Aller au contenu

La Mauvaise Image Du Capitalisme


Messages recommandés

Alain Etchegoyen est un tocard, je l'admets, mais il m'a agréablement surpris dans sa chrnoique régulière des Echos, c'est la partie soulignée en gras qui m'a laissé le cul par terre, si j'ose dire, je ne crois pas avoir déjà lu cela sous la plume d'un éditorialiste aussi mainstream que ce mec.

Bientôt, peut-être que Alain Minc parlera de quelqu'un d'autre que Smith et Ricardo lorsqu'il parlera des théories libérales (je rêve peut-être un peu, là).

La mauvaise image du capitalisme

ALAIN ETCHEGOYEN

La meilleure illustration du référendum européen fut, selon moi, sans nul doute, une caricature parue dans « Le Monde ». On y voyait, esquissés, deux électeurs et, dans une bulle, leur suffrage exprimé : « Nous on vote non, mais c'est parce qu'on est poli ! » Ainsi l'alternative du référendum était-elle déplacée : oui ou merde !

Oui à l'Europe, d'un côté ; non à quoi, de l'autre ? Tout a été dit, toutes les interprétations ont été évoquées, dont certaines furent franchement méprisantes. Il me semble que les voisinages surprenants de Buffet et Villiers en passant par Le Pen et Mélenchon ou Bové, et le succès qui s'est ensuivi s'expliquent par l'expression pour une fois possible d'un anticapitalisme farouche. Il existe peu d'antieuropéens parmi nos concitoyens, mais nous vivons une époque dans laquelle le capitalisme devient l'objet d'une profonde aversion, notamment de ceux qui, le 29 mai, sont devenus des altereuropéens. J'écris bien capitalisme, car je suis convaincu que, dans la plupart des esprits, les mots capitalisme et économie de marché ne sont pas identiques. Les économistes peuvent logiquement contester cette disjonction, mais il s'agit plus de représentations que de réalité objective. La concurrence, ses effets positifs sur les prix, la multiplication des choix possibles pour son opérateur téléphonique ou sa pompe à essence ne sont pas rejetés en tant que tels.

Le marché n'est après tout qu'une métaphore ou, mieux, la figure homothétique du marché que nous aimons arpenter sur la place du village ou dans les quartiers où nous vivons. Nous ne détestons guère le marchand, nous aimons comparer prix ou qualités, et jouissons de cette comparaison subjective qui se traduit objectivement par la concurrence. Nous ne nous laissons pas leurrer par l'écriteau sur lequel s'inscrit la phrase célèbre : « Ici on vend de belles oranges pas chères », tous mots inutiles, comme l'avait si drôlement démontré Fernand Raynaud. Pendant que ce dernier ironisait sur le métalangage superfétatoire, Hayek expliquait subtilement que le marché n'est pas un sujet pensant, ni conscient de lui-même, ce que nous savons tous intuitivement. Aussi l'économie qui le déploie ne peut-elle être manipulée par un despote qui voudrait faire appliquer son projet de société. Personne ne tire les ficelles du marché. J'ai le sentiment d'être libre d'aller acheter ici plutôt que là.

Bizarrement, le langage des commentateurs s'est mis à troubler le jeu. A les entendre quotidiennement, le marché devient un sujet pensant et agissant, émotif et souvent cynique. Souvent il se met à penser au pluriel, comme une hydre à plusieurs têtes : les marchés « réagissent » à une mauvaise nouvelle ; ils « sont surpris » d'une statistique ; les marchés « anticipent », « calculent », « apprécient », « désapprouvent », « se replient » ou « sont dans l'attente ». Le marché que nous aimions quand il s'offrait à nos promenades et à nos évaluations devient un sujet arrogant qui brime nos libertés, nous impose ses diktats, menace nos emplois et applaudit souvent à des plans de licenciements ou des délocalisations qui font souffrir les hommes et les femmes de notre pays.

Dès lors qu'il devient, dans le langage courant, un sujet conscient et agissant, le marché devient également responsable. Et, comme personne n'est dupe face à la duplicité du langage convenu, chacun comprend que dans cet animisme d'un type nouveau, les marchés ne deviennent des sujets responsables que quand ils sont qualifiés de financiers. Or financier est un mot qui peut être un adjectif qualificatif mais aussi un substantif qui relève immédiatement de la catégorie du capitaliste. Les marchés pensent parce que les financiers calculent et comptent. Ce jeu de l'adjectif et du substantif renverse l'image positive dont était doté le marché. Hayek a beau dire que le capitalisme est le résultat d'un ordre spontané et qu'il n'a été conçu par personne, il reste que le capitaliste est une figure diabolique qui, elle, manipule les cours et les usines, les capitaux et les hommes. Autant, dans son concept, l'économie de marché n'évoque aucune figure autocratique et tutélaire, autant le capitalisme est un mot indissociable du capitaliste, c'est-à-dire du financier dont la toute-puissance est aujourd'hui très contestée.

C'est toute la difficulté du débat sur l'ISF. Les arguments économiques sont incontestables. Mais comment les faire comprendre et accepter ? Il faut soutenir en même temps que cette suppression va dans le sens de l'intérêt général, mais qu'elle consiste à ne satisfaire que des intérêts privés. Autrement dit, il faut donner une prime aux mauvais citoyens prêts à quitter leur patrie sur le critère financier. C'est bien vrai : les capitaux ont une mobilité très supérieure aux hommes et femmes, contraints par leurs affections, leur famille ou leur logement.

On va encore nous dire que les Français détestent l'argent. Ils aiment et espèrent en gagner - voir l'essor des jeux de hasard - et ne jalousent guère les sportifs, les inventeurs ou les créateurs qui en gagnent beaucoup. Mais ils n'aiment pas cet argent qui donne le pouvoir de faire et défaire, l'emprise et l'empire qui lui sont attachés. Ce pouvoir est attaché, dans les représentations, à l'image du capitaliste et non à l'économie de marché. C'est pourquoi toutes les décisions publiques qui donnent l'impression de vouloir d'abord satisfaire les financiers sont politiquement scabreuses. Quand le pouvoir du travail semble négligeable et négligé au profit du pouvoir que s'arroge le capital, mobile, cosmopolite, les Français souhaitent qu'un sang impur abreuve nos sillons.

Je vois dans cet anticapitalisme un attachement fondamental à la valeur du travail. Marx l'avait bien perçu quand il définissait le capital comme du « travail mort ». Il reste, répandue dans toute la société, une véritable antipathie pour ceux qui, pour « faire travailler leur argent », font travailler des hommes et des femmes sans donner le sentiment qu'ils prennent des risques à hauteur de leur profit. Les financiers sont pris dans une logique autistique quand ils exigent des résultats nets à 15 %, évoquent la rentabilité du capital ou revendiquent des dividendes alors même que l'entreprise cotée dont ils sont actionnaires connaît un résultat négatif.

Il faut entendre les aversions et émotions qui s'expriment aujourd'hui. Dans la pure logique financière, on aura sans doute tort d'avoir raison. La disparition de l'alternative communiste et ses échecs n'ont supprimé ni l'espoir d'un monde meilleur ni le rejet du capitalisme. Et ce n'est certainement pas en présentant le capitalisme comme l'irréversible destin de l'humanité et le capitaliste comme l'ultime figure du pouvoir que l'on conférera à l'un ou à l'autre une quelconque autorité.

ALAIN ETCHEGOYEN est professeur de philosophie.

Lien vers le commentaire

Archivé

Ce sujet est désormais archivé et ne peut plus recevoir de nouvelles réponses.

×
×
  • Créer...