Mégille Posté 4 mars Signaler Posté 4 mars Marx a raison sur pas mal de choses, mine de rien. L'existence de la domination et de l'exploitation n'est pas loin d'être une constante depuis le début de l'histoire écrite. Cette domination prend des formes qualitativement différentes au cours du temps. Les changements généraux, de grande échelle, ont une structure à peu près intelligible : le schéma esclavagisme-féodalité-capitalisme est globalement vrai, en occident au moins. Et il y a des facteurs matériels (économiques) à tout ça. Il a tort de sous-estimer les facteurs idéologiques et intellectuels (on ne peut pas avoir le capitalisme sans les machines, et on ne peut pas avoir les machines sans une science avancée ; et les conditions matérielles aux innovations techniques ne sont pas moins nécessaires que les conditions morales aux innovations sociales), tout comme il a tort de sous-estimer l'usage de la force (avec ses justifications idéologiques), qu'il a tendance à ranger dans une super-structure superficielle. Le capitalisme du XIXème était peut-être oppressif, même s'il l'était, ce n'était pas de la façon proposée par la théorie économique marxiste, obsolète, mais parce qu'il y avait une coercition généralisée à l'encontre des ouvriers (working house, interdiction des syndicats, carnets ouvriers, etc) par des états aux intérêts alignés avec le capital, par le truchement du suffrage censitaire, de l'existence des clubs patronaux, des monopoles de droit et du protectionnisme, etc. On peu donc trancher entre Marx et Hegel, et admettre une association de facteurs idéels et matériels pour comprendre la structure générale de l'histoire. On peut aussi, sans doute, trancher entre eux à propos de l'attente du futur. Le prévoir, comme le prétend Marx, est évidemment au delà de nos capacités. Mais se contenter de comprendre rétrospectivement les mouvements achevés, comme s'en satisfait Hegel, est peut-être en deçà. S'il y a une structure générale des grands changements, alors, on peut tenter de comprendre le changement en cours, et la direction dans laquelle il va, même sans forcément pouvoir prédire l'état final (et encore moins le suivant). Par contre, pour sa futurologie, Marx commet de grosses erreurs, intellectuellement impardonnables. Contrairement à ses erreurs en économie, qui étaient celles de son temps, et qui étaient cohérentes entre elles, il échoue à donner du futur une image en accord avec sa vision de l'histoire. D'une perspective même un tout petit peu marxiste du passé, on peu identifier quelques généralités qui contredisent ses espoirs et ses prophéties politiques : - Ce n'est jamais la classe dominée qui remplace la classe dominante, mais toujours un segment proche de la classe dominée, associé à la classe dominante. Ce ne sont pas les esclaves qui ont remplacés les maîtres, mais les barbares fédérés. Ce ne sont pas les serfs qui ont remplacés les seigneurs, mais les bourgeois libres. - Le changement de système n'implique pas forcément la disparition de la classe dominante précédente, seulement son obsolescence. L'aristocratie gallo-romaine a survécu au féodalisme, et s'est fondu dans la nouvelle noblesse. Les grands propriétaires terriens et les familles aristocratiques médiévales n'ont pas disparu avec l'avènement des industriels et des financiers -pas plus que les monarchies n'ont eu à toute laisser la place aux républiques- ils s'y sont associés, ou bien on gardé une petite place confortable à leurs cotés. Elles peuvent mêmes, comme la royauté anglaise, conserver formellement tout le pouvoir, même après avoir perdu toute puissance réelle. - Les révolutions sont des épiphénomènes, et l'on toujours été. Même si elles accompagnent les changements sociaux de grande échelle, elles ne les causent pas plus que les séismes ne causent le mouvement des continents. Ce n'est pas la révolution française qui a instauré le capitalisme - tous les marxistes savent qu'elles n'est qu'une conséquence collatérale de l'accumulation du capital, et du changement qui était en cours de toute façon. Et qui avait tout aussi bien cours -peut-être même encore plus vite- de l'autre coté de la Manche, avec ou sans révolution. Ces erreurs de Marx et des marxistes expliquent leur incapacité à comprendre la transformation du capitalisme vers le système suivant -dès que ça ne leur plaît pas, ils sont incapables d'y voir autre chose qu'un retour au système précédent, malgré les évidentes différences majeurs. Marx face à la multiplication des fonctionnaires français, ou plus récemment Graeber face aux bullshit jobs et Varoufakis face aux géants de la tech sont incapables de voir autre chose en ça -qui n'est évidemment plus du pur capitalisme façon XIXème- qu'un retour à la féodalité. Même si ça n'a évidemment rien à voir avec ce qui défini la féodalité chez Marx, à savoir, le contrôle des moyens d'existence. Ce qui se joue plutôt, c'est l'avènement d'une classe qui domine par le contrôle des moyens immatériels de production. Non plus les machines, mais la technique, l'information, la supervision des procédures. Comme ont aurait pu le prévoir en prenant en compte les oublis de Marx, c'est non pas l'ouvrier qui prend le pouvoir sur son patron, mais une classe intermédiaire, le contre-maître, la manager, le technicien, et avec lui le bureaucrate (qui est au technocrate ce que le capitaliste financier est au capitaliste industriel). Schumpeter (dans Capitalisme, socialisme et démocratie), Deleuze (dans le post-scriptum sur les sociétés de contrôle), et dans une moindre mesure peut-être aussi Galbraith et Lyotard, avaient déjà mieux observés cette transformation. Les révolutions communistes du XXème siècle étaient des tentatives précoces de se contenter de ce nouveau système en se dépouillant du précédent. Elles sont comparables aux révolutions hollandaises et anglaises. Mais les capitalistes peuvent très bien subsister après leur perte d'hégémonie, tout comme la vieille noblesse. Musk et Trump sont des frondeurs, et un libertarianisme approximatif sert de nouveau jansénisme. Mais si j'ai raison, et si Marx a raison à travers ses erreurs, ça ne donnera pas grand chose. La bonne nouvelle, c'est que puisque le libéralisme précède le capitalisme (le mode de production du temps de Locke, et des frères Dewitt et des frères De la Court, était largement pré-capitaliste), il peut tout aussi bien lui survivre. 3
