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Trois livres sur le libéralisme


F. mas

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En ce moment, je lis en parallèle un petit livre très instructif d'Anthony de Jasay (Choice, freedom and consent: a restatement of liberalism) et un autre plus épais et plus récent de Catherine Audard : Qu'est-ce que le libéralisme ? Ethique, politique, société. Ces deux livres prennent la suite d'un troisième signé Pierre Dardot et Christian Laval intitulé La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale.

Les quatre auteurs exposent trois libéralismes assez différents : Jasay définit le libéralisme au sens strict comme celui qui concentre son attention sur la faculté des individus à faire des choix préférentiels en l'absence de contrainte, par opposition au libéralisme au sens large qui lui regroupe toutes les sensibilités contemporaines qui ont repris l'étiquette.

Audard est la traductrice de Rawls en français et enseigne à la LSE et à Normal Sup. Son ambition affichée est de retrouver la cohérence du libéralisme pour défendre ce qu'elle perçoit comme son achèvement dans le nouveau libéralisme hérité de Bentham, Mill, Hobhouse et compagnie, bref dans le social libéralisme. Cette thèse pour le moins peu audacieuse lui font d'ailleurs expulser de la tradition libérale l'"ultralibéralisme" à la Nozick ou à la Friedman, qu'elle accuse d'être incohérent et plus encore dépassé historiquement, mais aussiHobbes et surtout John Locke, qu'elle qualifie de "proto-libéral", parce que "de nombreux éléments antilibéraux et réactionnaires subsistent dans l'oeuvre de Locke, par exemple son traitement des enfants des domestiques et des inégalités sociales (…)" (pp. 49 50).

L'ouvrage de Dardot et Laval est d'inspiration néomarxiste : leur thèse est que la rationalité néolibérale est la rationalité dominante à l'heure actuelle, et qu'elle est totalement nouvelle dans l'histoire du libéralisme et plus largement dans celle des hommes. En rupture avec le libéralisme du laissez faire et de l'état minimale, le néolibéralisme est une forme de constructivisme qui s'est totalement accommodé d'un état fort entièrement dédié à étendre le free market. Plus intéressant encore est son rapport au politique : le libéralisme traditionnellement se défie de la politique ou cherche à la réduire à sa portion congrue. Le néolibéralisme a cherché à la maîtriser en l'internalisant, c'est-à-dire en appliquant à l'activité de gouvernement les normes et les modalités de l'entreprise privée : résultat, au lieu de réduire son influence, le néolibéralisme a trouvé une nouvelle manière de légitimer son extension. Plus encore, la propagation de sa rationalité propre a étendu la contrainte politique au delà du champ traditionnel de l'espace public (ici, les deux auteurs se font foucaldiens : l'intériorisation par les individus des impératifs de la rationalité du néolibéralisme les font se soumettre au pouvoir sans que la contrainte extérieure ne soit visible ou palpable : le dressage des hommes ne se fait plus simplement par la coercition étatique, mais se fait indirectement (socialement) à travers l'impératif de compétitivité qui irrigue toutes les sphères de l'existence).

Les ouvrages du "libertarien" Jasay et des néomarxistes Dardot et Laval sont vraiment passionnants : cohérents, logiques, bien écrits. Ils savent de quoi ils parlent. Ceux qui comme moi avaient été assez déçus par le livre critique du libéralisme de JC Michéa : "l'empire du moindre mal" seront plus intéressés par celui de Dardot et Laval (nb : ils sont assez intelligents pour ne pas ramener libéralisme classique au néolibéralisme, et libertarianisme au néolibéralisme). Eux connaissent les textes, de Smith à Ferguson en passant par Hayek (qu'ils critiquent intelligemment même s'ils ont tort), Mises et Friedman. L'un des passages les plus intéressants de la nouvelle raison du monde porte sur les origines "ordolibérales" de la construction européenne. Il montre avec beaucoup de pertinence ce que l'UE doit au libéralisme rhénan, dont le volontarisme et l'étatisme autoritaire tranche avec celui anglo-américain.

