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F. mas

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Tout ce qui a été posté par F. mas

  1. Pour en revenir au sujet de ce fil, il est à mon avis tout à fait possible de poser une ligne de démarcation entre un libéralisme "de droite" et "de gauche" en fonction du degré d'acceptation de la démocratie et de son fondement normatif égalitaire (l'identité entre gouvernants et gouvernés implique le droit à l'égale participation à l'élection et aux charges publiques, et entraine la valorisation de l'égalité des conditions comme une fin en soi). En faisant ça, on retrouve à la gauche de la gauche les libertariens coco genre Michael Otsuka ou Van Parijs qui conditionnent la démocratie réelle à une redistribution de la propriété en accord avec la clause de première acquisition lockienne-nozickéenne, au centre gauche se tient John Rawls et JS Mill : le premier commence par tenir la démocratie -et ses exigences d'égalité et de liberté- comme acquise pour ensuite réfléchir au principe de justice qui lui convient le mieux, le second en fait de la démocratie une fin en soi. Au centre, il y a ceux qui pensent que libéralisme et démocratie s'agencent sans problèmes, comme John Locke, qui ne voit pas de problème entre consentement par voie de parlement (principe majoritaire) et droit de propriété (principe contre-majoritaire) ou les pères fondateurs de la constitution US, qui voient la représentation libérale corriger les excès égalitaires de la démocratie, et la démocratie corriger les excès autoritaires de la représentation (via l'élection). Au centre droit, il y ceux qui acceptent la démocratie, mais sous conditions, et plutôt à contre-coeur, comme Hayek, qui y voit le moyen le plus pacifique pour conserver la justice et ses bienfaits (en attendant la démarchie ou James Buchanan), qui prétend soustraire la constitution au marchandage démocratique en lui appliquant des règles strictes. Et puis franchement à droite, on a les libéraux qui ne sont pas démocrates : Hoppe, Rothbard à la fin de sa vie, de Jasay mais aussi les doctrinaires, Hume, Burke, (en fait la plupart des libéraux classiques), etc. Voilà, ce classement vaut ce qu'il vaut, mais il met un référentiel qui peut mettre pas mal de monde d'accord.
  2. J'aurais sans doute été paysan ou métayer à la même époque, comme pratiquement 90 pour 100 de la population française. A bas les partageux !
  3. Je vois Lipovetsky et Bruckner qui peuvent être intéressants. Mais sans vouloir paraître insistant, "Du Pouvoir" me semble plus accessible que "L'ère du vide" par exemple. Enfin, le second est plus court que le premier, c'est déjà ça et il s'agit d'une défense singulière de la société de consommation.
  4. Tiens c'est marrant je pense tout pareil.
  5. Pas mieux. Et ça enseigne la littérature. hu.
  6. MMMmmh…Si on en croit Rothbard, c'est quand même le cas, même si au welfare state s'est subtitué le warfare state. http://www.lewrockwell.com/rothbard/rothbard60.html Pour aller plus loi, je vous suggère de jeter un oeil sur ce dossier paru dans la revue française de science politique en 1989. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/issue/rfsp_0035-2950_1989_num_39_4 Je retiens en particulier les articles de feu Marie France Toinet et Denis Lacorne, qui -sans jeu de mots- écornent un peu l'imagerie d'Epinal qu'on retrouve de temps en temps dans la littérature conservatrice US. L'homme tenait plus du big goverment conservatism et de Hamilton que de Jefferson et de l'antifédéralisme des Tea partyers. L'argument de la menace soviétique, que l'on accepte ou non son bien fondé, a le problème de tous les arguments liés à la menace dans les théories de la guerre : il est infalsifiable. L'existence d'une menace réelle est affaire de perception et de justification, et non de démonstration (on ne démontre pas objectivement l'existence d'une menace d'agression impérialiste, on en cherche les signes pour se prémunir contre une intention hostile qu'on ne peut que deviner, car aucun État n'agit à visage découvert). La question de savoir si l'URSS était une puissance agressive dès la fin des année 1960 ou au contraire une bureaucratie à bout de souffle en plein déclin a passionné des générations de penseurs et de stratèges. Il a fallu attendre la chute de l'URSS pour se faire une idée exacte de l'étendue de la menace réelle qui planait sur le "monde libre" (et encore : la question de savoir si "la guerre des étoiles" reaganienne a accéléré le déclin coco fait toujours débat).
  7. C'est dommage pour La Boétie, c'était une bonne suggestion. "Du Pouvoir" a été écrit un peu avant la fin de la seconde guerre mondiale et dans mes souvenirs, ce n'est pas trop difficile (très historique en fait), mais plus long que le "Discours sur la servitude volontaire". L'écriture de de Jouvenel est très claire, mais peut-être l'ouvrage est-il un peu dense pour passer un examen vite fait bien fait. Qu'en pensent les autres ?
  8. Il y a bien "Du pouvoir" de Jouvenel, qui a le mérite de ne pas être trop marqué tout en entrant dans la catégorie "essais".
  9. très content d'avoir récupéré "L'envie" d'Helmut Schoeck.

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  10. Je précise tout de même que ce sont les lignes essentielles de l'argumentation qui me semblent discutables dans tous les sens du terme. Les figures de style polémiques ne sont pas très intéressantes (sloonz) j'en conviens, j'invite donc à les mettre de côté pour s'intéresser à la substance du texte. Fagotto : la première citation découle de l'idée d'échange inégal que j'évoque plus haut entre les deux parties au contrat (le vilain patron et le gentil salarié), ce qui peut s'infirmer. La seconde n'est pas si dépourvue d'intérêt que ça, j'en veux pour preuve qu'elle évoque un lieu commun de la littérature économique, celui de la monopolisation des ressources vitales (il me semble - de tête - que par exemple Pierre Lemieux en parle dans son dernier essai), la troisième et la quatrième citations confondent néolibéralisme et libertarisme : je ne suis pas sûr que la distinction soit claire pour tout le monde (libertariens ou pas), d'où l'intérêt de relever le problème. La dernière citation n'a effectivement aucun intérêt, mais justement parce qu'il n'y a pas généralisation : ce sont des libertariens,ce qui veut dire que certains ne l'ont pas fait, et que d'autres non libertariens l'ont fait. Le propos me semble accessoire.