F. mas Posté 19 mars Signaler Posté 19 mars Il me semble que pour le débat sur le retour au féodalisme dans la tradition marxienne, de Cédric Durand à Varoufakis, est intéressant pour savoir à quel point le capitalisme a changé. S'il y a retour au féodalisme, le capitalisme redevient un système d'exploitation extractif de type rentier (les géants de la tech deviennent des monopoles qui cherchent avant tout à tirer une rente de leur position dominante), là où le capitalisme 'classique' était aiguillonné par la recherche du profit. J'attire ton attention sur cet article de E Morozov paru dans la New Left Review qui critique cette position de néoféodalisme. Il revient en particulier sur la place de l'Etat (américain) dans la dynamique de l'innovation qui pour lui affaiblit largement l'idée d'un retour pur et simple au système féodale (au sens marxien). https://newleftreview.org/issues/ii133/articles/evgeny-morozov-critique-of-techno-feudal-reason
Soda Posté 21 mars Signaler Posté 21 mars Le 04/03/2025 à 11:15, Mégille a dit : Marx a raison sur pas mal de choses, mine de rien. L'existence de la domination et de l'exploitation n'est pas loin d'être une constante depuis le début de l'histoire écrite. Cette domination prend des formes qualitativement différentes au cours du temps. Les changements généraux, de grande échelle, ont une structure à peu près intelligible : le schéma esclavagisme-féodalité-capitalisme est globalement vrai, en occident au moins. Et il y a des facteurs matériels (économiques) à tout ça. Il a tort de sous-estimer les facteurs idéologiques et intellectuels (on ne peut pas avoir le capitalisme sans les machines, et on ne peut pas avoir les machines sans une science avancée ; et les conditions matérielles aux innovations techniques ne sont pas moins nécessaires que les conditions morales aux innovations sociales), tout comme il a tort de sous-estimer l'usage de la force (avec ses justifications idéologiques), qu'il a tendance à ranger dans une super-structure superficielle. Le capitalisme du XIXème était peut-être oppressif, même s'il l'était, ce n'était pas de la façon proposée par la théorie économique marxiste, obsolète, mais parce qu'il y avait une coercition généralisée à l'encontre des ouvriers (working house, interdiction des syndicats, carnets ouvriers, etc) par des états aux intérêts alignés avec le capital, par le truchement du suffrage censitaire, de l'existence des clubs patronaux, des monopoles de droit et du protectionnisme, etc. On peu donc trancher entre Marx et Hegel, et admettre une association de facteurs idéels et matériels pour comprendre la structure générale de l'histoire. On peut aussi, sans doute, trancher entre eux à propos de l'attente du futur. Le prévoir, comme le prétend Marx, est évidemment au delà de nos capacités. Mais se contenter de comprendre rétrospectivement les mouvements achevés, comme s'en satisfait Hegel, est peut-être en deçà. S'il y a une structure générale des grands changements, alors, on peut tenter de comprendre le changement en cours, et la direction dans laquelle il va, même sans forcément pouvoir prédire l'état final (et encore moins le suivant). Par contre, pour sa futurologie, Marx commet de grosses erreurs, intellectuellement impardonnables. Contrairement à ses erreurs en économie, qui étaient celles de son temps, et qui étaient cohérentes entre elles, il échoue à donner du futur une image en accord avec sa vision de l'histoire. D'une perspective même un tout petit peu marxiste du passé, on peu identifier quelques généralités qui contredisent ses espoirs et ses prophéties politiques : - Ce n'est jamais la classe dominée qui remplace la classe dominante, mais toujours un segment proche de la classe dominée, associé à la classe dominante. Ce ne sont pas les esclaves qui ont remplacés les maîtres, mais les barbares fédérés. Ce ne sont pas les serfs qui ont remplacés les seigneurs, mais les bourgeois libres. - Le changement de système n'implique pas forcément la disparition de la classe dominante précédente, seulement son obsolescence. L'aristocratie gallo-romaine a survécu au féodalisme, et s'est fondu dans la nouvelle noblesse. Les grands propriétaires terriens et les familles aristocratiques médiévales n'ont pas disparu avec l'avènement des industriels et des financiers -pas plus que les monarchies n'ont eu à toute laisser la place aux républiques- ils s'y sont associés, ou bien on gardé une petite place confortable à leurs cotés. Elles peuvent mêmes, comme la royauté anglaise, conserver formellement tout le pouvoir, même après avoir perdu toute puissance réelle. - Les révolutions sont des épiphénomènes, et l'on toujours été. Même si elles accompagnent les changements sociaux de grande échelle, elles ne les causent pas plus que les séismes ne causent le mouvement des continents. Ce n'est pas la révolution française qui a instauré le capitalisme - tous les marxistes savent qu'elles n'est qu'une conséquence collatérale de l'accumulation du capital, et du changement qui était en cours de toute façon. Et qui avait tout aussi bien cours -peut-être même encore plus vite- de l'autre coté de la Manche, avec ou sans révolution. Ces erreurs de Marx et des marxistes expliquent leur incapacité à comprendre la transformation du capitalisme vers le système suivant -dès que ça ne leur plaît pas, ils sont incapables d'y voir autre chose qu'un retour au système précédent, malgré les évidentes différences majeurs. Marx face à la multiplication des fonctionnaires français, ou plus récemment Graeber face aux bullshit jobs et Varoufakis face aux géants de la tech sont incapables de voir autre chose en ça -qui n'est évidemment plus du pur capitalisme façon XIXème- qu'un retour à la féodalité. Même si ça n'a évidemment rien à voir avec ce qui défini la féodalité chez Marx, à savoir, le contrôle des moyens d'existence. Ce qui se joue plutôt, c'est l'avènement d'une classe qui domine par le contrôle des moyens immatériels de production. Non