Par contre, j'ai été stupéfait par l'immense médiocrité du livre d'Audard, qui est un tissu d'incohérences, d'erreurs factuels, de raisonnements foireux, et d'arguments d'autorités bancales. Comment ce hanneton peut enseigner à la lse et à normal sup ? Comment peut on écrire sur le libéralisme sans avoir quelques notions de droit, d'économie, sans avoir lu sérieusement Nozick, Friedman, ou même Locke ou Hume ? Comment d'une page à l'autre peut-on faire l'apologie de la common law et se plaindre du conservatisme de Hayek ? Comment peut-on écrire que Rothbard a été un disciple de Mises et Leo Strauss ? Comment peut-on accumuler autant de contresens en 740 pages ? Non seulement le fond est médiocre, mais la forme est on ne peut plus irritante : Audard prend le ton didactique et sûr de soi de l'universitaire qui a tout compris, qui distribue les bons et les mauvais points en haut de sa chaire de philosophe éclairée.

Conclusion : un libertarien, deux marxistes et une liberal sont sur un bateau. Si la liberal tombe à l'eau, qui est sauvée ? Réponse : le libéralisme.

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Quelle surprise :icon_up:

L'ouvrage de Dardot et Laval est d'inspiration néomarxiste : leur thèse est que la rationalité néolibérale est la rationalité dominante à l'heure actuelle, et qu'elle est totalement nouvelle dans l'histoire du libéralisme et plus largement dans celle des hommes. En rupture avec le libéralisme du laissez faire et de l'état minimale, le néolibéralisme est une forme de constructivisme qui s'est totalement accommodé d'un état fort entièrement dédié à étendre le free market. Plus intéressant encore est son rapport au politique : le libéralisme traditionnellement se défie de la politique ou cherche à la réduire à sa portion congrue. Le néolibéralisme a cherché à la maîtriser en l'internalisant, c'est-à-dire en appliquant à l'activité de gouvernement les normes et les modalités de l'entreprise privée : résultat, au lieu de réduire son influence, le néolibéralisme a trouvé une nouvelle manière de légitimer son extension. Plus encore, la propagation de sa rationalité propre a étendu la contrainte politique au delà du champ traditionnel de l'espace public (ici, les deux auteurs se font foucaldiens : l'intériorisation par les individus des impératifs de la rationalité du néolibéralisme les font se soumettre au pouvoir sans que la contrainte extérieure ne soit visible ou palpable : le dressage des hommes ne se fait plus simplement par la coercition étatique, mais se fait indirectement (socialement) à travers l'impératif de compétitivité qui irrigue toutes les sphères de l'existence).

S'agissant du néolibéralisme, cela me parait tout à fait exact. C'est bien ce à quoi nous assistons. Sauf plutôt qu'à étendre le free market, celui-ci en est resté au discours (prenez n'importe quel speech Republican).

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Par contre, j'ai été stupéfait par l'immense médiocrité du livre d'Audard, qui est un tissu d'incohérences, d'erreurs factuels, de raisonnements foireux, et d'arguments d'autorités bancales. Comment ce hanneton peut enseigner à la lse et à normal sup ? Comment peut on écrire sur le libéralisme sans avoir quelques notions de droit, d'économie, sans avoir lu sérieusement Nozick, Friedman, ou même Locke ou Hume ? Comment d'une page à l'autre peut-on faire l'apologie de la common law et se plaindre du conservatisme de Hayek ? Comment peut-on écrire que Rothbard a été un disciple de Mises et Leo Strauss ? Comment peut-on accumuler autant de contresens en 740 pages ? Non seulement le fond est médiocre, mais la forme est on ne peut plus irritante : Audard prend le ton didactique et sûr de soi de l'universitaire qui a tout compris, qui distribue les bons et les mauvais points en haut de sa chaire de philosophe éclairée.