  11. Je ne comprends rien au premier paragraphe, c'est quoi cette histoire de communistes ? Et pour éviter de voir condamner un innocent à une peine de prison, est-il plus sage de fermer les établissements pénitentiaires ? Sur le second paragraphe : on a aussi pendu avant et après.
  12. Je soumets à la sagacité des forumeurs une critique du libertarisme formulée par le militant libertaire Normand Baillageon, qui a pour origine un article de Martin Masse publié dans le Québécois libre. L'article a au moins deux intérêts : le premier est d'indiquer l'abîme qui sépare le libertarisme de l'anarchisme d'aujourd'hui ; le second est de développer un argumentaire critique plus intéressant que les invectives classiques adressées au libéralisme. L'article en question soulève plusieurs problèmes (ou pseudo problèmes) théoriques qui bien souvent n'ont pas de réponses claires dans les esprits des défenseurs comme dans celui des opposants au libéralisme. Pour ma part, je vois au moins cinq affirmations sérieuses qu'il convient d'étudier avec un peu d'attention. (1) Le libéralisme ne prend pas en compte les inégalités naturelles de départ entre individus en se contentant de défendre la liberté comme non interférence. (2) Le contrat des libéraux est un échange inégal entre une partie faible obligée d'accepter les conditions de travail imposées par une partie forte qui a toutes les cartes en main pour faire du contrat non pas un échange, mais un transfert de propriété à son avantage exclusif (théorie de la valeur travail) (3) On ne sait pas exactement de quoi parlent les libertariens quand ils parlent du marché : le modèle néoclassique, celui des manuels (la situation idéale) ou celui qui existe réellement (ce qui est ou ce qui doit être?) ? La confusion, qui entraîne des oppositions au sein de la communauté de pensée libertarienne, à des conséquences pratiques notables (discours autoréférent, déni de réalité, mythification de l'efficacité du marché, et plus largement idéologie). (4) La seule fois où le marché au sens des théoriciens du libertarisme a eu une réalité plus ou moins effective, ça a été à la fois une catastrophe et l'aboutissement d'une logique historique particulière (et scandaleusement injuste), à savoir celle décrite par "La grande Transformation" de Karl Polanyi. Ce point est important, voire déterminant : Polanyi interprète la révolution industrielle comme le point d'aboutissement d'une course au profit initiée un siècle plus tôt par la modernisation forcée des campagnes (les enclosures),"l'idéologie du marché" comme la mise en forme discursive de ses conséquences les plus extrêmes, et sa mise à l'écart de l'économie réelle (à partir des années 1930) une conséquence logique de son idéalisme extrémiste. (5) Il existe un écart infranchissable entre le droit naturel à la propriété et ce qu'il est historiquement et réellement. Sans me lancer dans une argumentation dès maintenant (je le ferai à un autre moment), je pense que 1 et 2 sont des faux problèmes qu'il est assez facile de dissoudre, tandis que 3 et 4 méritent une attention plus soutenue. Le 5 soulève un problème lié au statut du droit naturel, qui me semble à moi -tout comme à l'auteur de l'article soit dit en passant- problématique (mais dire que le droit naturel lockien est problématique ne signifie pas que le libertarianisme ne peut pas se justifier autrement, et tout aussi logiquement). Assez causé, voilà l'article, qui se subdivise en trois parties (c'est un peu long, mais ça vaut le coup d'oeil à mon avis) : Première partie "Connaissez-vous les libertariens? Pas les libertaires, ni les libertins, ne confondons pas. Les libertariens.Disons en première approximation - mais j'en dirai plus long plus bas - qu'il s'agit d'une école de pensée économique, politique et philosophique contemporaine selon laquelle une société sans État (ou alors avec un État vraiment minimal…) est possible (et souhaitable) à condition qu'une telle société soit fondée sur l'extension du mécanisme du marché libre et non entravé à toutes les activités humaines. Dans une telle société, les individus sont égaux devant la loi et libres de conclure des contrats qui les rémunèrent selon le marché. Les anarchistes souhaitent eux aussi la disparition de l'État; ils ont également prôné la liberté, l'égalité et, pour certains d'entre eux du moins, ils ont misé sur des contrats librement consentis entre individus pour coordonner certaines activités humaines. Superficiellement, on pourrait penser que tout cela se ressemble au point de se confondre et la confusion entre les idées des libertariens et celles des anarchistes - on dit aussi: des libertaires - est dès lors facile pour qui n'est pas au courant des différences cruciales qui existent entre les deux écoles, derrière cette similitude de vocabulaire. Disons, là encore en première approximation et avec toutes les nuances qu'on doit apporter en usant de ces termes, que les libertaires - les anarchistes - sont radicalement de gauche tandis que les libertariens sont typiquement de droite. Les libertariens québécois ont leur publication, qui paraît sur internet : elle s'appelle Le Québécois libre. Leurs idées y sont exposées et défendues, parfois avec conviction et avec une argumentation serrée, souvent avec clarté. J'ai plus d'une fois recommandé qu'on les lise : je suis en effet convaincu qu'il faut se frotter à leur argumentaire qui, en certaines de ses composantes, joue aujourd'hui un rôle réel dans la définition des politiques qui définissent les institutions dans lesquelles nous vivons. Cette longue entrée en matière pour vous informer que l'éditorial du dernier numéro du Québécois libre est consacré à l'anarchisme et, entre autres, à l'exposé que j'en ai proposé dans un récent ouvrage intitulé justement Anarchisme. Martin Masse, l'auteur de cet article m'a, et je l'en remercie, offert un droit de