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Vilfredo

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Tout ce qui a été posté par Vilfredo

  1. J'ai beaucoup de choses à répondre sur le 1). L'impôt n'est pas un vol, c'est la spoliation qui en est un. De Bastiat à Nemo (sa Philosophie de l'impôt récemment parue), la distinction est claire, et tout deux reconnaissent une distinction entre l'impôt légitime (pour financer les services publics, si ceux-ci se cantonnent à la sécurité, le domaine commun et la perception des contributions) et la spoliation. Bref, tant que le service public reste dans le cadre d'un échange et ne cherche pas à se substituer (ce qu'il fait d'habitude, arguant qu'il est soi-disant gratuit) au privé. Si vous relisez les Harmonies économiques de Bastiat, la chose est parfaitement claire : c'est une erreur que de confondre "impôt" et "spoliation" : « Si l’impôt n’est pas nécessairement une perte, encore moins est-il nécessairement une spoliation. Sans doute, dans les sociétés modernes, la spoliation par l’impôt s’exerce sur une immense échelle. Nous le verrons plus tard ; c’est une des causes les plus actives entre toutes celles qui troublent l’équivalence des services et l’harmonie des intérêts. Mais le meilleur moyen de combattre et de détruire les abus de l’impôt, c’est de se préserver de cette exagération qui le représente comme spoliateur par essence. » (chap. XVII). À ce moment, Bastiat s'oppose même à Say (liv. III, chap. IX du Traité) qu'il accuse de mélanger les deux en oubliant les services rendus par l'État, i.e. : la sécurité. Le principe de non-agression s'effondre, vous en conviendrez, devant l'agression elle-même : aussi l'emploi de la force, qui caractérise toute intervention de l'État, est-il légitime toutes les fois que l'intervention de la force est légitimée par la nécessité de faire respecter la liberté (Bastiat devançait la violence légitime de Weber). La collectivité, comme l'individu, ne sont donc légitimement autorisés à recourir à la force qu'en cas de légitime défense (toujours Bastiat dixit). « En principe, il suffit que le gouvernement ait pour instrument nécessaire la force pour que nous sachions enfin quels sont les services privés qui peuvent être légitimement convertis en services publics. Ce sont ceux qui ont pour objet le maintien de toutes les libertés, de toutes les propriétés, de tous les droits individuels, la prévention des délits et des crimes, en un mot, tout ce qui concerne la sécurité publique. » Jusqu'ici, j'ai en gros appuyé ma réponse sur un argument d'autorité ("c'est dans Bastiat"). Soyons plus francs : l'impôt et le vol ont ceci de différent que le vol ne suppose aucune obligation. C'est une pure contrainte. Vous connaissez le fameux passage (que j'adore) du début du Contrat social de Rousseau avec le voleur et la bourse (si j'arrive à lui soustraire ma bourse, suis-je en conscience obligé de la donner ? écrit à peu près Rousseau) : jamais ma conscience ne me reprochera d'avoir sauvé mon portefeuille d'un bandit ; en revanche, l'argent public n'a pas le même statut (précisément parce qu'il est redistribué). Sur le 2) rapidement : j'en déduis que nous sommes quittes sur ce petit match Pareto-Mises. Je me demande bien ce que Mises pouvait penser de Pareto. Je n'ai rien lu de lui à ce sujet. Si mes souvenirs sont bons (mais détrompez-moi sinon), Hayek opère une savante contestation des optima dans Droit, législation et liberté (dont la publication tardive me semble invalider la thèse selon laquelle Hayek se serait radicalisé après quelques concessions dans le chap. IX de la Route).
  2. Non c'est ἢ μικρὰν πόλιν mais ça ne change pas grand-chose : la Cité grecque n'est pas un État au sens moderne, pour autant elle dispose de certaines prérogatives de l'État (force armée par exemple). Il faut respecter le texte mais sans se cacher derrière le littéralisme. D'ailleurs tous les traducteurs, de Tricot à Pellegrin, distinguent dans les emplois de polis l'État de la Cité. Les deux sont d'ailleurs intrinsèquement liés dans la Cité-État, la Cité étant plus large que l'État en ceci que c'est une unité biologique et culturelle.