J'avais déjà eu l'occasion de remarquer en mal cette Catherine Audard, qui me semble être dans la droite lignée des nouveaux libéraux de gauche - comprendre "socialistes pur jus qui se réclament du libéralisme" (notamment Canto-Sperber et Tenzer, ce dernier étant une caricature de ce que dénoncent Dardot et Laval, sauf qu'en sus il n'a pas compris ce qu'est le libéralisme ; Leterre pourrait aussi, par certains aspects et malgré le respect que je lui porte, en être).

[Troll] Mais bon, ce n'est pas la première imposture du genre, hein, l'idée du "Verus Israel" par exemple a près de vingt siècles… [/Troll]

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Tu donnes envie de lire Dardot et Laval même si on sent que, comme d'habitude, ce qui va être servi est un système construit péniblement autour de l'idée que tout s'explique par un principe malfaisant. Dans ce type d'ouvrage, le caractère néfaste du néolibéralisme n'est pas la conclusion mais le point de départ, je connais la chanson.

La définition "dominante" du néolibéralisme est éminemment révélatrice : ce n'est non pas un ensemble systématisé d'interprétation et de prescription mais l'idéologie qu'on prétend induire du système actuel, la pensée qui guiderait en secret l'action des élites.

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Rincevent : tu as le nez creux, Audard remercie Canto Sperber et Tenzer dans sa postface. Les crétins se déplacent en meute ! (and stop trolling !)

Apollon : Le livre de Dardot et Laval n'est à proprement parler pas un pamphlet. C'est une étude philosophique et sociologique (très) engagée mais sérieuse, documentée, argumentée sur laquelle on peut être en désaccord. J'exprime une grande réserve par exemple (je compte d'ailleurs en faire un article) sur le chapitre sur Hayek : il aurait joué un rôle charnière, notamment dans la réhabilitation de l'Etat autoritaire au sein du libéralisme (jusqu'à soutenir des états autoritaires comme le Chili sans préférence pour la démocratie). Si la démonstration faite par les deux auteurs est intéressante (et bien informée), elle est fausse me semble-t-il, parce qu'elle néglige les considérations sur la coercition ou sur l'idéal démocratique de Droit, législation et liberté.

Par contre sur l'ordolibéralisme, sur Ropke, l'Union européenne, les sélections de textes du néolibéralisme, l'idéologie managériale à la tête de l'état, les fausses oppositions entre néolibéralisme, "nouvelle droite" et "nouvelle gauche", ou plus essentiellement l'expansion de la rationalité néolibérale et sur sa nouvelle manière de gouverner, le livre sonne plutôt juste. Mais je ne tire pas les mêmes conclusions que les auteurs : le dépassement du néolibéralisme doit se faire par un retour au libéralisme classique (et une prise en compte de la critique libertarienne de l'Etat), pas par une sorte de démocratisme radical mythifié.

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Par contre sur l'ordolibéralisme, sur Ropke, l'Union européenne, les sélections de textes du néolibéralisme, l'idéologie managériale à la tête de l'état, les fausses oppositions entre néolibéralisme, "nouvelle droite" et "nouvelle gauche", ou plus essentiellement l'expansion de la rationalité néolibérale et sur sa nouvelle manière de gouverner, le livre sonne plutôt juste.

Que disent-ils sur Röpke ?

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Ils en parlent essentiellement dans le chapitre sur l'ordolibéralisme : il s'inscrit dans un courant qui voit dans le libéralisme un moyen d'entretenir et de développer le cadre moral des individus. Contrairement au libéralisme du XVIIIe siècle, le sien n'est pas un accommodement face à un état dont les usages et les prérogatives limitent son expansion, mais l'instrumentalise pour "encadrer" la concurrence (donnant naissance à une forme d'interventionnisme libéral). Je cite D et L citant Ropke : "[l'interventionnisme libéral s'appuie sur des] institutions et dispositions qui assurent à la concurrence ce cadre, ces règles de jeu et cet appareil d'impartiale surveillance des règles du jeu (…). En effet, une ordonnance de concurrence véritable, juste, loyale, souple dans son fonctionnement ne peut exister sans un cadre moral et juridique bien conçu, sans une surveillance constante des conditions permettant à la concurrence de produire ses effets en tant que véritable concurrence de rendement". (p. 200).