réplique dans sa publication mais, finalement, je vais plutôt l'utiliser ici: je pense en effet que ce débat devrait intéresser les lecteurs d'Espaces de la parole. Ma réponse se fera en deux temps. C'est beaucoup, direz-vous peut-être. Mais je pense qu'il faut pouvoir répondre de manière argumentée à ces gens; et je pense aussi qu'il y a un grand intérêt pédagogique à comprendre ce qu'ils avancent et surtout les raisons qui expliquent que les anarchistes s'y opposent avec tant de force. Dans ma réponse je vais, la prochaine fois, citer abondamment l' article de M. Masse pour assurer que je réponds bien à des arguments et à des idées effectivement avancées par l'auteur. Mais j'invite instamment mon lecteur, ma lectrice, à lire directement cet éditorial et à constater par lui-même en quoi consiste cette volée de bois verts à laquelle je réplique ici. (cliquer ici pour lire l'éditorial de Martin Masse) Réponse en deux temps, donc. Cette semaine, je vais m'efforcer de présenter les idées de libertariens et expliquer pourquoi je pense qu'il faut s'y opposer - et en tout cas pourquoi les anarchistes s'y opposent aussi radicalement. La prochaine fois, je répondrai en détail à la partie de l' argumentaire de M. Masse qui concerne plus spécifiquement mon livre et les idées de l'anarchisme. *** Qui sont donc les libertariens et que proposent-ils? Les libertariens appartiennent à une famille idéologique qui comprend aussi des gens qui ont le culot de s'appeler anarcho-capitalistes. Cette famille idéologique se réclame du libéralisme économique et du libéralisme politique. En économie, ils puisent surtout à l'interprétation donnée du marché par les économistes de l'École Autrichienne. Selon Ludwig Von Mises et Friedrich Hayek, le marché, pur et non entravé par des interventions étatiques, est une "catallaxie", un mode abstrait de gestion d'informations qui produit une ordre spontané optimal qu'aucune organisation ou planification ne saurait espérer atteindre. Dans sa forme abstraite, il présuppose la liberté reconnue à tous, des droits également reconnus à tous et réalise donc la justice en même temps que la liberté. Mais à propos de ces dernières idées, il faut maintenant rappeler ce que les libertariens doivent au libéralisme politique. Au fond et en un mot, une position dite "jusnaturaliste" par quoi on désigne une conception des droits développée à partir de John Locke. Pour aller rapidement à l'essentiel, libertariens et (mutatis mutandis) anarcho-capitalistes défendent l'idée que les individus ont un droit naturel (d'où l'expression "jusnaturalisme") sur leur personne, les produits de leur travail ainsi que les ressources naturelles par eux découvertes et, ou transformées. Dans leur perspective, la considération d'autres droits est superflue voire nuisible. Le droit à la vie, par exemple, est essentiellement celui de ne pas être tué, pas celui de recevoir les ressources nécessaires au bien-être. Face à l'ensemble de ces droits, les anarcho-capitalistes et les libertariens tendent donc à s'opposer à ce qu'ils décrivent volontiers le paternalisme déresponsabilisant des institutions étatiques, lesquelles sont à leurs yeux coercitives et, de toute façon, inefficaces. La critique de l'État occupe une part bien réelle dans ce courant d'idées. Murray Rothbard écrit par exemple ceci, que ne désavouera pas un libertarien: "Les hommes de l'État se sont notamment arrogés un monopole violent sur les services de la police et de l'armée, sur la loi, sur les décisions des tribunaux, sur la monnaie et le pouvoir de battre monnaie, sur les terrains non-utilisés (le "domaine public") sur les rues et les routes, sur les rivières et les eaux territoriales, et sur les moyens de distribuer le courrier". Et encore: "L'impôt est un vol, purement et simplement, même si ce vol est commis à un niveau colossal, auquel les criminels ordinaires n'oseraient prétendre. C'est la confiscation par la violence de la propriété de leurs sujets par les hommes d'État". Dans une telle société sans État, des contrats librement conclus entre individus égaux devant la loi et rémunérés selon le marché assureront l'atteinte de l'idéal visé. Les inégalités qui en découlent ne posent guère de problème aux libertariens et ils proposent volontiers que la charité individuelle palliera, si elle le veut bien, à ses plus criants excès. Selon eux, l'égalité est impossible et nous sommes, par définition, tous différents. Les anarchistes en conviennent et applaudissent même à cette diversité, qui fait la richesse de la vie. Mais la défense anarchiste de l'égalité va au-delà de ce truisme: elle est une défense de l'équité, prenant en considération les circonstances dans lesquelles la liberté se vit, faute de quoi celle-ci, comme l'égalité, ne signifie pas grand-chose de substantiel. Refusant de prendre tout cela en compte, les libertariens cautionnent toutes les inégalités, y compris celles qui constituent, installent ou perpétuent les plus criantes injustices. Revenant par ailleurs sur l'idée de "contrats" chère à cette école, Chomsky rappelait que : "L'idée d'un contrat libre entre un potentat et son sujet affamé est une farce sordide, qui vaut peut-être qu'on lui consacre un peu d'attention dans un séminaire qui explorerait les conséquences de ces idées (à mon sens absurdes), mais qui ne mérite rien de plus". La conception de la liberté que promeut un libertarien est une pièce maîtresse de son argumentaire. Or celle-ci est également on ne peut plus éloignée de positions anarchistes. Cette liberté est la liberté individuelle de n'être pas entravé: c'est la liberté dite négative, conçue d'une manière purement individuelle et garantie par un système de protection que certains veulent privé tandis que d'autres reconnaissent qu'un Etat sera nécessaire à son maintien. Or cette liberté, qui ignore tout des circonstances, est d'une confondante