plus les machines, mais la technique, l'information, la supervision des procédures. Comme ont aurait pu le prévoir en prenant en compte les oublis de Marx, c'est non pas l'ouvrier qui prend le pouvoir sur son patron, mais une classe intermédiaire, le contre-maître, la manager, le technicien, et avec lui le bureaucrate (qui est au technocrate ce que le capitaliste financier est au capitaliste industriel). Schumpeter (dans Capitalisme, socialisme et démocratie), Deleuze (dans le post-scriptum sur les sociétés de contrôle), et dans une moindre mesure peut-être aussi Galbraith et Lyotard, avaient déjà mieux observés cette transformation. Les révolutions communistes du XXème siècle étaient des tentatives précoces de se contenter de ce nouveau système en se dépouillant du précédent. Elles sont comparables aux révolutions hollandaises et anglaises. Mais les capitalistes peuvent très bien subsister après leur perte d'hégémonie, tout comme la vieille noblesse. Musk et Trump sont des frondeurs, et un libertarianisme approximatif sert de nouveau jansénisme. Mais si j'ai raison, et si Marx a raison à travers ses erreurs, ça ne donnera pas grand chose. La bonne nouvelle, c'est que puisque le libéralisme précède le capitalisme (le mode de production du temps de Locke, et des frères Dewitt et des frères De la Court, était largement pré-capitaliste), il peut tout aussi bien lui survivre. C'est vraiment trop amusant ChatGPT 4.5 Révélation Synthèse critique sur l’évolution des classes dominantes et du capitalisme Introduction Dans le sillage de Marx, Hegel, Schumpeter, Deleuze, Galbraith, Lyotard et d’autres penseurs, nous proposons une analyse critique en cinq volets du devenir des classes dominantes et du capitalisme. Chaque section aborde un axe de réflexion précis, articulant facteurs matériels et idéels dans l’histoire, anticipations manquées du marxisme, comparaisons théoriques sur l’avenir du capitalisme, rôle des classes intermédiaires contemporaines, et la possible survivance du libéralisme après le capitalisme. Pour chaque volet, nous développons des arguments éclairés par des exemples historiques ou contemporains et examinons des contre-arguments issus de la littérature philosophique, économique ou sociologique. 1. Évolution historique des classes dominantes : Facteurs matériels et idéels Lutte de classes et transformation sociale – Depuis l’Antiquité jusqu’à l’ère moderne, les classes dominantes ont sans cesse évolué. Pour Karl Marx, l’histoire est marquée par la succession de modes de production (esclavagisme, féodalisme, capitalisme…) et leurs classes dominantes respectives – maîtres, seigneurs, bourgeois – qui exploitent les classes subalternes. Cette approche matérialiste souligne comment l’économie et la production matérielle déterminent en grande partie l’organisation sociale. Ainsi, à chaque mode de production correspond des rapports de production spécifiques où une classe détient les moyens matériels de production et en domine une autre, comme le montrent les exemples du seigneur féodal et de ses serfs, ou du bourgeois capitaliste face au prolétaire. Idéologie et hégémonie culturelle – Cependant, les idées dominantes jouent aussi un rôle majeur. Marx et Engels affirment que « les idées dominantes d’une époque ont toujours été les idées de la classe dominante ». Ce constat montre que les classes dirigeantes imposent également leur idéologie pour légitimer leur pouvoir. Hegel, quant à lui, met en scène la fameuse dialectique du maître et de l’esclave, où la conscience se forme par la reconnaissance mutuelle et le conflit, soulignant un aspect plus philosophique du pouvoir : la domination n’est pas seulement matérielle, elle est aussi relationnelle et symbolique. Antonio Gramsci reprend cette idée en parlant d’hégémonie culturelle : la bourgeoisie maintient sa position en diffusant une vision du monde acceptée par les classes subalternes. Par exemple, au XIX^e siècle, la bourgeoisie industrielle promeut la méritocratie et l’individualisme libéral, qui justifient l’ordre social existant en le présentant comme naturel ou souhaitable. Alliance du matériel et de l’idéel – L’évolution des classes dominantes résulte donc d’un double mouvement. Matériellement, des inventions techniques ou des crises économiques peuvent renverser l’équilibre des forces (la machine à vapeur et l’usine ont permis l’essor de la bourgeoisie face à l’aristocratie foncière). Sur le plan idéel, des transformations culturelles ou intellectuelles accompagnent et consolident ces basculements. Par exemple, la Révolution industrielle en Angleterre au XVIII^e siècle s’est appuyée sur l’Éthique protestante analysée par Max Weber, qui valorisait le travail et l’accumulation – un climat spirituel favorable à la montée de la bourgeoisie capitaliste. De même, la classe capitaliste a su promouvoir les idéaux libéraux (liberté de commerce, droits individuels) pour asseoir son pouvoir économique à travers des constitutions et déclarations des droits (Angleterre, France, États-Unis). Contre-arguments et nuances – Des critiques alternatives soulignent toutefois que l’accent exclusif sur les facteurs économiques peut occulter l’autonomie du politique et du culturel. Weber et d’autres ont montré que l’essor du capitalisme n’était pas inéluctable économiquement mais lié à des valeurs culturelles spécifiques (éthique religieuse, rationalisation juridique). De plus, la thèse de l’idéologie dominante est nuancée par l’existence de contre-courants intellectuels à chaque époque : par exemple, l’Église a souvent résisté aux valeurs marchandes montantes, et le socialisme du XIX^e siècle a constitué une idéologie rivale frontale à celle de la bourgeoisie. Enfin, l’histoire réelle n’est pas un déroulement mécanique de phases prédictibles. Des événements contingents (guerres, découvertes) ont façonné la trajectoire des classes dirigeantes. Fernand Braudel ou Karl Polanyi rappellent que l’économie de marché elle-même est une construction historique singulière, non un aboutissement nécessaire du passé féodal. On pourrait donc dire que l’analyse dialectique matériel/idéel fournit un cadre puissant, mais qui doit intégrer la complexité des trajectoires historiques – rien n’était écrit d’avance, pas même la victoire finale de la bourgeoisie. 