Posté
Ils en parlent essentiellement dans le chapitre sur l'ordolibéralisme : il s'inscrit dans un courant qui voit dans le libéralisme un moyen d'entretenir et de développer le cadre moral des individus. Contrairement au libéralisme du XVIIIe siècle, le sien n'est pas un accommodement face à un état dont les usages et les prérogatives limitent son expansion, mais l'instrumentalise pour "encadrer" la concurrence (donnant naissance à une forme d'interventionnisme libéral). Je cite D et L citant Ropke : "[l'interventionnisme libéral s'appuie sur des] institutions et dispositions qui assurent à la concurrence ce cadre, ces règles de jeu et cet appareil d'impartiale surveillance des règles du jeu (…). En effet, une ordonnance de concurrence véritable, juste, loyale, souple dans son fonctionnement ne peut exister sans un cadre moral et juridique bien conçu, sans une surveillance constante des conditions permettant à la concurrence de produire ses effets en tant que véritable concurrence de rendement". (p. 200).

C'est à approfondir mais faire de l'ordolibéralisme l'origine d'un "interventionisme libéral" est discutable. Aussi bien Hume, que Smith ou Turgot donne un rôle à l'Etat dans l'entretien du cadre à l'intérieur duquel le marché et la concurrence peuvent se développer.

Concernant Röpke, il se contente de souligner que, si le libéralisme est réduit à une doctrine utilitariste et technique (fondée sur la maximisation du bien être d'un individu abstrait coupé de ses attaches sociales), alors il y a peu de chance qu'un marché libre ne fonctionne durablement sans créer d'effets pervers (ex: individualisme destructeur au sens où Tocqueville l'entendait, triomphe de l'idéologie du bien être à travers la consommation de masse au détriment de l'épargne) qui ne compromettent ensuite l'existence d'une société libre composée d'individus authnentiques. Il explique alors qu'un cadre moral "bourgeois" (fondé sur la responsabilité, la prévoyance, l'honnêteté, le respect d'autrui et de sa propriété et le sens de l'initiative) est la condition nécessaire d'une société libérale pérenne.

Dès lors, je vois mal en quoi Röpke serait l'inspirateur d'une rationalité néolibérale constructiviste et aliénante pour l'individu alors qu'une grande partie de sa pensée est consacrée à en dénoncer violemment les travers (critique de l'économisme, de l'utilitarisme, de l'Etat Providence, de la centralisation, de la massification, du culte de la performance).

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Rincevent : tu as le nez creux, Audard remercie Canto Sperber et Tenzer dans sa postface. Les crétins se déplacent en meute ! (and stop trolling !)

Apollon : Le livre de Dardot et Laval n'est à proprement parler pas un pamphlet. C'est une étude philosophique et sociologique (très) engagée mais sérieuse, documentée, argumentée sur laquelle on peut être en désaccord. J'exprime une grande réserve par exemple (je compte d'ailleurs en faire un article) sur le chapitre sur Hayek : il aurait joué un rôle charnière, notamment dans la réhabilitation de l'Etat autoritaire au sein du libéralisme (jusqu'à soutenir des états autoritaires comme le Chili sans préférence pour la démocratie). Si la démonstration faite par les deux auteurs est intéressante (et bien informée), elle est fausse me semble-t-il, parce qu'elle néglige les considérations sur la coercition ou sur l'idéal démocratique de Droit, législation et liberté.

Par contre sur l'ordolibéralisme, sur Ropke, l'Union européenne, les sélections de textes du néolibéralisme, l'idéologie managériale à la tête de l'état, les fausses oppositions entre néolibéralisme, "nouvelle droite" et "nouvelle gauche", ou plus essentiellement l'expansion de la rationalité néolibérale et sur sa nouvelle manière de gouverner, le livre sonne plutôt juste. Mais je ne tire pas les mêmes conclusions que les auteurs : le dépassement du néolibéralisme doit se faire par un retour au libéralisme classique (et une prise en compte de la critique libertarienne de l'Etat), pas par une sorte de démocratisme radical mythifié.