pauvreté. Le salarié contraint de se vendre y est présumé libre. C'est la liberté libre du renard dans le poulailler libre, c'est celle de ces villes grillagées derrière lesquelles se réfugient les plus riches citoyens américains pour échapper au chaos qu'ils ont créé, c'est la liberté qui s'accroît avec l'esclavage d'autrui. On est ici bien loin de Bakounine qui disait: "Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m'entourent, hommes et femmes, sont également libres, de sorte que plus nombreux sont les personnes libres qui m'entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient la mienne." *** Quand on se souvient du refus anarchiste de la conception capitaliste de la propriété, quand on a en tête la multitude d'alternatives à cette conception qu'ils ont cherchés et défendus, on ne peut enfin que convenir que la conception des droits de propriété que la doctrine libertarienne défend est irrecevable pour les anarchistes. Je proposerai la prochaine fois un examen plus exhaustif de cette question, qui semble avoir échappé complètement à M. Masse; mais le fait est que la doctrine anarcho-capitaliste et libertarienne des droits et de la justice est déjà irrecevable pour le sens commun, comme le rappelle Noam Chomsky dans l'exemple suivant. Supposons, dit-il, que par des moyens que cette théorie tient pour légitimes ­ de la chance et des contrats "librement consentis" sous la pression du besoin ­ une personne en vienne à contrôler un élément nécessaire à la vie. Les autres sont contraints soit de se vendre comme esclaves à cette personne, s'il veut bien d'eux, soit de périr. Cette société serait présumée juste! Notons enfin que les libertariens ont une attitude pour le moins étonnante face à l'État, à cet État qui a joué un rôle crucial dans le développement du capitalisme et dans son expansion. L'État subventionnaire des entreprises à même les fonds publics, l'État garant des droits et privilèges consentis à des tyrannies privées d'une inouïe puissance, tout cela n'amène pas ces supposés ennemis de l'État à en tirer la conséquence que la propriété acquise par ces moyens serait illégitime. Des libertariens ont ainsi récemment, aux État-Unis, pris la défense de Bill Gates dans le procès qui lui a été intenté. Voilà pour cette entrée en matières. Vous avez lu le texte de M. Masse. Vous savez maintenant d'où il parle et vous pouvez lire des numéros du Québécois Libre pour en savoir plus. Je vous invite à méditer tout cela. La prochaine fois, je répondrai ici même et en détail au texte de M. Masse." 2ème partie "Bien des gens aimeraient mieux mourir plutôt que de penser. Et c'est d'ailleurs ce qu'ils font pour la plupart… Bertrand Russell Si une théorie vous semble être la seule possible, considérez cela comme une indication que vous n'avez compris ni la théorie, ni le problème qu'elle est supposée résoudre. Karl Popper *** Le texte de Martin Masse auquel je réplique aujourd'hui (cliquer ici pour le lire) comprend de nombreuses attaques de personnes: elles sont peu dignes de lui et n'ajoutent rien à son argumentation. Son texte a aussi recours à un procédé à mes yeux bien peu respectable, l'amalgame - de personnes et d'idées, qui n'ont souvent rien à voir. Je passerai par-dessus tout cela pour chercher de mon mieux l'argumentaire qui concerne l'anarchisme. Je pense qu'il est le suivant. 1. Masse soutient que les anarchistes n'ont pas de réponse crédible à apporter au problème du fonctionnement d'une économie moderne et que leurs propositions conduiraient au désastre économique (effondrement de l'économie, pénurie etc.) et politique (dictatures locales, étouffement de la liberté). Les libertariens, faut-il le rappeler, assurent avoir une réponse, en fait la seule réponse sensée à ces problèmes : le marché, la propriété. 2. Les anarchistes sont justement coupables de défendre une thèse absurde et intenable en ce qui concerne la propriété, qu'ils veulent abolir : or, assurent Masse et les libertariens, une économie ne peut fonctionner sans les droits de propriété; une société ne peut même pas exister sans eux. Les libertariens, faut-il le rappeler, assurent avoir la seule position raisonnable en ce qui concerne les droits de propriété, tenus par eux pour naturels. 3. Parlant de ces droits de propriétés niés par les anars, Masse imagine un "Soviet d'Hochelaga " d'une éventuelle société anarchiste interdisant la lecture du Québécois Libre ­ son journal ; il imagine encore que les pauvres de mon quartier viendraient voler dans mon frigo et que cela ne pourrait évidemment pas être tenu pour un vol, puisque la propriété est abolie. Ces idées totalement absurdes et contre-nature, supposées être celles des anarchistes sur la propriété, conduisent donc à des positions concernant le droit et la violence que M. Masse décrit elles aussi comme délirantes. Bref : l'anarchisme conduit donc tout droit à la violence et il n'a rien de cohérent et de sérieux à dire sur la justice. 4. Comment peut-on être anarchiste, alors? On ne peut pas l'être sérieusement, semble penser Martin Masse. On ne l'est que par ignorance de l'économie - les libertariens connaissent bien l'économie; par irrationalisme ­ les libertariens sont rationnels, leur position est (la seule qui soit) scientifique; par goût du nihilisme - les libertariens défendent la "civilisation " contre la "barbarie " anarchiste; pire, enfin: l'anarchisme est au fond contre-nature - alors la position des libertariens est naturelle et prend même en compte la véritable nature humaine ­ qui fait que chacun pense d'abord à soi. Au total et en pratique, conclut Masse, il arrive même à un anarchiste comme Baillargeon de défendre certaines interventions et fonctions de l'État: ce qui n'est guère étonnant compte tenu de l'incohérence des idées anarchistes. *** Il existe un principe non écrit dans les débats intellectuels, appelé principe de charité