  3. Merci de votre réponse concise. Oui là-dessus Schmitt et Aristote se rejoignent, mais il y a un risque de régression de l'homme en-dehors du politique, et l'intérêt de l'État est de fixer une certaine "intensité agonistique", de définir par les frontières l'"en-deçà" et l'"au-delà" (cf. le Nomos de la Terre), ce que ne permet pas une Cité sans État. D'ailleurs, tout le livre VII des Politiques est consacré à cette interpénétration de l'État dans la Cité (en particulier les chap. 5 et 6) : vous voyez bien qu'une Cité qui possède la puissance navale se rapproche quand même beaucoup d'un État. L'État de Nisbet est partisan mais partisan de qui ? Si ses intérêts ne correspondent pas avec ceux des citoyens, la loi de la circulation des élites de Pareto s'applique : il faut un principe de légitimité (populaire ou transcendant) sans quoi l'État ne saurait tenir. Je vais lire Nisbet de toute façon avant de continuer à en débattre avec vous.
  4. Je suis vexé (je plaisante) que vous croyiez que je les reprends malgré moi (je n'habite pas La Cité libre pour rien !). Non, non, c'est en connaissance de cause. Je remets le nez dedans en débattant à flux tendu avec vous. Le principe de non-agression n'a pas grand-chose à voir, à première vue, avec l'excessive pauvreté qui empêche de participer au jeu du marché. À moins que vous ne considériez comme une "agression" la redistribution minimale nécessaire à ce que les pauvres ne se remettent pas à mourir. Ce qui me fait penser à Rothbard… Merci pour vos citations. Vous devez sans doute connaître celle de Mises sur le fascisme dans Le Libéralisme (ça vaut bien les hésitations de Pareto).
  5. Encore sur Aristote, comme l'explique bien Tricot, l'État est l'unité politique, la Cité l'unité organique. La Cité comme l'État est l'association en vue du Souverain Bien. Aristote dit même que la famille est un petit État. Qu'il ne faille pas confondre État au sens de Cité-État et l'État moderne, je vous le concède : mais ses prérogatives économiques d'ajustement pour ceux qui sont "par trop malchanceux" comme écrit Hayek posent la même question. C'est d'ailleurs dans ce sens que Popper conduit son analyse si désastreuse de Platon : il commet le même genre d'anachronisme idiot.
  6. J'ai l'impression que nous allons débattre de tout ensemble ! Mais Raico ne prend pas en compte l'article que publia en 1923 (peu avant sa mort) Pareto, adressé aux fascistes, et qui leur conseillait de maintenir la liberté d'expression, de la presse, de ne pas toucher au libéralisme économique… bref, de ne pas être fascistes ! Sur ce plan-là, je vous avoue ne pas avoir lu de biographie de Pareto mais je me fie comme vous à Wikibéral. Merci à tous de votre charmant accueil.
  7. Merci de l'éclairage pour Nisbet. Mais je voudrais des précisions sur Aristote (que faites-vous de la Cité-État ?) et sur Schmitt : bien sûr que Schmitt distingue le politique de l'État (puisque l'État présuppose le concept de politique), et j'ajouterais à vos "autres lieux" celui de la guerre de partisans, mais en quoi cela change-t-il quoi que ce soit à mon propos ? Le problème de la thèse de Nisbet telle que vous la présentiez, en termes schmittiens, n'est-il pas précisément de dépolitiser l'État, bien que l'État ne soit pas le seul "lieu" du politique ?
  8. Votre jugement sur Arendt est péremptoire. Au moins m'accordez-vous la référence à Aristote : mais il s'agit d'une génétique de la Cité et d'une analyse des dispositions naturelles de l'homme, je ne vois pas comment l'évolution historique pourrait les influencer. Aristote écrit d'ailleurs les Politiques au moment de l'émergence des grands empires et de la perte hégémonique d'Athènes sans le moins du monde que cela ne remette en cause ses principes et ses distinctions politiques. Sa préoccupation d'un juste équilibre économique, d'un ajustement de l'ordre spontané (ce qui est un oxymore en termes hayékiens, j'en ai bien conscience, mais je n'ai jamais prétendu être un hayékien parfait) quand celui-ci est "par trop injuste" comme le dit en gros Hayek dans l'extrait que je vous ai cité de Droit, législation et liberté.