Si tu fais cet article, tu devrais aborder la citation qui se trouve au milieu de ce passage. On en a déjà parlé, voici la ref complète :

« Je dirai que, comme institutions pour le long terme, je suis complètement contre les dictatures. Mais une dictature peut être un système nécessaire pour une période transitoire. Parfois il est nécessaire pour un pays d'avoir, pour un temps, une forme ou une autre de pouvoir dictatorial. […] ''Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu'un gouvernement démocratique manquant de libéralisme.'' Mon impression personnelle est que […] au Chili par exemple, nous assisterons à la transition d'un gouvernement dictatorial vers un gouvernement libéral. »

http://www.fahayek.org/index.php?option=co…view&id=121 Entretien avec le quotidien chilien ''El Mercurio, 12 avril 1981

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Merci pour la référence Apollon, mais tu penses bien que je l'avais déjà récupéré :icon_up:

Friedrich : D et L ne caricaturent pas la pensée de Ropke. Ils reconnaissent tout à fait les aspects que vous esquissez (référence : la même page 200). Seulement, ils relèvent qu'elle s'inscrit dans la tradition allemande du rechtstaat qui en fait un acteur et un accompagnateur du marché, et non une limite extérieure irréductible. Son rôle (mais je précise qu'il n'est pas le seul, puisqu'il s'agit d'un trait spécifique au libéralisme continental et particulièrement allemand) a été de participer au changement de perception que les libéraux avaient de l'Etat, comme instance arbitrale ou gardien de la société de droit privé. Je ne sais pas si Turgot ou Smith avalisent ce rôle de l'Etat, par contre je sais que ce n'est pas le cas de D. Hume, qui décrit la fonction politique en termes assez voisins de Machiavel et de Hobbes (je suis en train de relire son enquête sur les fondements de la morale et ses écrits politiques) : le commandement du Prince existe parce que les individus n'ont pas de conscience morale assez forte pour persister dans la justice. Il existe donc pour maintenir la paix et la sécurité, pas pour encadrer le marché par le droit (qui se débrouille très bien tout seul). Les circonstances de justice qui permettent la coopération sociale pacifique et le transfert de propriété relève de la situation ordinaire de la société, là où la politique comme commandements du Prince demande sa suspension et sa limitation (ce n'est d'ailleurs pas propre à Hume : on relève aussi chez Locke un pouvoir fédératif hors du droit dans le second traité).

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Mais je ne tire pas les mêmes conclusions que les auteurs : le dépassement du néolibéralisme doit se faire par un retour au libéralisme classique (et une prise en compte de la critique libertarienne de l'Etat), pas par une sorte de démocratisme radical mythifié.

C'est aussi ma ligne, et ma came.

raildecocaine.jpg

Posté
En ce moment, je lis en parallèle un petit livre très instructif d'Anthony de Jasay (Choice, freedom and consent: a restatement of liberalism)…

Je me permets de rectifier : c'est Choice, Contract, Consent: A Restatement of Liberalism :icon_up:

Posté
Friedrich : D et L ne caricaturent pas la pensée de Ropke. Ils reconnaissent tout à fait les aspects que vous esquissez (référence : la même page 200). Seulement, ils relèvent qu'elle s'inscrit dans la tradition allemande du rechtstaat qui en fait un acteur et un accompagnateur du marché, et non une limite extérieure irréductible. Son rôle (mais je précise qu'il n'est pas le seul, puisqu'il s'agit d'un trait spécifique au libéralisme continental et particulièrement allemand) a été de participer au changement de perception que les libéraux avaient de l'Etat, comme instance arbitrale ou gardien de la société de droit privé. Je ne sais pas si Turgot ou Smith avalisent ce rôle de l'Etat, par contre je sais que ce n'est pas le cas de D. Hume, qui décrit la fonction politique en termes assez voisins de Machiavel et de Hobbes (je suis en train de relire son enquête sur les fondements de la morale et ses écrits politiques) : le commandement du Prince existe parce que les individus n'ont pas de conscience morale assez forte pour persister dans la justice. Il existe donc pour maintenir la paix et la sécurité, pas pour encadrer le marché par le droit (qui se débrouille très bien tout seul). Les circonstances de justice qui permettent la coopération sociale pacifique et le transfert de propriété relève de la situation ordinaire de la société, là où la politique comme commandements du Prince demande sa suspension et sa limitation (ce n'est d'ailleurs pas propre à Hume : on relève aussi chez Locke un pouvoir fédératif hors du droit dans le second traité).