et qui demande qu'on ne présente pas sous un jour défavorable et dégradant les idées qu'on combat. Je pense que ce qui précède est respectueux de ce principe, que je m'efforce pour ma part de toujours respecter. Ce qui nous donnerait, si je compte bien et par commodité, quatre sujets de discussions réels et sérieux : le marché; la propriété; la violence, le droit, la sauvegarde de notre civilisation;finalement, la plausibilité de l'anarchisme et le rapport à l'État. Je les aborderai tour à tour. Cette semaine, les trois premières; la prochaine fois, j'expliquerai ce que disent les anarchistes, à quoi ils aspirent et pourquoi cet idéal me semble toujours aussi noble et envisageable en pratique. *** I. LE MARCHÉ? LE ROI EST NU Débattre du marché avec un libertarien est toujours délicat. C'est qu'on a bien du mal à savoir de quoi il parle. Du marché qu'on analyse et qu'on décrit dans des livres d'économie? Ou alors de celui qui existe dans le monde réel? S'il s'agit du mécanisme théorisé par (une certaine) science économique, alors soyons honnêtes et disons-le franchement : nous savons, de manière indubitable, par cette même théorie, que ce marché n'a absolument pas les vertus dont les libertariens le parent : en termes simples, le marché n'est pas ce mécanisme optimal qu'on nous chante, il ne donne pas l'équilibre ou s'il le donne il ne donne pas la meilleure solution. Cela, on le sait notamment par le théorème de Arrow, le théorème de Lipsey-Lancaster et par l'équilibre de Nash. S'il s'agit plutôt de ce mécanisme qui prévaut dans ce monde réel où nous vivons, là encore, l'économie (j'insiste: pas les anarchistes, mais bien l'économie "sérieuse" elle-même) nous indique qu'il a bien des défauts, certains très graves et qu'il faudrait prendre en compte avant de le déclarer non pas optimal mais simplement efficace. En fait, une part importante de la littérature économique qui concerne le monde réel traite de ces échecs du marché (market failures) qui empêchent l'allocation optimale des ressources : des échanges inégaux et inefficients sont courants (adverse selection); les externalités sont courantes (i.e. que la transaction a des effets sur d'autres que les contractants : par exemple Elf pollue et, vous avez deviné, c'est la collectivité qui dépollue); la compétition est imparfaite; l'information asymétrique; les biens publics et quasipublics se rencontrent constamment. Enfin, il arrive que ce marché aboutisse à prôner ce qui n'est le plus souvent pas jugé sain, ou moral, ou défendable, par des êtres humains normalement constitués. Il y a quelques années, par exemple, un dirigeant de la Banque mondiale a suggéré, au terme d'un savant calcul coûts-bénéfices, que l'Occident exporte sa pollution vers le Tiers-Monde, là où l'espérance de vie des gens est de toute façon moindre. On peut l'accuser de bien des choses, mais pas d'incohérence avec les principes du sacro-saint marché. Mais il y a plus encore : dans le monde réel, le marché qui prévaut tend, dans une mesure très importante, à être la négation du marché " pur " ou théorisé. En fait, comme le dit souvent Chomsky, le développement de l'Europe, des États-Unis (de manière particulièrement marquée sous Reagan, frauduleusement présenté comme un apôtre du libre marché), de l'Asie de l'Est, tout cela est dû à la trahison systématique, dans la pratique, des règles que suggèrent la théorie et la doctrine du libre marché. Et pour autant que je sache, la seule tentative de s'approcher d'un marché dérégulé (en Angleterre, au siècle dernier et pendant une très courte période) a abouti à cette catastrophe que décrit Karl Polanyi dans La grande Transformation. Ces écarts substantiels entre la théorie et la pratique, il n'est même pas besoin d'être économiste pour les remarquer. Soyons sérieux : c'est le marché, ces corporations transnationales qui sont des modèles d'économie planifiée!?! C'est le marché, ces échanges administrés, ces ententes concoctées (souvent en cachette) par des États et ces mêmes corporations? C'est le marché, toutes ces entreprises subventionnées, toujours à se blottir dans les jupes de l'État garant de leurs droits? C'est le marché, ces règlementations, ces subventions, ces innombrables mécanismes de socialisation des risques et des coûts qui caractérisent l'ordre économique qui est le nôtre? On se retient de ne pas rire - ou hurler. Non seulement on ne sait pas ­ en tout cas, moi, comme bien d'autres, je n'arrive pas à savoir ­ de quoi ils parlent quand ils évoquent le mythique et miraculeux marché, mais je remarque aussi une autre chose étrange dans l'argumentaire des libertariens : tout ce qui va bien (ou est présumé tel) dans le monde réel est déclaré être dû à ce marché au nom inassignable; tandis que tout ce qui va mal est déclaré être dû à ce que le marché n'est qu'imparfaitement réalisé. Ce procédé d'argumentation est typique des libertariens et Robert Kutner l'a fort bien décrit: "Au coeur de la célébration des marchés, on trouve une tautologie inlassablement réaffirmée. Si nous assumons d'abord que tout ce qui est peut-être considéré comme un marché et que le marché optimise les résultats, alors on est conduit à recommander que tout soit géré comme un marché. Dans l'éventualité où un marché particulier n'optimise pas, on ne peut conclure qu'une chose : c'est qu'il n'est pas assez conforme au marché. C'est là un système infaillible pour garantir que la théorie soit bien à l'abri des faits. Par ailleurs, s'il arrive qu'une activité humaine ne se conforme pas à un marché efficient, cela doit nécessairement être la faute d'interférences, qui doivent être éliminées. Mais il ne vient jamais à l'esprit que la théorie ne rend pas adéquatement compte des comportements humains." Relisez à présent la citation de Popper placée en exergue de ce texte… Permettez-moi d'évoquer un cas personnel. Un jour, j'ai écrit un texte