  9. 1) Ce que vous appelez un "État social-démocrate light", si j'en juge par la citation d'Aron que vous joignez, n'a rien de fondamentalement différent des revendications de justice sociale dans Rawls (contre Hayek bien sûr, quoiqu'il se soit surtout frité avec Nozick) ni n'empêche la concurrence. Car tout est là : Aristote montre lui-même dans Les Politiques que non seulement un État aristocratique devra davantage imposer les plus aisés (sous peine de sombrer dans l'oligarchie) et la démocratie devra "traiter les gens aisés avec modération" (V, 8) ; les héritages doivent être faits par filiation et non donation : le but, on le voit, dans l'État social-démocrate light d'Aron ou dans la Cité d'Aristote, est justement moral (vous qui reprochiez à Hayek son aveuglement moral par l'épistémologie) : l'agrégation politique a pour but le Souverain Bien, hors il ne peut être atteint si certaines conditions ne sont pas respectées faute de quoi, même si le système politique est irréprochable économiquement (puisqu'auto-régulé), il s'effondrera politiquement, ou déchoira (d'aristocratie en oligarchie, de monarchie en tyrannie etc.) Il s'agit donc de s'assurer que le plus grand nombre puisse parvenir à l'aisance (≠ faire parvenir le plus grand nombre à l'aisance : on énonce simplement des conditions de possibilité). Qu'y a-t-il à reprocher à cette anthropologie ? 2) Pour Hayek, vous tombez mal en incriminant à tort La Route, parce que la légitimation du revenu minimal est dans Droit, législation et liberté : « Il n'y a pas de raison pour que le gouvernement d'une société libre doive s'abstenir d'assurer à tous une protection contre un dénuement extrême, sous la forme d'un revenu minimum garanti, ou d'un niveau de ressources au-dessous duquel personne ne doit tomber. Souscrire une telle assurance contre l'infortune excessive peut assurément être dans l'intérêt de tous; ou l'on peut estimer que c'est clairement un devoir moral pour tous, au sein de la communauté organisée, de venir en aide à ceux qui ne peuvent subsister par eux-mêmes. » (tome 2, trad. Audouin, éd. PUF, p. 105). Il s'agit donc ici d'une légitimation morale et non épistémologique de surcroît.
  10. 1) Je suis d'accord sur votre résumé mais, vous vous en doutez, là où nous ne tombons pas d'accord est au sujet de l'extension que vous accordez au totalitarisme (ce que j'ai rassemblé en (2) et en (3) pour faciliter ma réponse) : tout d'abord il me semble que votre thèse est peu arendtienne : dans Le Système totalitaire, Arendt montre que l'organisation coloniale jette les bases du gouvernement totalitaire, en ceci précisément qu'elle est laissée à l'arbitraire des bureaucrates colons, à leur discrétion (le pouvoir discrétionnaire si bien analysé par Schmitt dans La Dictature) qui ne suffit pas à fonder l'ordre concret schmittien, puisque, dans la mesure où le Princeps est la source de la norme (ce qui suppose donc un autre système juridique que l'arbitraire pur, qui est l'anormal (dans le sens que Canguilhem donne à ce terme, c'est-à-dire une norme appauvrie et une vie pathologique ou "contrariée"), il donne rétrospectivement à la communauté son sens, sa direction, son unité. Vous réduisez l'ordre concret à une idéologie, ce qu'elle n'est pas. Ou j'ai mal compris comment vous passiez du (2) au (3). 4) Je ne connais pas bien Nisbet (seulement de nom son livre sur Durkheim) ; pour un aristotélicien comme moi, difficile de penser l'État détruisant les communautés naturelles : au contraire, selon l'entéléchie aristotélicienne, l'État (ou plutôt la Cité et vous n'auriez pas tort de dire que je passe un peu facilement de l'un à l'autre) est logiquement et naturellement premier. L'État présuppose le concept de politique (comme l'écrit Schmitt au début de la Notion de politique) en ceci qu'il donne la plus intense unité agonistique qui crée le lieu du politique, i.e. : un lieu d'affrontement, hors, si je vous suis bien, pour Nisbet, l'État au contraire neutraliserait tout conflit en "assouplissant l'échine de ses administrés" et construirait une loi par-dessus les coutumes et la morale (ce qui n'est vrai que d'un certain type d'État (forcément, avec des considérations aussi larges…) et nombreux sont les théoriciens politiques qui ont fait de la coutume le fondement de l'État (je ne vous renvoie pas encore à Schmitt, mais le triple rapport à la terre (prendre/partager/paître) d'où dérive la véritable coutume (nomos) est le fondement du Nomos de la Terre et par extension de tout le Droit des gens)). Donc je ne saisis pas bien Nisbet dans le résumé que vous en donnez. Merci pour Raynaud et je vous abandonne Aron, qui n'a d'ailleurs jamais eu la prétention d'être un "économiste" (tout juste sociologue).