D'accord, je vois mieux l'idée. Ceci dit, pour Hume, le rôle de l'Etat n'est pas seulement de faire respecter le droit qui émerge de l'interaction entre les individus et d'arbitrer les conflits, comme en témoigne ce passage du Traité de la nature humaine (à la fin du III, II, VII):

le gouvernement porte plus loin son influence bénéfique: non content de protéger les hommes dans les conventions qu'ils ont constituées pour leur intérêt mutuel, il les oblige souvent à faire de telles conventions et les force à rechercher leurs avantages propres en se rejoignant au sein d'un projet ou autour d'un but commun.

C'est pour cette raison que je trouve discutable de faire remonter l'origine de l'interventionnisme libéral à l'ordolibéralisme ou à Röpke. Au fond, aussi bien Hume que Röpke ou qu'Eucken pensent que, les passions humaines étant ce qu'elles sont, si on laisse faire les circonstances, alors il n'est pas certain qu'une société prospère en soit le résultat. C'est pourquoi, il est nécessaire de réfléchir au moyen de neutraliser les tendances destructrices qui peuvent se manifester dans les actions individuelles spontanées:

Ici se trouve donc l'origine du gouvernement civil et de la société politique. Les hommes sont incapables de guérir une fois pour toutes cette étroitesse d'âme qui leur fait préférer le présent au lointain. Tout ce qu'ils peuvent faire est de changer leur situation et de transformer l'observance de la justice en intérêt immédiat.

Eucken raisonne finalement de la même manière mais à partir de son point de vue d'économiste: il pense qu'une concurrence livrée à elle même peut aboutir à des monopoles et à des accords de cartels qui limitent la satisfaction des consommateurs. Par conséquent, ses réflexions économiques sur la concurrence visent à déterminer les conditions qui font en sorte que la satisfaction des consommateurs soient toujours l'intérêt immédiat des producteurs.

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Merci pour ces précisions sur le traité de Hume et sur la pensée de Ropke, qui tendent à montrer qu'effectivement, l'intervention politique pour Hume vise aussi (et assez essentiellement) à suppléer aux manquements (à l'absence de force de caractère des individus), jusqu'à les obliger à faire des conventions. Seulement, le souverain humien (qui n'est pas encore l'Etat administratif, mais le Prince ou les organes de la représentation) ne me semble pas mu lui-même par un souci de justice : s'il intervient, ce n'est pas tant pour préserver ses biens et par motivation de justice que pour maintenir la paix qui la conditionne (le société doit être en paix civile pour que ce déploie la justice au sens de Hume). Quand on lit ses écrits politiques ou même son enquête sur les principes de la morale, ce qui appert, c'est l'hétérogénéité entre l'action gouvernementale et les principes de justice. Je m'explique : la où commence la société politique, c'est-à-dire les relations entre les nations, s'effacent les règles de justice (en tout cas sa nécessité est beaucoup moins grande qu'entre les individus). Hume va même jusqu'à soutenir que pour des "raisons d'Etat", le souverain peut rompre exceptionnellement alliances et traités. On comprend mieux où Hume veut en venir quand on se reporte à ses écrits politiques, qui dénotent à la fois l'influence de Montesquieu et Machiavel (particulièrement visible dans son quatrième essai). La légitimité du gouvernement (et là, effectivement, il y a une ambiguité sur le terme à donner à ce mot : government est traduisible en français par Etat ou gouvernement) repose sur l'opinion, qui elle-même se subdivise en opinion sur l'intérêt public, droits de puissance et propriété. Contre Locke, Hume estime que l'opinion sur le droit de propriété est mineure par rapport aux autres, c'est à dire à l'intérêt public et au droit de puissance, qui fait que les hommes s'attachent avec enthousiasme à la politique, jusqu'à les faire entrer dans les factions soutenant tel ou tel partie du gouverment.