sur la mondialisation de la culture dans lequel je m'inquiétais de cette tendance à la soumission de toute la culture au marché et singulièrement à ces tyrannies privées. Un libertarien m'a répondu dans le journal de Martin Masse. J'avais tort, évidemment, et tout allait pour le mieux grâce au marché, grâce à la logique et aux valeurs entrepreneuriales de nos artistes, grâce à la compétition entre les produits. Et de me citer des exemples. Voici la phrase du monsieur qui s'adresse à moi: "Il faut être un peu déconnectés de la réalité pour prétendre que la culture se porte mal. Comme il faut ignorer tout du marché pour croire que dans l'éventualité d'un retrait de l'État du secteur culturel, cette industrie s'effondrerait. La culture québécoise est florissante. Les coûts de production et de diffusion n'ont jamais été aussi bas. Des entreprises comme …" J'arrête ici. Suspense. Qui va-t-il citer? Je vous le donne en mil: Cinar. Cinar!!! Le marché, donc!?! J'aurai la charité de ne pas commenter. Ça ne vous rappelle rien, tout ça? Moi, si, et pour les avoir tant combattus eux aussi: les communistes raisonnaient exactement de même. Vous évoquiez devant eux les mérites de l'économie de l'URSS - il y en eut bien quelques-uns - et c'était grâce au socialisme. Vous évoquiez ensuite les défauts (il y avait l'embarras du choix) de l'économie de l'URSS : c'est qu'il n'y avait pas encore assez de socialisme! Plus de Socialisme, plus de planification centrale, disait Staline. Plus de Marché, moins d'État, reprennent les libertariens. Pas tous, avouons-le. Hayek, par exemple, un des maîtres-penseurs, pas très très fort intellectuellement, selon moi, mais honnête, parfois : "Il est hors de question que dans une société avancée le gouvernement doit utiliser son pouvoir de réunir des fonds par les taxations pour fournir un certain nombre de services qui, pour toutes sortes de raisons, ne peuvent êtres fournis ou adéquatement fournis par le marché " Ou encore : "Je serais la dernière personne à nier que l'accroissement des richesses et de la densité de la population accroissent le nombre de ces besoins collectifs que le gouvernement peut et doit satisfaire. " Le marché des libertariens, à mes yeux, est une construction idéologique. Peut-il en être autrement ? Le marché est une construction sociale, politique, avec une histoire . Ceci ne veut toutefois pas dire que la doctrine ou la rhétorique du libre marché serinée par les libertariens soit sans incidence pratique. Sur ce plan, elle est, au contraire, crucialement importante pour masquer la réalité de ce que les entreprises, par exemple ces tyrannies privées que sont devenues certaines d'entre elles, doivent leur existence, leur développement, leur puissance, leur légitimité dans une large mesure à l'État subventionnaire et à des coups de force juridiques survenus à la fin du siècle dernier et qui les a dotés de droits de personnes immortelles (sic!); enfin, et surtout, certains aspects de la rhétorique du libre marché valent vraiment (concurrence, compétition, par exemple), ils valent vraiment dans la réalité et pour le monde réel: elles valent pour les petits, pour les pauvres, pour les démunis, pour les sans voix, pour les sans défense. Que disent les anarchistes sur tout cela? J'y reviendrai la prochaine fois. Les libertariens, pour leur part, arguent que le marché est naturel comme le sont aussi les droits de propriété sur lesquels il repose notamment (suggestion: quand vous entendez "naturel" dans une discussion concernant les affaires humaines, sortez vite votre trousse d'autodéfense intellectuelle!) . Les droits (naturels) de propriété, hein? Voyons donc cela d'un peu plus près. II. LES DROITS DE PROPRIÉTÉ: RIEN N'EST SIMPLE Ici encore, le désaccord entre Martin Masse et moi, entre les libertariens et les anarchistes, est majeur et, je pense, irréconciliable. Ce sujet concerne bien des thèmes et il demanderait des longs développements. C'est que se prononcer sur la propriété engage aussi le droit, la morale, la liberté ­ songez par exemple que le fait d'interdire l'esclavage a impliqué qu'on a privé les propriétaires d'esclaves de la liberté qui était la leur de posséder des êtres humains. Je ne voudrais pas abuser de la patience de mon lecteur, alors j'irai rapidement à l'essentiel. Je noterai simplement que soutenir que j'ai des droits naturels à posséder quoi que ce soit que j'ai acquis légitimement parce que dans le cadre du marché (naturel) et que par ce droit sur ce qui est dès lors devenu ma propriété je peux en disposer à ma guise absolument , que cette position n'a pas convaincu grand'monde notamment parce qu'elle conduit à des conséquences difficilement tolérables par un être humain normalement constitué. Chomsky le dit par un exemple fictif, bref et percutant. Supposons que par de la chance ou par des moyens tenus pour légitimes par cette théorie quelqu'un en vienne à contrôler un élément indispensable à la vie - l'eau, disons. Les autres peuvent ou se vendre à cette personne s'il le veut bien ou mourir. Selon la conception libertarienne des droits de propriété et du droit tout court, la société dans laquelle cela se produit serait tenue pour juste. Il faut qu'il y ait un problème avec les prémisses d'un tel raisonnement. Selon moi, selon les anarchistes, il y en a justement un, majeur. Mais il ne faut pas en rester à des exemples fictifs. Les droits de propriété, c'est aussi, bien concrètement, des mesures assurées par l'État, par la police et les tribunaux, par des instances des puissants comme l'OMC, et qui font ces jours-ci que des droits de propriété intellectuelle sont détenus par des tyrannies privées (toujours en bonne partie subventionnées par le public) sur des brevets de médicaments ; et ces brevets font en sorte que des centaines de milliers de personnes souffrent ou même meurent parce qu'on ne peut reproduire ces