  11. Et je ne connais pas Huemer, désolé, mais le portrait que vous en faites le rend alléchant.
  12. Merci de votre accueil (merci à tous d'ailleurs). Von Wieser a rejoint le nazisme dans son dernier livre, Das Gesetz der Macht (1926), non traduit. En effet, il occupe un peu la situation opposée à celle de Böhm-Bawerk, que les Mises et Rothbard glorifient ou reprennent (Hayek et sa théorie du taux d'intérêt naturel et du taux d'intérêt monétaire lui doivent beaucoup il me semble. Wieser ne fut rien de moins que le prof de Hayek.) alors que Menger le désapprouvait. Pour Wieser, c'est le contraire. Socialiste, oui, dans le sens que Hayek donne à ce terme dans La Route de la servitude, c'est-à-dire que Hitler est socialiste. Mais son apport à l'économie libérale (théorie de l'imputation) m'empêche en tout cas de le considérer comme socialiste. Le problème des conclusions de Wieser est qu'elles sont normativistes et interventionnistes. Je ne vous cacherai cependant pas que je m'intéresse beaucoup plus à sa théorie de l'évolution sociale qu'à la résolution des problèmes posés par la théorie de l'imputation, plus tard retranscrite sous forme matricielle v . K = p . X avec v = vecteur des valeurs imputées des facteurs de production K = matrice des coeff. techniques p = vecteur des valeurs attendues des biens de premier rang X = vecteur des qualités produites des biens de premier rang, qu'à sa théorie de l'évolution sociale dans laquelle (est-ce monomanie ?) je crois retrouver la semence de la circulation des élites parétienne (Pareto ayant eu, je le précise, une relation beaucoup plus distante vis-à-vis du fascisme). Les institutions économiques (et les institutions en général) cristallisent le pouvoir de leurs leaders (je crois que c'est le terme employé par Sandye Gloria-Palermo), mais ceux-ci ne font en fait qu'enclencher un processus organique qui les dépasse : Wieser, avant Hayek, imagine donc ce troisième terme de l'opposition de la philosophie libérale entre nature et convention, qui est ce que Hayek nommera l'ordre spontané.
  13. Le cas de la Ve République et de la "plupart des constitutions des démocraties libérales" selon la citation de Monod faite par Jonathan R. Razorback, montre pour l'instant le contraire. Il n'est pas justifiable en permanence, ses prérogatives sont limitées, avec des dérogations distinctes des suspensions (seuls les art. 114, 115, 117, 118, 123, 124 et 153 sont suspendus selon l'art. 48 de la Constitution de Weimar) et de surcroît limitées dans le temps. La puissance de l'exécutif garantit simplement qu'un véritable État puisse continuer à exister, car l'État donne des raisons de vivre et non des moyens d'exister (selon l'apophtegme d'Alain de Benoist qui ne doit pas avoir bonne presse ici mais c'est tant pis).
  14. Bonsoir chers amis libéraux, Je me présente : Vilfredo Pareto, en toute simplicité. Je suis de tendance libéral-conservatrice, mes sympathies vont vers les néoclassiques (Jevons, Menger plus que Walras) et certains marginaux de l'école autrichienne (von Wieser) dont je suis un lecteur assidu. En philosophie, j'épouse la tendance du courant analytique. J'ai l'esprit de contradiction. Et je suis ravi de participer à ce forum. Très vôtre et en l'attente de débats riches,
  15. Je serais ravi d'aller me présenter "dans la section dédiée" mais je ne sais pas ce que c'est Je ne vois pas trop en quoi l'extrait de Monod contredit mon argument : il me semble au contraire l'appuyer : le libéralisme est tout à fait compatible avec une législation décisionniste ou schmittienne. Sa phrase ne fait qu'enfoncer la porte ouverte du concept de superlégalité développé par Schmitt dès La dictature du président du Reich d'après l'article 48 de la Constitution de Weimar (v. en particulier la section « Différence avec le droit public de nécessité », éd. Seuil, coll. Points, p. 310sq.).