2. Limites de la futurologie marxiste : prédictions et imprévus Les prédictions de Marx sur le capitalisme – Marx n’était pas seulement un analyste du capitalisme du XIX^e siècle, il se voulait aussi prophète d’une révolution à venir. Sa futurologie repose sur l’idée que le capitalisme s’autodétruirait par ses contradictions internes, menant à la révolution prolétarienne puis au communisme. Par exemple, Marx prédisait la polarisation de classe totale : la classe moyenne (petite bourgeoisie) devait être broyée, laissant face à face un petit nombre de capitalistes et une masse énorme de prolétaires. Il anticipait aussi la formation d’une « armée de réserve industrielle » (chômage de masse) maintenant les salaires au plus bas, la baisse tendancielle du taux de profit et la généralisation des crises économiques de plus en plus graves. Selon lui, ces tendances mèneraient à un effondrement du système – « le capitalisme portait en lui les germes de sa propre destruction », pour paraphraser. Le rendez-vous manqué de la révolution – Or, le XX^e siècle n’a pas vu l’effondrement du capitalisme industriel occidental tel que Marx l’envisageait. Au contraire, le capitalisme s’est transformé et a perduré en démentant plusieurs prédictions. D’abord, la classe moyenne ne s’est pas volatilisée ; elle s’est même élargie durant les Trente Glorieuses. Cette prospérité relative a servi de tampon entre bourgeoisie et prolétariat, atténuant la conscience de classe révolutionnaire. Ensuite, les États ont mis en œuvre des politiques sociales et réglementaires (inspirées par Keynes, le New Deal, l’État-providence) qui ont corrigé certaines contradictions : protection sociale, droit du travail, intervention étatique en cas de crise. Ces mesures ont évité que la misère ouvrière ne mène à l’explosion prévue. Herbert Marcuse (École de Francfort) a théorisé l’intégration des travailleurs par la société de consommation et les médias, anesthésiant leur esprit critique. Par ailleurs, Marx n’avait pas anticipé l’émergence de nouvelles formes de pouvoir économique : la financiarisation globale, les multinationales transcendant les nations, ou encore le rôle croissant de la technologie numérique et de la data dans la domination contemporaine. Nouvelles formes de domination – Le capitalisme a prouvé son élasticité : il a adopté des visages nouveaux. Le XX^e siècle a notamment vu apparaître un capitalisme managérial et financier, moins centré sur le propriétaire-entrepreneur individuel que sur des structures anonymes (grandes entreprises dirigées par des managers, fonds d’investissement, etc.). Marx ne pouvait anticiper complètement la montée de cette technocratie capitaliste où le pouvoir se diffuse parmi des gestionnaires plutôt que de se concentrer uniquement dans la figure du capitaliste-propriétaire classique. De plus, des régimes hybrides alliant autoritarisme politique et économie de marché (par exemple, la Chine actuelle) montrent une trajectoire non prévue par la futurologie marxiste, où le capitalisme ne s’effondre pas dans la démocratie prolétarienne, mais se combine avec des structures étatiques fortes. Contre-arguments marxistes contemporains – Face à ces imprévus, des marxistes contemporains avancent plusieurs explications plutôt que de renoncer à l’analyse. Ils soulignent que certaines tendances prévues par Marx se sont réalisées, mais différemment : la concentration du capital est bien réelle (oligopoles, multinationales géantes), et la mondialisation a effectivement englobé toute la planète dans le marché (il a fallu l’entrée de la Chine et la chute de l’URSS pour parachever cette intégration). Ils rappellent que Marx voyait la révolution comme imminente, mais elle a été déviée vers les pays moins industrialisés (Russie, Chine) au XX^e siècle, et ces expériences ont eu leurs propres dynamiques (dégénérant en dictatures bureaucratiques plutôt qu’en utopies égalitaires). Certains invoquent aussi l’idée que la crise finale du capitalisme peut être retardée mais pas évitée – citant par exemple les crises écologiques ou l’accroissement des inégalités extrêmes comme possibles déclencheurs futurs. Toutefois, des économistes non marxistes soulignent l’échec des prédictions de Marx : selon eux, la croissance du niveau de vie ou le maintien d’une concurrence relativement ouverte invalident l’idée d’un appauvrissement inéluctable ou d’un monopole absolu du capital. Pour ces critiques, le capitalisme a su se renouveler (innovation, « destruction créatrice » schumpétérienne) et produire du consensus social via la consommation de masse, rendant obsolète l’horizon révolutionnaire classique. Ainsi, la futurologie marxiste est remise en cause non pour son souci d’anticipation, mais pour son téléologisme rigide – l’histoire ne s’est pas réduite au scénario écrit en 1848, elle a emprunté des chemins plus tortueux. 3. Le devenir du capitalisme selon Marx, Schumpeter, Deleuze, Galbraith et Lyotard Marx : autodestruction et dépassement – Pour Marx, comme discuté, le capitalisme est condamné à être dépassé par le socialisme, du fait de ses contradictions internes. Sa vision est à la fois économique et eschatologique : il entrevoit un enchaînement de crises de plus en plus fortes, la paupérisation des masses, la révolte prolétarienne mondiale et l’avènement d’une société sans classes. Cette perspective téléologique accorde peu de place à un devenir du capitalisme autre que sa fin pure et simple. Schumpeter : “destruction créatrice” et disparition par le succès – Joseph Schumpeter, dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie (1942), offre une analyse subtile du futur du capitalisme. Schumpeter est célèbre pour son concept de destruction créatrice, ce processus par lequel l’innovation détruit les anciennes structures pour en créer de nouvelles, assurant le dynamisme du capitalisme. Cependant, Schumpeter rejoint paradoxalement Marx sur un point : il pense aussi que le capitalisme disparaîtra, mais non par échec, plutôt par son succès même. Il commence son livre par la phrase choc : « Le capitalisme peut-il