Lancelot Posté 13 décembre 2021 Signaler Posté 13 décembre 2021 Je l'avais promis, voici mon résumé de The Stange Order of Things d'Antonio Damasio. Have fun @Vilfredo. Le fil conducteur développé tout au long du bouquin est le concept d'homéostasie en tant que moteur de la vie et de l'évolution. Un organisme vivant (de la cellule à l'être humain) se distingue de la matière inerte par l'existence d'un milieu intérieur et d'un milieu extérieur à lui, et d'un ensemble de mécanismes qui lui permettent de maintenir certaines conditions dans son milieu intérieur. Les conditions que l'homéostasie vise ont deux aspects : La survie, c'est à dire la continuation du processus. L'échec de ces mécanismes a pour conséquence leur arrêt, la mort et la matière de la cellule redevient alors inerte face aux lois de la physique. Le "flourishing" (qu'on pourrait traduire par "prospérité" ou "épanouissement"). Pour un organisme donné, et pour une variable homéostatique donnée, il n'y a pas qu'une seule valeur de cette variable qui permette la survie (par exemple une cellule pourra survivre entre telle et telle température). Si on considère toutes les variables homéostatiques en même temps on aboutit à un vaste territoire d'états viables, mais certains d'entre eux sont plus recherchés par l'organisme que d'autres. Pour Damasio, les mécanismes homéostatiques visent une certaine classe d'états qui, en plus de permettre à l'organisme de survivre immédiatement, lui permettront également d'être dans une meilleure position pour survivre plus tard. Il y a donc une notion de projection dans le temps et pas juste d'équilibre ou de maintien d'un status quo. Cette projection dans le temps serait la force derrière l'apparition du besoin de reproduction, et donc une condition de l'évolution. Cette définition enrichie de l'homéostasie permet d'affiner et d'étendre son application. On ne considère plus simplement une dichotomie d'états (viable vs non viable) pour des variables de bas niveau (comme la température ou la tension). Tout ce qui appartient à l'organisme contribue à une valence homéostatique et peut être interprété téléologiquement dans ce sens. Au cours de l'histoire naturelle les êtres vivants se sont complexifiés en devenant multicellulaires, puis en attribuant à des classes de cellules des rôles spécialisés au sein d'organes structurés en systèmes. L'un d'entre eux, qui intéresse particulièrement Damasio, est le système nerveux. Il en décrit plusieurs sous-parties distinctes d’un point de vue fonctionnel et historique : La première concerne primordialement des organes comme les viscères ou les muscles lisses, ce que Damasio appelle "old interior". Les réseaux de neurones dans cet old interior auraient pour rôle de jauger l'état de chaque organe puis d'en tirer un état de valence (à noter que de tels neurones existent aussi dans tous les autres organes, après tout on peut par exemple avoir mal un peu partout, mais l’old interior a une place privilégiée). La seconde s'applique à un autre type de milieu interne, surnommé "not so old interior" ou "new interior" qui contient notamment le squelette et les muscles liés au mouvement. Ce new interior a besoin d'un système nerveux pour établir à chaque instant une image, ou une carte, de la position de l'organisme dans le monde. Par exemple cela me permet de savoir quelle est actuellement ma posture, où sont mon nez, ma main, mon bras... ce qui est une condition pour pouvoir planifier une série de contractions musculaires afin de me gratter le nez. Des organes sensoriels comme la peau fournissent pour leur part des informations sur le monde extérieur, mais notez qu'ils n'ont pas besoin de cerveau pour fonctionner. Un animal comme l'hydre s'en passe très bien. Alors à quoi servent nos cerveaux ? Selon Damasio principalement à intégrer les expériences. Par exemple une émotion consiste pour Damasio en un ensemble de réactions physiologiques de l'old interior associé à une valence. Une sensation de chaleur, des frissons, mal au ventre, le cœur qui s’emballe, la gorge serrée, une sensation de vertige, la nausée, le souffle court... pour donner quelques exemples, sont la grammaire des émotions. Notre interprétation consciente de ces phénomènes arrive (potentiellement mais parfois non) dans un second temps, et dépend de l'intégration de l’image engendrée par toutes ces réactions physiologiques dans le cerveau. Le fait d'avoir de telles interprétations conscientes de nos états affectifs serait un des ingrédients de la subjectivité. En outre l'intégration des informations sensorielles avec celles du new interior est pour Damasio nécessaire à l'émergence de la prise de perspective, un autre ingrédient de la subjectivité. Mes yeux peuvent rapporter des informations visuelles, mais pour qu'émerge réellement la sensation que c'est moi qui suis en train de voir quelque chose j'ai besoin de percevoir que mes yeux sont une partie de mon corps située à un endroit précis, que si j'effectue tel mouvement alors mon champ visuel est affecté de manière prévisible etc. (autant de choses qui sont gérées dans ce que Damasio appelle un "portail sensoriel" qui est constitué par tous les muscles oculaires, l'iris, bref tout ce qui contribue à la vision sans fournir d'information visuelle à proprement parler). C'est là-dessus que reposent des phénomènes comme par exemple la rubber-hand illusion et ça explique pourquoi nous sommes si susceptibles à des choses comme la réalité virtuelle. En résumé sur la subjectivité (on arrive au cœur du bouquin donc je vais commencer