  16. Vous confondez apparemment décisionnisme et totalitarisme : le décisionnisme intervient dans une situation exceptionnelle (Ausnahmezustand) et pas en permanence (les deux sont d'ailleurs un peu antithétiques, car vous voyez bien que si la situation exceptionnelle est permanente, nous sombrons dans une contradiction manifeste), contrairement au totalitarisme, qu'il faudrait aussi distinguer de l'État total de Schmitt. Freund partage la vision politico-historique de Pareto sur la circulation des élites donc il me semble plutôt que si (i.e. : qu'il envisage ce recentrement régalien (à propos de votre réponse sur les fonctions régaliennes)). Même remarque pour Aron : ses fructueux travaux sur la géopolitique et le droit international (voire la polémologie pour son excellent Clausewitz) le conduisent justement à une revalorisation de l'État régalien et sa puissance sur la scène internationale, qu'il définit comme « la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance n’est pas un absolu, mais une relation humaine. » (Paix et guerre entre les nations, éd. Calmann-Lévy, p. 58). En quoi la puissance de l'exécutif contredit-elle le libéralisme économique ? Cette combinaison est pourtant le ciment du national-libéralisme comme du libéralisme-conservateur… Enfin, vous en venez à mettre en doute le libéralisme d'Aron, ce qui est un peu étonnant : je pense que vous vous référez à la préface de L'Opium des intellectuels mais il faut nuancer : les doutes d'Aron, sa tendance à synthétiser, à équilibrer, à chercher l'excellente médiété éthique n'en fait pas un keynésien ! Le non-régulationnisme n'est pas un dogme dont le non-respect devrait suffire à bouter hors du club libéral le premier hérésiarque supposé. Il suffit d'ailleurs de relire les textes qu'Aron consacre à Hayek, en particulier dans le 2e chapitre d'Essai sur les libertés. Je viens de relire le chapitre pour vous répondre, et le passage qu'il consacre à l'analyse hayékienne de l'impôt progressif est très symptomatique de sa vision de Hayek : «J'aimerai aussi indiquer, sans prendre une position catégorique, la condamnation que porte Hayek sur le principe et, en tout cas, sur les excès de l'impôt progressif.» Je vous renvoie à la citation de Marc Crapez (v. ci-dessous). Aron ne pourrait jamais devenir keynésien car, encore sur la question de l'impôt, quoiqu'il ne soit pas complètement hostile à certains prélèvements (là encore, Aron est plutôt un de ces "correcteurs" des excès du libéralisme que j'évoquais en mentionnant, comme vous l'avez relevé, les anarcho-capitalistes (et loin de moi l'idée de les discréditer pour autant, cependant, il me paraît évident qu'ils incarnent une frange disons extrême du libéralisme)), Aron accepte et prend acte d'une certain irréductibilité des inégalités, ce qui est un point de vue typiquement libéral. Son seul crime pour un libéral classique serait de réclamer l'existence d'un salaire minimum (car il assimile, sans doute indûment il est vrai, la méritocratie au racisme (1)) mais il me semble que Hayek soutenait également cette mesure. La "correction" d'Aron sur la question du libéralisme se fait dans les cadres de pensée, au sein même du libéralisme, ce n'est pas une "critique" au sens d'un tribunal qui se placerait à l'extérieur précisément du libéralisme pour l'attaquer (comme dans une optique keynésienne). Je ne peux que vous recommander la lecture de ce chapitre si vous ne l'avez déjà faite et en retour, je vous serais reconnaissant de m'indiquer s'il vous plaît la référence de l'article de Raynaud, que je vous avoue méconnaître. (1) « L'opinion publique ne se montre pas toujours hostile aux inégalités puisque les cachets des chanteurs ou des vedettes de cinéma ne choquent personne. L'inégalité choque quand le riche passe pour n'avoir pas mérité la richesse. Mais qui est juge des mérites ? Et, si scandaleuse que l'idée puisse paraître, un ordre où chacun serait rétribué selon ses mérites subsisterait le hasard de l'hérédité biologique à celui de l'héritage social. Quant à un ordre social où chacun aurait droit au meilleur en fait de médecine ou d'enseignement, par définition, il est impossible puisque le meilleur se définit comme ce qui est réservé à quelques-uns. » (Essai sur les libertés, "libertés formelles et libertés réelles")