survivre ? Non. Je ne crois pas qu’il le puisse. ». Il explique que le capitalisme, en développant la rationalisation et l’efficacité, érode les fondements sociaux qui le soutiennent – la mentalité bourgeoise d’entrepreneur se dissout, les succès du capitalisme produisent une classe intellectuelle critique à son égard, et l’État providence finit par le supplanter. En somme, pour Schumpeter, le capitalisme engendre un monde où l’innovation est routinière (dans de grandes bureaucraties d’entreprise) et où les entrepreneurs d’hier laissent place à des gestionnaires sans passion, ouvrant la voie à un socialisme administratif. Cette thèse reste débattue : force est de constater que le capitalisme est toujours là en 2025, mais effectivement transformé – moins héroïque et individualiste que dans sa phase du XIX^e siècle. Deleuze : “sociétés de contrôle” plutôt que capitalisme pur – Gilles Deleuze, dans son Post-scriptum sur les sociétés de contrôle (1990), ne parle pas directement du capitalisme au sens économique, mais analyse l’évolution des formes de pouvoir dans la société contemporaine. Prolongeant Michel Foucault (qui décrivait les sociétés disciplinaires du XIX^e–XX^e siècles organisées autour de l’usine, de la prison, de l’école), Deleuze affirme qu’à la fin du XX^e siècle émerge une nouvelle configuration : les sociétés de contrôle. Celles-ci correspondent à un capitalisme devenu mondialisé et immatériel, où le pouvoir ne s’exerce plus tant par l’enfermement des corps que par la modulation continue des comportements theanarchistlibrary.org . Dans les sociétés de contrôle, on passe de “moules” rigides (la chaîne de montage, l’horaire fixe) à des “modulations” flexibles (télésurveillance, évaluation continue, endettement permanent) theanarchistlibrary.org . Par exemple, plutôt que l’usine fordiste, c’est l’open-space et le télétravail sous surveillance numérique ; plutôt que la discipline scolaire stricte, c’est le contrôle via l’orientation, les algorithmes pédagogiques, etc. Deleuze voit là un devenir du capitalisme où la domination est plus diffuse, intégrée aux moindres actes de liberté apparente : acheter un smartphone, utiliser les réseaux sociaux, c’est aussi accepter d’être tracé, analysé, influencé. Le capitalisme de surveillance décrit par Shoshana Zuboff rejoint cette idée. Deleuze, néanmoins, reste dans une approche philosophique critique, laissant entendre que de nouvelles armes (de résistance, de créativité) pourraient émerger face à cette emprise généralisée. Galbraith : technostructure et capitalisme régulé – John Kenneth Galbraith, économiste institutionnaliste du XX^e siècle (Le Nouvel État industriel, 1967), a étudié l’évolution du capitalisme vers un système dominé par de grandes entreprises planifiant leur environnement. Il introduit la notion de technostructure pour décrire l’ensemble des managers, ingénieurs, techniciens qui dirigent effectivement ces firmes géantes. Selon Galbraith, dans les années d’après-guerre, les très grandes entreprises aux États-Unis avaient acquis la capacité de contrôler la demande des consommateurs et la croissance du marché via la publicité et le marketing. Cela leur permettait de stabiliser en partie le système, en évitant les crises de surproduction classiques. Galbraith voyait également l’État et ces grandes firmes s’allier pour garantir la stabilité (thèse du capitalisme régulé par le partenariat big business/gouvernement). Dans son scénario, le capitalisme de l’époque contemporaine n’est plus celui des libres entrepreneurs concurrentiels chers aux libéraux classiques, mais un capitalisme oligopolistique et technocratique. Il note en outre que cette évolution change la nature même de la classe dominante : ce ne sont plus seulement les propriétaires (actionnaires) mais aussi les gestionnaires experts qui détiennent le pouvoir. Cette analyse recoupe celle de Burnham (voir Section 4). Contrepoint : Galbraith a été critiqué pour son manque de rigueur empirique et l’optimisme implicite de sa vision d’un capitalisme stable. Par exemple, Thomas Sowell et d’autres ont objecté que la prétendue invincibilité des géants a été démentie par l’ascension de nouveaux concurrents (l’invasion des automobiles japonaises face à GM dans les années 1970), montrant que la destruction créatrice schumpétérienne restait à l’œuvre. Il n’en reste pas moins que Galbraith a mis le doigt sur l’importance des structures managériales modernes. Lyotard : fin des “grands récits” et capitalisme postmoderne – Jean-François Lyotard, dans La Condition postmoderne (1979), n’étudie pas directement le capitalisme mais offre un éclairage sur le savoir et la culture à l’ère post-industrielle. Il soutient que nous avons perdu foi dans les “grands récits” unificateurs (comme le récit marxiste de l’émancipation prolétarienne ou le récit libéral du progrès humain universel). Le savoir, dit Lyotard, devient une marchandise centrale ; on valorise la performativité (efficacité, rendement) au détriment de la vérité ou de l’émancipation. Appliqué au devenir du capitalisme, cela signifierait que le capitalisme s’intègre profondément dans la production de connaissances et la culture, rendant difficile l’idée même de lui opposer un projet global alternatif (puisque les méta-idéologies sont discréditées). Lyotard rejoint ainsi la notion d’un capitalisme postmoderne où tout – savoir, langage, identité – se morcelle en jeux locaux et en micro-récits, pendant que la logique du capital (mesure de la performance, investissement technologique) demeure la seule constante. Un effet contemporain en est l’ubiquité du numérique : les algorithmes évaluent notre travail, nos loisirs, nos relations (de Tinder à Uber en passant par l’université), concrétisant ce règne de la performativité capitaliste. Une critique qu’on peut adresser à cette vision est qu’elle semble entériner une victoire totale du capitalisme sur l’imaginaire : or, des mouvements actuels (écologisme radical, communs collaboratifs, néo-socialismes locaux) tentent de refaire émerger de nouvelles utopies ou « métarécits » de substitution. Comparaison structurée – En synthèse, ces auteurs, bien que très différents, traitent