à citer) : Quote When feelings, which describe the inner state of life now, are "placed" or even "located" within the current perspective of the whole organism, subjectivity emerges. And from there on, the events that surround us, the events in which we participate, and the memories we recall, are given a novel possibility: they can actually matter to us [...] Subjectivity was able to endow images, minds, and feelings with novel properties: a sense of ownership related to the particular organism in which these phenomena were happening, the mineness that allows entry into the the universe of individuality. Pour en revenir au cerveau, il contient des images/cartes représentationnelles (de notre propre corps et de nos différents sens). Il peut faire interagir ces cartes directement mais aussi créer des "cartes de cartes" (comme la carte de nos sentiments par rapport à la carte de valence de nos organes) de manière récursive, ce qui nous fait atteindre des expériences plus complexes. Il peut aussi intégrer dans le temps en stockant des représentations en mémoire. Il peut aussi manipuler nos représentations en pratiquant par exemple l'imagerie visuelle. Un résultat de ces processus est que nous finissons par appréhender le monde en termes de concepts, de narration et par accéder au langage. Le processus d'intégration est le dernier ingrédient de la conscience pour Damasio. Quote Consciousness in the full sense of the term is a particular state of mind in which mental images are imbued with subjectivity and experienced in a more or less extensive integrated display Le point important dans tout ça est que le système nerveux est un système parmi d'autres au service de l'homéostasie de l'organisme (d'ailleurs Damasio insiste bien sur le fait que c'est une erreur de faire une telle distinction corps/cerveau, un cerveau sans corps c'est comme un estomac sans corps : ça ne sert à rien et ça ne survit pas). Il nous ouvre de nouvelles possibilités plus fines d'homéostasie en nous permettant d'agir physiquement sur le monde de manière planifiée et complexe, de mieux localiser les problèmes, de mieux les concevoir, d'imaginer créativement de nouvelles solutions, et bien entendu de coopérer avec nos semblables. Au final toutes les productions culturelles (religion, art, technologie...) ont leur source dans l'homéostasie via nos sentiments. Ce sont nos sentiments qui déterminent que nous déciderons de privilégier tel ou tel choix dans n'importe quelle situation. À l'origine du développement des outils de chasse il y a la faim. À l'origine du développement de la médecine il y a la douleur. À l'origine du développement de la religion et de l'art il y a la peur de l'inconnu ou le chagrin de perdre des proches. Je dis bien à l'origine puisqu'ensuite ces phénomènes peuvent prendre une vie propre, se faire réinventer et réinterpréter. Mais reste qu'à chaque fois qu'on fait un choix, qu'on préfère une chose à une autre, l'arbitre final est la valence émotionnelle. Quote It is not possible to imagine the origin of the responses that became medicine or any of the principal artistic manifestations outside an affective context. The sick patient, the abandoned lover, the wounded warrior, and the troubadour in love were able to feel. Their situations and their feelings motivated intelligent responses, in themselves and in other participants in their respective situations. Beneficial sociality is rewarding and improves homeostasis, while aggressive sociality does the opposite. But it should be clear that I am not confining the arts to a therapeutic role today. The pleasures that can be derived from an art piece are still related to their therapeutic origins but can soar into new intellectual regions when they are joined by complexities of ideas and meaning. Nor am I suggesting that all cultural responses are intelligent and well-organized accomplishments that necessarily produce an effective answer to the original plight. Jusque-là je trouve le raisonnement intéressant mais ensuite Damasio passe la dernière partie en se mettant à discuter des phénomènes de société en mode pilier de comptoir. En gros greed is bad (oui il évoque Gordon Gecko) d’un point de vue culturel même si elle peut être bénéfique d’un point de vue individuel, il faut encourager socialement la coopération et pas la compétition, il faut enseigner l’altruisme collectif pour développer la société face à l’égoïsme individuel biologique… Autant dire que ça tombe comme un cheveu sur la soupe. 5 1
RaHaN Posté 13 décembre 2021 Signaler Posté 13 décembre 2021 à l’instant, Lancelot a dit : Je l'avais promis T'abuses, je viens, ce jour-même, de redémarrer le fil "[Sérieux] Ethno-différencialisme, race-realism, génétique et courbe en cloche".. J'vais encore avoir quatre ans de retard
Lancelot Posté 13 décembre 2021 Auteur Signaler Posté 13 décembre 2021 11 minutes ago, RaHaN said: T'abuses, je viens, ce jour-même, de redémarrer le fil "[Sérieux] Ethno-différencialisme, race-realism, génétique et courbe en cloche".. J'vais encore avoir quatre ans de retard Tu seras content de savoir du coup que je considère maintenant la grosse majorité de mes conclusions là-bas comme désespérément incomplètes et/ou périmées Mais la recherche avance trop vite pour que l'effort vaille la peine de mettre à jour... Je n'anticipe pas que ce thread-ci devienne polémique à ce point cependant, c'est juste un résumé de bouquin et une base sur laquelle je pourrai renvoyer quand j'évoquerai ces théories sur d'autres sujets (comme l'éthique ou l'esthétique).