Si la capacité d'agir du gouvernement ne repose que sur l'opinion (c'est-à-dire sur le thème machiavélien de l'apparence d'efficacité ou d'intérêt au salus populi) qu'elle entretient sur la propre efficacité, si celle-ci ne donne au droit de propriété et à l'utilité publique qu'une place dérivée, alors on est en droit de s'interroger sur les réelles motivations du Souverain, qui, si nous nous reportons à l'acception machiavélienne (qui je le répète, semble être celle de Hume également), ne vise qu'à dominer (par opposition aux motivations du peuple, qui souhaite être libre). Cela à une incidence sur les relations des règles de justice avec le pouvoir politique : ce dernier n'intervient pour soutenir que dans la mesure où elles servent son propre intérêt de domination, et non comme un arbitre et un régulateur (ce qui me semble être plus le cas pour Ropke et les libéraux de l'"ordolibéralisme"): en d'autres termes, la thèse de d et l, qui visent à montrer que le propre de cette tradition est d'avoir internalisé l'Etat aux règles de la concurrence me paraît plausible, tant le souverain et la justice demeurent pour Hume deux entités séparées, et aux motivations concurrentes.

Mais je répète que votre remarque est très pertinente, parce que les écrits de Hume sur les contours et les principes de gouvernement sont assez confus.

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Merci pour ces précisions sur le traité de Hume et sur la pensée de Ropke, qui tendent à montrer qu'effectivement, l'intervention politique pour Hume vise aussi (et assez essentiellement) à suppléer aux manquements (à l'absence de force de caractère des individus), jusqu'à les obliger à faire des conventions. Seulement, le souverain humien (qui n'est pas encore l'Etat administratif, mais le Prince ou les organes de la représentation) ne me semble pas mu lui-même par un souci de justice : s'il intervient, ce n'est pas tant pour préserver ses biens et par motivation de justice que pour maintenir la paix qui la conditionne (le société doit être en paix civile pour que ce déploie la justice au sens de Hume). Quand on lit ses écrits politiques ou même son enquête sur les principes de la morale, ce qui appert, c'est l'hétérogénéité entre l'action gouvernementale et les principes de justice. Je m'explique : la où commence la société politique, c'est-à-dire les relations entre les nations, s'effacent les règles de justice (en tout cas sa nécessité est beaucoup moins grande qu'entre les individus). Hume va même jusqu'à soutenir que pour des "raisons d'Etat", le souverain peut rompre exceptionnellement alliances et traités. On comprend mieux où Hume veut en venir quand on se reporte à ses écrits politiques, qui dénotent à la fois l'influence de Montesquieu et Machiavel (particulièrement visible dans son quatrième essai). La légitimité du gouvernement (et là, effectivement, il y a une ambiguité sur le terme à donner à ce mot : government est traduisible en français par Etat ou gouvernement) repose sur l'opinion, qui elle-même se subdivise en opinion sur l'intérêt public, droits de puissance et propriété. Contre Locke, Hume estime que l'opinion sur le droit de propriété est mineure par rapport aux autres, c'est à dire à l'intérêt public et au droit de puissance, qui fait que les hommes s'attachent avec enthousiasme à la politique, jusqu'à les faire entrer dans les factions soutenant tel ou tel partie du gouverment.