du devenir du capitalisme sous des angles complémentaires : Marx pense le dépassement dialectique du capitalisme en socialisme (vision révolutionnaire téléologique). Schumpeter voit un dépérissement interne du capitalisme, non par crise violente, mais par transformation graduelle en socialisme bureaucratique (évolutionniste pessimiste : le capitalisme se suicide). Deleuze diagnostique la mutation du capitalisme disciplinaire en un capitalisme de contrôle diffus, insinuant que la domination persiste sous des formes plus fluides (critique socio-philosophique du pouvoir). Galbraith décrit un capitalisme oligarchique tenu par une technostructure planificatrice, suggérant un système stable mais où la liberté du marché est en partie une illusion (analyse institutionnaliste critique). Lyotard suggère qu’à l’ère postmoderne, le capitalisme absorbe la sphère du savoir et rend caduques les alternatives globales (perspective postmoderne sur l’idéologie). Chacun apporte un éclairage, et on voit bien qu’aucun ne peut prédire à lui seul l’avenir. Par exemple, Schumpeter n’avait pas prévu l’avènement du néolibéralisme triomphant des années 1980 (retour offensif du capitalisme pur), tandis que Marx et Lyotard n’anticipaient pas le défi écologique actuel qui pourrait reconfigurer profondément le capitalisme. Le débat reste ouvert : le capitalisme est-il sur le déclin de longue période (thèse de la “seconde crise” écologique/sociétale) ou va-t-il encore se métamorphoser en intégrant ses critiques ? 4. Nouvelles classes intermédiaires : managers, techniciens, bullshit jobs et pouvoir immatériel Montée des classes intermédiaires – L’un des faits saillants du XX^e siècle est l’essor des nouvelles classes intermédiaires : cadres, managers, techniciens, bureaucrates, professionnels de la gestion. Ni capitalistes propriétaires, ni prolétaires au sens traditionnel, ces groupes occupent une position intermédiaire mais jouent un rôle croissant dans l’économie. Dès les années 1940, James Burnham théorisait dans The Managerial Revolution l’avènement d’une “classe gestionnaire” ou managériale qui prendrait le contrôle effectif de la société, remplaçant l’ancienne bourgeoisie. Selon lui, la propriété capitaliste s’émiette dans les sociétés anonymes et le pouvoir se déplace vers ceux qui administrent ces organisations (directeurs, hauts-fonctionnaires, ingénieurs). Cette idée a eu une postérité : au-delà de Burnham, les sociologues et penseurs de la technocratie (Galbraith avec la technostructure, ou les analyses des élites bureaucratiques dans les États communistes) constatent qu’une couche de gestionnaires exerce de facto la domination, souvent au nom du capital ou de l’État, parfois avec une autonomie propre. La « classe gestionnaire » en pratique – Dans notre économie contemporaine, on voit clairement l’influence de cette classe : des PDG aux hauts fonctionnaires, en passant par les cadres intermédiaires, ils forment une sorte de corps social international partageant des normes (diplômes, culture managériale) et circulant entre secteurs privé et public. On parle aujourd’hui de plus en plus de la “nomenklatura” managériale ou d’élite globalisée (les fameux 1% du haut). Un auteur comme John Kenneth Galbraith notait que les managers des grandes entreprises peuvent prendre des décisions alignées avec des politiques gouvernementales pour stabiliser le système. L’article cité sur l’oligarchie managériale souligne que cette classe gestionnaire tire son pouvoir de sa compétence technique et de sa capacité à passer du secteur privé aux agences publiques, assurant une continuité des intérêts dominants. Un exemple contemporain est celui des régulateurs financiers souvent issus des mêmes grandes banques qu’ils doivent réguler (phénomène de la « porte tambour »). De plus, l’économie numérique a vu naître une aristocratie de codeurs, de data scientists, de gestionnaires de plateformes : un nouveau clergé technique détenant un savoir-faire que la population n’a pas, créant une asymétrie de pouvoir. “Bullshit jobs” et critique du travail inutile – L’anthropologue David Graeber a jeté un pavé dans la mare avec sa théorie des « bullshit jobs » (emplois à la con). Selon lui, une part significative des emplois modernes, notamment dans le tertiaire administratif, sont dépourvus de sens ou d’utilité sociale perçue. Il cite par exemple les armées de coordinateurs, de sous-managers, de conseillers dont la disparition passerait inaperçue quant à la production effective de biens ou de services utiles. Graeber avance des raisons à ce phénomène paradoxal dans un capitalisme pourtant axé sur l’efficacité : le besoin de distinction sociale des élites (avoir des subalternes pour se sentir important), la logique bureaucratique qui crée son propre travail, et l’idéologie selon laquelle “travailler, même fictivement, c’est bien” lvsl.fr . Cette critique rejoint celles de Thorstein Veblen un siècle plus tôt sur la “classe oisive” et le travail ostentatoire. Des études récentes nuancent l’ampleur réelle du phénomène (contestant les sondages utilisés par Graeber), mais son intuition a trouvé un large écho car elle questionne la valeur du travail dans nos sociétés. On peut penser, par exemple, aux innombrables reportings, réunions inutiles et couches hiérarchiques qui fragmentent les tâches productives réelles. Le concept de “bullshit jobs” introduit un angle important : une partie du pouvoir immatériel (symbolique, organisationnel) s’exerce via la création ou le maintien d’emplois inutiles – ce qui rejoint l’idée d’un contrôle social par l’occupation du temps et l’illusion de la nécessité. Pouvoir immatériel et nouvelles formes de contrôle au travail – Le pouvoir aujourd’hui ne s’exprime pas seulement par la propriété d’usines ou la coercition physique, mais par la maîtrise de l’information, du langage, des affects. Les managers et techniciens sont souvent détenteurs de ce pouvoir immatériel : ils contrôlent les flux de données, l’organisation des tâches, la communication interne. Par exemple, un community manager d’entreprise influe sur l’image publique de la firme, un data analyst peut déterminer la stratégie marketing via ses rapports