  17. Il ne me semble pas que l'on puisse dire que Schmitt ne distingue pas le libéralisme économique du libéralisme politique : le politique et l'économique sont rigoureusement distincts de toute façon. Le problème du libéralisme politique est de n'envisager aucun conflit existentiel mais au contraire de chercher à les dissoudre dans les relations commerciales. En revanche, le libéralisme économique n'est nullement inséparable du libéralisme politique (difficile de considérer Pinochet comme un libéral politique) et je serais curieux de savoir où vous avez bien pu lire que Schmitt prétendait le contraire. Tout État fort n'est pas illibéral : quoi de plus libéral que les privatisations de Poutine ? Vous innocentez Aron à peu de frais : dans ses Mémoires, il montre plutôt qu'il est parfaitement au courant mais ne veut pas y croire : « Homme de haute culture, il ne pouvait pas être un hitlérien et ne le fut jamais. » (éd. Julliard, 1983, p. 650) : Aron a eu vent des sympathies nazies de Schmitt (comme Ricœur dès que Freund le lui donne à lire, cf. le livre de Taguieff, qui qualifie Freund de "libéral-conservateur insatisfait" pour rebondir sur votre remarque) et mais décide de les ignorer. Les dénonciations de Freund du libéralisme reposent sur celle d'une dépolitisation de l'État. Le libéralisme maintient une distinction indiscutable de l'État et de la société civile, simplement, Freund comme Schmitt ou Aron appellent à une repolitisation de l'État qui ne saurait avoir trop de pouvoir dans ses sphères d'attribution, i.e. : les fonctions régaliennes. Aron est le premier à rejeter les anarcho-capitalistes, arguant qu'une société dans État est impossible ; ce n'est d'ailleurs pas pour rien qu'Aron a popularisé Pareto (que vous devez, si j'en crois vos critères, rejeter complètement hors de la sphère libérale) en France. Cet axe de lecture s'étend à l'interprétation schmittienne du Léviathan, qui n'a jamais eu dans l'esprit de Schmitt vocation à être une explication ou un commentaire littéral (contrairement à ce que répète Zarka). Il me semble d'ailleurs que ce souci de correction du libéralisme n'est pas non plus étranger à l'œuvre d'un Bertrand de Jouvenel.
  18. Oui c'est vrai mais Schmitt distingue il me semble libéralisme politique et libéralisme économique, qu'il ne blâme pas particulièrement, la sphère économique ne répondant pas au critère fondamental du politique (l'intensité de la lutte à mort entre l'ami et l'ennemi). Donc Schmitt ne se prive nullement de mentionner Hobbes comme référence et de citer Pareto (en particulier dans Le Nomos de la Terre, reprenant la terminologie des "dérivations"). Schmitt est aussi un grand lecteur de Tocqueville (cf. Ex Captivitate Salus), qu'il considérait comme le plus grand historien du XIXe siècle. Il ne faut pas oublier qu'il a vécu comme juriste dans la très libéral-conservatrice république de Weimar, qu'il a défendue. Il existe même un bouquin de Renato Cristi, Le Libéralisme conservateur, trois essais sur Schmitt, Hayek et Hegel (éd. Kimé, 1993, v. https://www.erudit.org/en/journals/ltp/1993-v49-n3-ltp2147/400808ar.pdf) qui pousse le bouchon encore plus loin et sans remporter complètement mon adhésion, je dois dire, en assimilant le combat de Schmitt contre le normativisme juridique à celui de Hayek contre le constructivisme : l'ordre émanant de la communauté elle-même et non d'une rationalité extérieure dont Schmitt fait l'alpha et l'oméga de sa pensée juridique à partir de la Verfassungslehre (Théorie de la constitution) et des Trois types de pensée juridique et qu'il appelle "ordre concret" serait l'équivalent de l'"ordre spontané". À mon avis, la mise en rapport est caduque (bien que Cristi n'omette pas la critique hayékienne de Schmitt dans Droit, législation et liberté) mais elle a le mérite de sortir Schmitt de l'ornière d'un antilibéralisme aveugle et systématique. Qui sont les plus grands lecteurs de Schmitt ? Aron, Freund, Capitant, Perroux… des libéraux en somme. La critique de Schmitt est plutôt salutaire pour le libéralisme politique.
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