité elle-même. Nous nous dépossédons nous-mêmes. Avant, quand on avait de l’amour ou de la haine pour ou envers quelqu’un, on allait lui faire l’amour ou lui…faire la haine, le frapper. Puis on s’est mis à faire des déclarations préalables, avant toute tentative d’action. Voilà ce que signifie la médiatisation de nos rapports. On ne fait plus directement l’amour ou la guerre, on fait d’abord une déclaration d’amour ou une déclaration de guerre. Aujourd’hui, ces déclarations ne sont même plus des préalables à l’action : on se contente de déclarer, sans rien faire en suivant. C’est la médiatisation à l’extrême. C’est le règne des allumeuses, qui semblent inviter, mais restent toujours fermées ; c’est le règne des petits kékés, qui répondent violemment « toi j’vais t’péter la teuté », mais qui n’ont que de la gueule et s’amusent d’impressionner des petits bourgeois complexés par la seule parole et leur ton agressif. Le stade ultime de la médiatisation, c’est la virtualisation. On déclare l’amour ou la guerre à coup de choupilol par texto ou de smileys aux sourcils froncés sur Internet. On ne se rencontre même pas. On commence et termine une relation, qui n’est qu’un échange de petits mots tronçonnés par sms, sans jamais se voir, caché derrière une marionnette numérique ou un pseudo débile. Et l’on en parle comme d’une romance magique ou d’un dur conflit. Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que toute action semble se dérouler dans le cadre d’un jeu, semble elle-même un jeu. Toute rencontre de l’autre, tout contact avec l’extérieur, devient une expérience un peu surprenante en soi. Les discours qui justifient ces expériences ne sont plus que des excuses pour retrouver les autres, les voir, les sentir, les toucher, retrouver un petit peu de réalité. Avant c’étaient le centre aéré ou les MJC, maintenant ce sont les altermondialistes qui deviennent les organisateurs d’activités pour les jeunes désœuvrés de la réalité. Il faut faire une banderole : super ! chouette bricolage ! Peu importe ce qui est écrit dessus. On se rassemble devant la mairie : cool, on va faire une ronde et on va danser ! Peu importe le sens de ces actions, c’est déjà tellement bon d’avoir l’occasion de sortir jouer. Lorsque certains arrivent enfin à renouer avec la réalité, qu’ils se rendent soudain compte du ridicule de leur jeu, ce genre de film auquel appartient Bataille à Seattle permet alors de redonner un peu de sens à leurs actions, les teintant d’une certaine gravité, les faisant apparaître comme réellement engageantes au regard de l’Histoire dans son immensité. ..Et le jeune altermonialiste se rend au ciné comme d’autres se rendent au temple pour se galvaniser. Voilà les quelques idées qui me traversaient l'esprit alors que je visionnais Bataille à Seattle, et me retenaient plus ou moins de ne pas tomber dans le vide de ce film. 1h40 de vertige.
Dardanus Posté 6 octobre 2008 Signaler Posté 6 octobre 2008 Valentin ne poste pas souvent mais du moins pas pour rien. Cela nous change des puériles "opinions" cinématographiques qu'on lit trop souvent dans cette rubrique.
Saucer Posté 6 octobre 2008 Signaler Posté 6 octobre 2008 Pas mal. Pas mal ? Attends… PAS MAL ??? C'est excellent, oui.
AX-poulpe Posté 7 octobre 2008 Signaler Posté 7 octobre 2008 Excellente critique Valentin ! Tu as parfaitement décrit ce que je tentais maladroitement d'exprimer ici.
Nick de Cusa Posté 7 octobre 2008 Signaler Posté 7 octobre 2008 En plus compact je dirais que le monde se transforme en Star Ac. On retrouve le même phénomène dans les vidéos qui sont faites des coupables d'attentats suicides avant leur acte, dans les vidéos de décapitation ou encore dans les fusillades dans les écoles ou universités, précédées elles aussi de vidéos.
José Posté 7 octobre 2008 Signaler Posté 7 octobre 2008 En fait, ces dernières années marquent peut-être le pas vers une nouvelle étape de la conscience historique : l’avènement d’une « méta-conscience » historique. Bullshit detected. Cela dit en toute amitié. Sinon, d'accord avec toi sur l'aspect kidadulte des agissements de ces cons.
Dinsdale Posté 7 octobre 2008 Signaler Posté 7 octobre 2008 L'internationale Situationniste version bourgeoise. Et comme Ferdydurke, ils s'enculent tous dans un pré à la fin?
José Posté 7 octobre 2008 Signaler Posté 7 octobre 2008 L'internationale Situationniste version bourgeoise. Parce que c'étaient des prolos, les situationnistes ?
Dinsdale Posté 7 octobre 2008 Signaler Posté 7 octobre 2008 Parce que c'étaient des prolos, les situationnistes ? non. Mais les bourgeois qui feignent de comprendre Debord ne le sont (situationnistes) que par posture.
Antoninov Posté 9 octobre 2008 Signaler Posté 9 octobre 2008 Très intéressant. Et les alters ne sont certainement pas les seuls à tomber dans ce travers…
Dinsdale Posté 9 octobre 2008 Signaler Posté 9 octobre 2008 Très intéressant.Et les alters ne sont certainement pas les seuls à tomber dans ce travers… Citation de Debord ("La Société du spectacle" III, 71) : "Ce que le spectacle donne comme perpétuel est fondé sur le changement, et doit changer avec sa base. Le spectacle est absolument dogmatique et en même temps ne peut aboutir à aucun dogme solide. Rien ne s'arrête pour lui ; c'est l'état qui lui est naturel et toutefois le plus contraire à son inclinaison." Ce spectacle perpétuel (c'est à dire dont la logique est de ne pas avoir de fin) est la marche tranquille de la révolution perpétuelle inhérente à la république. Les antimondialistes sont les enfants de la république, institution purement bourgeoise et au combien, archaïque. Et le plus drôle, c'est que certains d'entre eux seront les "conservateurs" de demain qui lèveront des barrages de policiers contre les néorévolutionnaires, etc, etc… En sachant cela, on gagne du temps : On regarde la bande annonce du film, on s'esclaffe un bon coup et on vaque à ses occupations habituelles.
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