chiffrés. Michel Foucault parlait de bio-pouvoir pour décrire la manière dont l’administration gère les populations par des normes plus que par la force. On pourrait dire qu’il existe aussi un info-pouvoir ou techno-pouvoir exercé par cette nébuleuse de professionnels du savoir. Deleuze (Sociétés de contrôle) l’illustre en disant que le contrôle moderne passe par l’intégration volontaire des individus dans des systèmes informatiques (cartes de crédit, téléphones) qui les suivent à la trace. Au travail, cela se voit avec l’évaluation continue, la gamification, l’intériorisation des objectifs. Ainsi, les classes intermédiaires contribuent à un pouvoir diffus : celui de faire accepter aux autres un certain ordre sans nécessairement recourir à la contrainte visible. Points de tension et critiques – Cependant, ces nouvelles classes sont elles-mêmes traversées de contradictions. D’une part, tout “cadre” reste le subalterne d’un autre plus haut placé ; beaucoup de ces cols blancs subissent aliénation et insatisfaction (d’où le succès de la thématique du burn-out ou de la “quête de sens”). D’autre part, Graeber et d’autres soulignent l’insoutenabilité psychologique et économique d’un système remplissant les vies d’emplois creux. Des voix libérales ou mainstream, en retour, défendent l’idée que si un emploi existe, c’est qu’il y a demande, fût-elle intangible (par exemple, coordonner des équipes a une utilité même si elle est dure à mesurer). On objecte aussi que ce phénomène est surtout présent dans les bureaucraties publiques ou les grandes entreprises établies, et qu’il est combattu par la culture startup plus flexible (mais cela reste débattu). Enfin, se pose la question : ces classes intermédiaires forment-elles une nouvelle classe dominante ? Certains, comme Burnham ou l’article L’Oligarchie managériale, le pensent. D’autres rétorquent que ces managers restent au service des détenteurs du capital (actionnaires, fonds). Toutefois, avec la montée de la connaissance comme ressource critique, on peut imaginer des scénarios où l’ingénieur/manager devance le propriétaire. On en voit un embryon dans la Silicon Valley où les fondateurs d’entreprises technologiques (souvent ingénieurs de formation) concentrent à la fois propriété et savoir technique, brouillant l’ancien schéma capitaliste. En somme, les classes intermédiaires contemporaines sont à la fois agents de stabilité (elles bénéficient du statu quo et le reproduisent) et facteurs de changement (leur propre frustration ou vision du monde peut impulser des réformes). Elles occupent une position charnière, dont l’analyse est cruciale pour comprendre la dynamique sociale présente et à venir. 5. Le libéralisme peut-il survivre après (ou sans) le capitalisme ? Distinguer libéralisme et capitalisme – Avant tout, clarifions ces termes : le libéralisme est une doctrine politique et économique valorisant la liberté individuelle, l’État de droit, la propriété privée et le libre-échange. Le capitalisme est un système socio-économique fondé sur la propriété privée des moyens de production, la recherche du profit et l’accumulation de capital. S’ils se sont historiquement renforcés mutuellement, ils sont conceptuellement distincts. On peut très bien imaginer, au moins théoriquement, un libéralisme politique (démocratie, libertés civiles) sans capitalisme économique (par exemple dans une économie mixte ou socialiste de marché), ou inversément un capitalisme autoritaire sans libéralisme (ex : la Chine actuelle pratique le marché sans démocratie). La question posée est provocatrice : si le capitalisme venait à disparaître ou se transformer radicalement, le libéralisme – en tant qu’idéal de liberté individuelle et de gouvernement limité – perdurerait-il ? Racines pré-capitalistes du libéralisme – Historiquement, le libéralisme est né avant le capitalisme industriel. Aux Pays-Bas et en Angleterre du XVII^e siècle, des formes précoces de libéralisme politique et religieux ont émergé dans des sociétés commerciales certes, mais encore loin du capitalisme industriel du XIX^e. Les Provinces-Unies néerlandaises durant leur « Siècle d’or » (1580–1700) offrent un bon exemple : elles ont développé une tolérance religieuse, une liberté d’expression relative et un gouvernement républicain oligarchique, sur fond de prospérité commerciale. Ce n’était pas une démocratie moderne, mais l’esprit libéral s’y manifestait (refuge de philosophes comme Descartes ou Spinoza). En Angleterre, la Glorieuse Révolution de 1688 puis les Lumières écossaises et anglaises (Locke, Hume, Smith) ont forgé l’armature du libéralisme avant que le pays ne soit totalement industrialisé. Ces exemples montrent que le libéralisme puise dans un terreau culturel (individualisme protestant, parlementarisme) qui peut être partiellement indépendant de la phase capitaliste : il s’opposait initialement à l’absolutisme féodal ou monarchique, pas au socialisme (qui n’existait pas encore). Libéralisme après la fin du capitalisme ? – Si l’on imagine un futur où le capitalisme actuel s’efface (disons au profit d’une économie plus planifiée ou collaborative, ou forcé par des contraintes écologiques à changer radicalement), plusieurs scénarios pour le libéralisme se dessinent : Scénario optimiste : le libéralisme survit et s’adapte. Autrement dit, même sans capitalisme débridé, on pourrait maintenir un régime de libertés individuelles, de droits, d’alternance démocratique. Par exemple, certains socialistes démocratiques envisagent une économie post-capitaliste (avec propriété collective ou coopérative des principaux moyens de production) tout en préservant les libertés publiques et le pluralisme politique – ce fut le rêve d’un socialisme libéral (on pense à des auteurs comme John Stuart Mill, qui étaient favorables à la fois à la liberté et à une forme de socialisation de l’économie). Historiquement, on peut noter que le Nouveau libéralisme anglais du début XX^e (Hobhouse, Hobson) voulait concilier libéralisme et dépassement du laissez-faire, preuve que le libéralisme peut évoluer en contexte de critique du capitalisme. Scénario pessimiste : le libéralisme dépérit avec le capitalisme. Ici on redoute que si le