médicaments, ce qui coûterait parfois quelques sous pour sauver des vies. Les droits de propriété c'est aussi le pillage par des corporations transnationales de la diversité biologique du tiers-monde, de ses richesses naturelles. C'est aussi le brevettage de la vie. C'est aussi, on peut en être certain, la famine et la mort pour des millions de gens. C'est encore l'obligation pour la plupart d'entre nous de se vendre provisoirement pour vivre. Adam Smith savait cela : "Le gouvernement civil, écrivait-il, dans la mesure où il est institué pour assurer la sécurité de la propriété, est en réalité institué pour la défense du riche contre le pauvre, de ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent rien. " Allons plus concrètement dans ce sujet. Amartya Sen, prix Nobel d'économie de l'an dernier, a consacré d'importants et remarquables travaux aux famines. Ce qu'il démontre dans ses travaux, c'est précisément que "dans de nombreux cas de famines survenus récemment et dans lesquelles des millions de personnes sont mortes, il n'y a absolument pas eu de déclin notable de la nourriture qui était disponible mais bien plutôt que ces famines ont eu lieu à cause de transferts de droits de propriété par ailleurs tenus pour parfaitement légitimes". Sen soulève alors la question que nous devons prendre au sérieux - je rappelle qu'on parle ici de millions de morts - en discutant des implications des conceptions libertariennes, en l'occurence ici celle de Nozick : "Le système [de propriété] est tenu pour juste (ou injuste) en examinant l'histoire passée et non pas ses conséquences. […] Des famines peuvent-elles survenir dans un système de droits tenu pour moral dans divers système de pensée comme celui de Nozick. Je pense que la réponse est sans l'ombre d'un doute que oui puisque pour bien des gens la seule ressource qu'ils peuvent légitimement posséder, leur force de travail, pourra s'avérer impossible à vendre sur le marché du travail et ainsi n'accorder à son titulaire aucun droit à de la nourriture. […] s'il en résulte des famines, la distribution des propriétés devrait-elle être tenue pour moralement acceptable malgré ces désastreuses conséquences. Il est hautement improbable que la réponse puisse être affirmative" (Ressources, Values and Development, pages 311-312). Pour le dire autrement: la position libertarienne c'est, à mes yeux, qu'aux riches comme aux pauvres il est également interdit de dormir sous les ponts sans payer leur légitime propriétaire ­ car il y a toujours un légitime propriétaire - et si toutefois ce dernier veut bien accepter de l'argent pour vous accorder ce privilège. Les anarchistes, là-dessus? Je ne peux pas rendre justice à leur position en quelques lignes, pas plus que je n'ai pu exposer complètement celle des libertariens. Disons simplement que les anars refusent ce qui est impliqué sous le nom de propriété dans les exemples qui précèdent. Et ils se placent donc dans la lignée de Rousseau qui écrivait : " Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire, Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eussent point épargné au Genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la Terre n'est à personne." Ce qui ne pas sans soulever de vrais et réels problèmes, il faut avoir l'honnêteté de le dire. Et ici, pas plus que sur la question du fonctionnement d'une économie, les anarchistes ne prétendent avoir de réponse simple et unique à proposer pour les résoudre. Un exemple? Un problème réel et majeur concerne ce que les économistes appellent les biens communs. Seront-ils sur-utilisés et dès lors destinés à disparaître? Question difficile. Les Bisons dans l'Amérique du XIXe siècle ne sont-ils pas devenus si peu nombreux parce qu'il n'y avait aucun droit de propriété sur eux, pour prendre un exemple libertarien? Je pense qu'ils ont survécu sans problème et pendant longtemps avant ce siècle parce que leur exploitation n'était pas celle qu'induit le capitalisme. Mais je pense surtout que c'est aussi parce qu'il y avait des droits de propriété sur eux que les esclaves étaient si nombreux dans l'Amérique du XIX e siècle. Martin Masse demande ce qui arrivera si des pauvres de mon quartier, dans une société anarchiste, viennent voler dans mon frigo. D'abord, s'il y a des pauvres dans mon quartier, on ne sera pas dans une société anarchiste et il se pourrait en effet qu'on vienne voler dans mon frigo puisque je serai occupé à me battre contre cette société, même si elle se dit anarchiste. Mais surtout, c'est crucial, les anarchistes ne veulent pas abolir cette propriété-là. Et ils distinguent pour cela soigneusement la propriété de la possession. La propriété est ce qui permet d'exploiter; la possession ce qui rend libre. Je ne peux pas posséder l'usine qui fabrique les montres; mais j'ai la possession de ma montre. Proudhon le dit assez bien, je trouve: "La possession individuelle est la condition de la vie sociale : cinq mille ans de propriété le démontrent. Cinq mille ans de propriété le démontrent: la propriété est le suicide de la société. La possession est dans le droit; la propriété contre le droit". Ceci dit, il est vrai que tout cela est complexe et soulève des problèmes sur lesquels je ne peux m'attarder ici et même certains sur lesquels je n'ai, pas plus que quiconque, de réponse simple ou définitive à proposer. L'un d'eux concerne le droit, la violence , la criminalité. Venons-y. III. VIOLENCE, DROIT. CIVILISATION?!? J'en conviens volontiers: la criminalité est en effet un grave problème. Comment réagir face à des crimes horribles que commettent des criminels endurcis et récidivistes, comme par exemple les présidents américains depuis un siècle; devant un être inhumain comme Henry Kissinger; devant toute cette criminalité des entreprises à l'échelle planétaire; devant ces détournements de fonds; ces blanchiments d'argent; ces crimes