Mégille Posté 4 mars Signaler Posté 4 mars Marx a raison sur pas mal de choses, mine de rien. L'existence de la domination et de l'exploitation n'est pas loin d'être une constante depuis le début de l'histoire écrite. Cette domination prend des formes qualitativement différentes au cours du temps. Les changements généraux, de grande échelle, ont une structure à peu près intelligible : le schéma esclavagisme-féodalité-capitalisme est globalement vrai, en occident au moins. Et il y a des facteurs matériels (économiques) à tout ça. Il a tort de sous-estimer les facteurs idéologiques et intellectuels (on ne peut pas avoir le capitalisme sans les machines, et on ne peut pas avoir les machines sans une science avancée ; et les conditions matérielles aux innovations techniques ne sont pas moins nécessaires que les conditions morales aux innovations sociales), tout comme il a tort de sous-estimer l'usage de la force (avec ses justifications idéologiques), qu'il a tendance à ranger dans une super-structure superficielle. Le capitalisme du XIXème était peut-être oppressif, même s'il l'était, ce n'était pas de la façon proposée par la théorie économique marxiste, obsolète, mais parce qu'il y avait une coercition généralisée à l'encontre des ouvriers (working house, interdiction des syndicats, carnets ouvriers, etc) par des états aux intérêts alignés avec le capital, par le truchement du suffrage censitaire, de l'existence des clubs patronaux, des monopoles de droit et du protectionnisme, etc. On peu donc trancher entre Marx et Hegel, et admettre une association de facteurs idéels et matériels pour comprendre la structure générale de l'histoire. On peut aussi, sans doute, trancher entre eux à propos de l'attente du futur. Le prévoir, comme le prétend Marx, est évidemment au delà de nos capacités. Mais se contenter de comprendre rétrospectivement les mouvements achevés, comme s'en satisfait Hegel, est peut-être en deçà. S'il y a une structure générale des grands changements, alors, on peut tenter de comprendre le changement en cours, et la direction dans laquelle il va, même sans forcément pouvoir prédire l'état final (et encore moins le suivant). Par contre, pour sa futurologie, Marx commet de grosses erreurs, intellectuellement impardonnables. Contrairement à ses erreurs en économie, qui étaient celles de son temps, et qui étaient cohérentes entre elles, il échoue à donner du futur une image en accord avec sa vision de l'histoire. D'une perspective même un tout petit peu marxiste du passé, on peu identifier quelques généralités qui contredisent ses espoirs et ses prophéties politiques : - Ce n'est jamais la classe dominée qui remplace la classe dominante, mais toujours un segment proche de la classe dominée, associé à la classe dominante. Ce ne sont pas les esclaves qui ont remplacés les maîtres, mais les barbares fédérés. Ce ne sont pas les serfs qui ont remplacés les seigneurs, mais les bourgeois libres. - Le changement de système n'implique pas forcément la disparition de la classe dominante précédente, seulement son obsolescence. L'aristocratie gallo-romaine a survécu au féodalisme, et s'est fondu dans la nouvelle noblesse. Les grands propriétaires terriens et les familles aristocratiques médiévales n'ont pas disparu avec l'avènement des industriels et des financiers -pas plus que les monarchies n'ont eu à toute laisser la place aux républiques- ils s'y sont associés, ou bien on gardé une petite place confortable à leurs cotés. Elles peuvent mêmes, comme la royauté anglaise, conserver formellement tout le pouvoir, même après avoir perdu toute puissance réelle. - Les révolutions sont des épiphénomènes, et l'on toujours été. Même si elles accompagnent les changements sociaux de grande échelle, elles ne les causent pas plus que les séismes ne causent le mouvement des continents. Ce n'est pas la révolution française qui a instauré le capitalisme - tous les marxistes savent qu'elles n'est qu'une conséquence collatérale de l'accumulation du capital, et du changement qui était en cours de toute façon. Et qui avait tout aussi bien cours -peut-être même encore plus vite- de l'autre coté de la Manche, avec ou sans révolution. Ces erreurs de Marx et des marxistes expliquent leur incapacité à comprendre la transformation du capitalisme vers le système suivant -dès que ça ne leur plaît pas, ils sont incapables d'y voir autre chose qu'un retour au système précédent, malgré les évidentes différences majeurs. Marx face à la multiplication des fonctionnaires français, ou plus récemment Graeber face aux bullshit jobs et Varoufakis face aux géants de la tech sont incapables de voir autre chose en ça -qui n'est évidemment plus du pur capitalisme façon XIXème- qu'un retour à la féodalité. Même si ça n'a évidemment rien à voir avec ce qui défini la féodalité chez Marx, à savoir, le contrôle des moyens d'existence. Ce qui se joue plutôt, c'est l'avènement d'une classe qui domine par le contrôle des moyens immatériels de production. Non plus les machines, mais la technique, l'information, la supervision des procédures. Comme ont aurait pu le prévoir en prenant en compte les oublis de Marx, c'est non pas l'ouvrier qui prend le pouvoir sur son patron, mais une classe intermédiaire, le contre-maître, la manager, le technicien, et avec lui le bureaucrate (qui est au technocrate ce que le capitaliste financier est au capitaliste industriel). Schumpeter (dans Capitalisme, socialisme et démocratie), Deleuze (dans le post-scriptum sur les sociétés de contrôle), et dans une moindre mesure peut-être aussi Galbraith et Lyotard, avaient déjà mieux observés cette transformation. Les révolutions communistes du XXème siècle étaient des tentatives précoces de se contenter de ce nouveau système en se dépouillant du précédent. Elles sont comparables aux révolutions hollandaises et anglaises. Mais les capitalistes peuvent très bien subsister après leur perte d'hégémonie, tout comme la vieille noblesse. Musk et Trump sont des frondeurs, et un libertarianisme approximatif sert de nouveau jansénisme. Mais si j'ai raison, et si Marx a raison à travers ses erreurs, ça ne donnera pas grand chose. La bonne nouvelle, c'est que puisque le libéralisme précède le capitalisme (le mode de production du temps de Locke, et des frères Dewitt et des frères De la Court, était largement pré-capitaliste), il peut tout aussi bien lui survivre. 2
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