Si la capacité d'agir du gouvernement ne repose que sur l'opinion (c'est-à-dire sur le thème machiavélien de l'apparence d'efficacité ou d'intérêt au salus populi) qu'elle entretient sur la propre efficacité, si celle-ci ne donne au droit de propriété et à l'utilité publique qu'une place dérivée, alors on est en droit de s'interroger sur les réelles motivations du Souverain, qui, si nous nous reportons à l'acception machiavélienne (qui je le répète, semble être celle de Hume également), ne vise qu'à dominer (par opposition aux motivations du peuple, qui souhaite être libre). Cela à une incidence sur les relations des règles de justice avec le pouvoir politique : ce dernier n'intervient pour soutenir que dans la mesure où elles servent son propre intérêt de domination, et non comme un arbitre et un régulateur (ce qui me semble être plus le cas pour Ropke et les libéraux de l'"ordolibéralisme"): en d'autres termes, la thèse de d et l, qui visent à montrer que le propre de cette tradition est d'avoir internalisé l'Etat aux règles de la concurrence me paraît plausible, tant le souverain et la justice demeurent pour Hume deux entités séparées, et aux motivations concurrentes.

Mais je répète que votre remarque est très pertinente, parce que les écrits de Hume sur les contours et les principes de gouvernement sont assez confus.

Je suis d'accord avec vous sur les points communs qu'il est possible de trouver entre Hume et Machiavel, notamment dans la façon de concevoir l'émergence d'un pouvoir politique.

Dans la droite ligne de sa critique de la notion de contrat social et de l'état de nature (constructions chimériques selon lui qui déguisent les faits au lieu de permettre de les comprendre), Hume conçoit le monde social et l'Etat comme une réponse aux circonstances et à l'aveuglement des passions. Dans ce cas, il est clair que la justice n'est pas à l'origine de l'institution d'une autorité politique, contrairement à ce que proposent la fiction du contrat social ou les théoriciens des Cités idéales. Le parallèle avec Machiavel est alors clair: le monde ne peut être façonné par les seules exigences de la raison pratique à laquelle Hume dénie toute autonomie (ce dont Kant ne se satisfera pas).

Cependant la différence entre Hume et Machiavel réside sans doute dans la façon dont ils conçoivent la violence. Machiavel lui donne un rôle décisif dans la conduite et la préservation des intérêts de l'Etat (un peu comme chez Hobbes): le souverain doit faire peur pour contenir les passions humaines sans quoi la société exploserait. Si Hume, en tant qu'historien, n'ignore rien de la violence et du rôle qu'elle peut jouer dans la constitution de l'espace social, il n'en fait pas une caractéristique aussi fondamentale de l'histoire humaine que Hobbes ou Machiavel (qui ont vécu à des époques particulièrement troubles, ce qui a pu déformé leur perception de la réalité). Chez Hume, les passions sont moins violentes qu'inconséquentes: elles ignorent leur véritable intérêt. L'Etat n'a pas alors pour mission de corriger la nature humaine mais plutôt d'organiser la nécessité d'avoir des règles dans la vie en société, notamment en faisant en sorte que l'intérêt des gens soit de respecter les règles de la justice. Autrement dit, en refusant de faire de la violence la caractéristique principale de l'existence humaine, Hume ne fait pas de l'Etat l'instituteur (aux deux sens du mot) du monde social, car ce monde social peut fonctionner sans lui. Mais il reconnaît néanmoins la nécessité de son établissement (les circonstances l'ont voulu ainsi) ainsi que son influence bienfaisante sur le monde social qu'il peut aménager le cas échéant. C'est pourquoi, si je suis d'accord avec votre analyse selon laquelle il y a une hétérogénéité entre pouvoir politique et justice, je ne dirais pas que Hume en tire les mêmes conclusions que Machiavel quant à la nature de l'action politique: si Machiavel considère l'action politique et la justice comme antinomiques (jusqu'à soutenir que qu'être juste peut desservir l'autorité politique), Hume ne soutient pas cette antinomie et pense que le gouvernement peut améliorer les règles de justice (en les protégeant, en les faisant appliquer et éventuellement en forçant les gens à faire certaines conventions) bien qu'il soit apparu pour des raisons étrangères à la justice.

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