Rincevent Posté 13 décembre 2021 Signaler Posté 13 décembre 2021 il y a une heure, Lancelot a dit : En gros greed is bad (oui il évoque Gordon Gecko) d’un point de vue culturel même si elle peut être bénéfique d’un point de vue individuel, il faut encourager socialement la coopération et pas la compétition, il faut enseigner l’altruisme collectif pour développer la société face à l’égoïsme individuel biologique… Autant dire que ça tombe comme un cheveu sur la soupe. En plus d'être radicalement faux. Mais bon, on sent bien que c'est mis là au chausse-pied.
F. mas Posté 13 décembre 2021 Signaler Posté 13 décembre 2021 Merci @Lancelot pour ce résumé. J'avais lu une partie du bouquin mais le concept d'homéostasie continuait à m'échapper. C'est une belle clarification qui m'incite à le reprendre avec un peu plus d'assurance.
poincaré Posté 13 décembre 2021 Signaler Posté 13 décembre 2021 Ça m'a l'air tout à fait passionnant, merci également à Lancelot. Il y a 5 heures, Rincevent a dit : En plus d'être radicalement faux. Mais bon, on sent bien que c'est mis là au chausse-pied. En quoi est-ce radicalement faux ? (Je précise mais je m'attends surtout à une explication d'ordre anthropologique, s'il en existe)
Rincevent Posté 13 décembre 2021 Signaler Posté 13 décembre 2021 il y a 57 minutes, poincaré a dit : En quoi est-ce radicalement faux ? Trois thèses, donc trois antithèses. L'avidité au gain n'est pas nécessairement mauvaise, au contraire c'est elle qui fonde la civilisation bourgeoise ; avec des institutions adaptées, i.e. qui récompensent l'épargne et qui répriment la fraude (et tout autre mode antisocial d'enrichissement), tu as le moteur fondamental du capitalisme. Encourager la coopération plutôt que la compétition ne veut pas dire grand chose ; déjà, nous sommes une espèce coalitionnelle, i.e. nous avons besoin de coopérer pour la compétition entre groupes / équipes. De plus, la compétition, c'est exactement ce qui a fait de la Grèce (civilisation agoniste par excellence) ce qu'elle est, l'école de l'excellence, et il en va ainsi de toutes les grandes civilisations. Ce qu'il faut, comme d'habitude, ce sont des institutions qui poussent l'instinct de compétition à être bénéfique pour tous (i.e. encouragent la concurrence et la construction plutôt que l'affrontement et la destruction). De toute façon, la compétition ne quittera pas la nature humaine de si tôt, puisque les femmes sont en moyenne plus attirées par les hommes qui ont le sens de la compétition (notamment si ils gagnent). "L'égoïsme individuel biologique" est un épouvantail agité par tous ceux qui refusent de voir que la source de l'instinct d'altruisme dans l'espèce humaine, c'est la sélection de groupe (originellement, au sein d'un groupe lié par le sang). Mais ce sont des choses dont il ne faut pas parler, donc sans pouvoir l'expliquer on va le nier, et tant qu'à faire on va inventer un état naturel de guerre de tous contre tous, et ça va plaire aux amateurs de films post-apo. Au fond, le développement des grands systèmes moraux lors de l'âge axial était une tentative (partiellement réussie) de sortir du côté purement familial / tribal / ethnique de l'instinct d'altruisme. Bref, encore un livre qui aurait gagné à être circoncis été meilleur sans son dernier chapitre. 3 1
POE Posté 14 décembre 2021 Signaler Posté 14 décembre 2021 Partir d'un concept biologique universel, comme l'homéostasie, pour expliquer les sociétés humaines, c'est à double tranchant. Est ce que cela ne revient pas à nier la différence qualitative qui existe entre l'animal et l'homme, à nier ce que est spécifiquement humain ?
Rincevent Posté 14 décembre 2021 Signaler Posté 14 décembre 2021 il y a une heure, POE a dit : Partir d'un concept biologique universel, comme l'homéostasie, pour expliquer les sociétés humaines, c'est à double tranchant. Est ce que cela ne revient pas à nier la différence qualitative qui existe entre l'animal et l'homme, à nier ce que est spécifiquement humain ? À moins d'avoir une vision délirante d'un humain tout-puissant par nature (vision qui mériterait pas mal de qualificatifs désobligeants), il me semble être une bonne idée d'explorer les "contraintes de design" des sociétés humaines. Une société, pas plus qu'aucun système complexe, ne se résume à ses contraintes de conception, mais vouloir négliger ces dernières, c'est au mieux se condamner à ne pas comprendre grand-chose au tout, et au pire se retrouver esclave à la merci de ce que l'on aura voulu nier. 1
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