capitalisme s’effondre dans une crise majeure, il emporte avec lui les institutions libérales. L’exemple des années 1930 est éclairant : la crise de 1929 a conduit à la montée des fascismes et totalitarismes, c’est-à-dire l’éclipse du libéralisme politique. Karl Polanyi a analysé comment le “marché autorégulateur” disloqué par 1929 a suscité un contre-mouvement antilibéral (État fort, protectionnisme, etc.). Donc une issue possible d’une fin de capitalisme serait l’entrée dans un régime non libéral (qu’il soit collectiviste autoritaire ou éco-dictature…). Fukuyama, lorsqu’il proclamait la « fin de l’Histoire » en 1989, estimait que la démocratie libérale était l’horizon indépassable après l’effondrement du communisme. Mais l’histoire depuis a montré des revanches illibérales (résurgences nationalistes, populistes, autoritaires), laissant penser que rien n’est garanti. Conditions idéologiques actuelles – Aujourd’hui, le libéralisme est attaqué de plusieurs fronts : par la montée du nationalisme autoritaire, par la critique néo-marxiste ou écologiste qui voit en lui l’idéologie complice du capitalisme ravageur, par la critique communautarienne aussi (qui reproche à l’individualisme libéral de saper les liens sociaux). Toutefois, beaucoup continuent de défendre un libéralisme tempéré, à l’image de certains penseurs contemporains (par exemple Amartya Sen qui lie libertés et développement, ou Martha Nussbaum avec le libéralisme égalitariste). Une question plus concrète est : à quoi ressemblerait un monde post-capitaliste libéral ? Si par post-capitaliste on entend moins dominé par la recherche du profit privé (par ex., plus de communs, plus de planification écologique, etc.), le libéralisme pourrait y survivre sous la forme d’un pluralisme politique, du respect des droits fondamentaux et d’une économie mixte. On peut citer l’exemple de la Suède du XX^e siècle : très social-démocrate (forte redistribution, grandes entreprises partiellement cogérées), mais démocratie libérale exemplaire. Même si ce n’était pas “post-capitaliste”, c’était un capitalisme fortement corrigé, où l’esprit libéral perdurait. Contre-arguments et nuances – Les libertariens purs et durs diraient qu’il n’y a pas de vrai libéralisme sans capitalisme, car pour eux la liberté économique (d’entreprendre, d’échanger) est un pilier. Ils verraient toute économie post-capitaliste comme nécessairement coercitive et liberticide. À l’opposé, des socialistes extrêmes penseraient que le libéralisme n’est qu’un masque idéologique du capitalisme et que vouloir le conserver, c’est risquer de réintroduire in fine le marché inégalitaire. On a aussi l’argument historique : jusqu’ici, peu de sociétés non capitalistes ont été libérales (les régimes communistes ont été dictatoriaux en général). Certains en concluent que le libéralisme ne “survit” que dans le terreau bourgeois. Cependant, ce peut être une lecture biaisée par l’histoire particulière du XX^e siècle. On peut imaginer des voies innovantes : par exemple, une démocratie directe sur internet couplée à une économie de planification participative (idées explorées par des courants de l’économie participaliste ou de la technologie blockchain pour des communs). Ces utopies cherchent à marier liberté et fin de la logique capitaliste de profit. En définitive, la question reste ouverte et normative. Mais l’étude des contexte pré-capitalistes comme les Pays-Bas ou l’Angleterre montre que le libéralisme est né d’une aspiration à la liberté face à l’oppression (féodale ou monarchique) – aspiration qui pourrait très bien subsister dans un monde délivré de l’oppression économique capitaliste, car il y aura toujours de nouveaux risques de tyrannie (bureaucratique ou technocratique). Le défi serait de préserver l’idée libérale (droits de l’homme, limitation du pouvoir) tout en dépassant les excès du capitalisme. Des penseurs contemporains, comme Valérie Charolles, parlent de “libéralisme contre le capitalisme”, suggérant que renouer avec un authentique libéralisme (politique et éthique) peut impliquer de limiter voire sortir du capitalisme tel qu’on le connaît. Conclusion Chacun de ces volets éclaire une facette de la dynamique historique et contemporaine du pouvoir socio-économique. L’analyse croisée matérielle/idéelle montre la complexité de l’évolution des classes dominantes – ni purement déterminée par l’économie, ni par les idées seules, mais par leur interaction. La futurologie marxiste rappelle qu’anticiper l’histoire est périlleux : le capitalisme a su déjouer nombre de pronostics par sa plasticité, tout en confirmant certaines tendances de fond (inégalités, crises cycliques). La comparaison Marx–Schumpeter–Deleuze–Galbraith–Lyotard nous fait voir le capitalisme tantôt comme un système condamné, tantôt comme un mutant permanent envahissant même le savoir et le contrôle social. Les nouvelles classes intermédiaires posent la question de qui détient réellement le pouvoir aujourd’hui – plus diffus, plus technicien, plus bureaucratique qu’au temps des barons du charbon – et interrogent le sens du travail dans nos sociétés. Enfin, la réflexion sur le libéralisme “après” le capitalisme invite à penser la dissociation possible entre l’idéal de liberté et l’ordre économique existant : un exercice d’imagination politique crucial alors que nos sociétés cherchent un modèle soutenable et juste pour le futur. En conclusion, le débat n’est pas clos. L’histoire a souvent surpris les théoriciens. Notre synthèse met en lumière la nécessité d’une approche critique et nuancée, nourrie à la fois par la théorie et par l’analyse concrète, pour comprendre et orienter l’évolution de nos sociétés. Les idées des grands penseurs fournissent des cadres de lecture, mais c’est à nous, au présent, de lire les signes du temps et d’agir en connaissance de ces héritages intellectuels, tout en gardant l’esprit ouvert aux contre-arguments et à la diversité des points de vue. Les cinq axes traités offrent ainsi un panorama large pour alimenter la réflexion philosophico-politique sur le pouvoir, la liberté et l’économie – des questions dont l’acuité ne faiblit pas.
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