d'initiés; ces milices privées. Graves questions. Les anarchistes pensent qu'une bonne part de ce problème disparaîtra avec les conditions qui le rendent possible. Plus d'État, plus de criminels d'État. Plus de propriété, plus de crime contre la propriété. Plus d'entreprises, plus de criminalité d'entreprise. Et ainsi de suite. Laissons rire Martin Masse. Restent bien sûr des questions difficiles: que faire du voleur, de celui qui nous fait peur (avec raison, admettons…) et ainsi de suite. Les anarchistes ont des réponses, encore une fois. Pas une réponse. Pour l'essentiel, ces réponses s'articulent autour d'un valeur centrale: on devrait traiter tout le monde avec humanité, y compris ceux, si et quand cela arrivait, qu'on priverait de liberté. Mais la liberté, s'inquiète justement Masse. Comment empêchera-t-on, pour reprendre ses mots, un Soviet d'Hochelaga d'interdire de lire le Québécois Libre s'il n'y a pas de droits de propriété? Bonne question. On ne se demandera pas en effet comment faire en sorte que tout le monde ou presque lise à peu près les mêmes nouvelles, examinées dans la même perspective et selon le même point de vue puisque cela on le sait déjà et il suffit pour l'apprendre d'examiner ce que sont aujourd'hui les médias dans un régime de propriété . Je pense que si des gens veulent empêcher quelqu'un de lire quoi que ce soit, nous ne serions pas dans une société anarchiste; que la liberté de lire, de diffuser des idées, le désir d'apprendre et de discuter seraient grandement accrus dans une société anarchiste; surtout, qu'un soviet, et donc une réunion libre de gens librement réunis pour un but donné, par définition, ne prendrait que des décisions qui le concerne et pour les seules fins (possiblement économiques) pour lesquelles il est réuni. Martin Masse a usé d'exemples fictifs - si on volait dans ton frigo, Baillargeon; et si un soviet d'Hochelaga voulait interdire qu'on lise Le Québécois Livre. Je pense lui avoir répondu. Cependant, pour finir, et puisqu'on parle de criminalité et de civilisation, j'utiliserai moi aussi un exemple, mais pas fictif puisque des choses comme ce que je vais raconter sont monnaie courante dans notre monde. Une compagnie largement subventionnée à même les fonds publics et bien à l'abri derrière des mécanismes de socialisation des risques et des coûts garantis par l'État et derrière des ententes internationales concoctées par ses semblables et des États complices au sein de l'OMC , une telle compagnie va s'implanter dans un pays étranger - en Afrique ou en Indonésie, peu importe. Les libertariens appellent cela le marché libre. Cette compagnie s'installe dans ce pays et pille ses ressources naturelles, sa main-d'oeuvre, exploite hommes, femmes et enfants avec la complicité d'une élite locale maintenue au pouvoir par une armée à laquelle d'autres entreprises vendent des armes sur le marché toujours aussi libre; elle y maintient et y accroît son emprise sur le pays et sa population et elle est crucialement aidée en cela par des programmes d'ajustement structurel du FMI et des politiques de la Banque mondiale, repaires de ces mêmes États et porte-voix de ces mêmes entreprises. Toujours le libre marché, selon les libertariens. Et même le libre marché du travail puisque tout ce beau monde maintenu en semi-esclavage est libre, oui oui libre de conclure des contrats par lesquels ils se vendent à la compagnie. Une communauté locale résiste à présent à son expulsion de son territoire ancestral par la multinationale qui convoite des richesses naturelles qui s'y trouvent; l'armée intervient pour chasser cette population, elle ira parfois jusqu'à tuer, au besoin; en certains cas, ce sera la milice privée de la compagnie qui fera le travail. Il s'agirait ici de défense légitime de droits de propriété naturels, de la défense de cette civilisation que les libertariens assurent protéger contre la barbarie - par exemple la barbarie des dangereux entartistes. Dans un de ses monologues, Yvon Deschamps mettait en scène un GI américain isolé et perdu pendant quelques jours dans la forêt vietnamienne . Débouchant finalement sur une clairière, il découvre un village en feu, des soldats de son bataillon assassinant femmes et enfants, des peurs, des cris, des larmes, du sang, des hurlements. Il court vers eux et s'écrit: "Enfin, la civilisation!" Je me suis parfois demandé ce qu'était ce GI, sans pouvoir répondre. Il me vient aujourd'hui une hypothèse… Le principe de charité m'interdit de la formuler. Pour ma part, Martin Masse le sait, je suis profondément non-violent et convaincu que la violence n'est justifiable que lorsqu'elle s'exerce pour mettre fin à une violence antérieure ou pour empêcher, avec un minimum de violence, une violence qu'on peut raisonnablement penser imminente. C'est un plaisir de fin gourmet pour moi qui ai ces positions que d'être assimilé à la violence dans un journal qui défend, position libertarienne classique, le droit de porter des armes à feu. *** J'entends d'ici Martin Masse me dire que le niveau de vie augmente, chez nous; évoquer toutes ces richesses qui s'accumulent. Il a en partie raison. En partie seulement. Dans notre monde, la pollution c'est de la richesse; la dépollution, encore de la richesse : en fait, plus l'eau sera sale, plus elle créera de la valeur - pour quelques-uns. Et ainsi de suite. Sans rien dire du fait que, pendant certaines années du moins, le niveau de vie augmentait aussi sous Hitler, sous Staline. Ce qui ne rendait légitime ni le nazisme ni le stalinisme, évidemment. Si mon lecteur, ma lectrice, convient, au terme de ce texte, qu'il y a un problème et que ce problème n'a pas de solution simple, que nous n'avons pas (et surtout pas les libertariens) de théorie unique permettant de le résoudre, alors il, elle, pourra avoir envie de savoir ce que disent les anarchistes. La prochaine fois, j'expliquerai ce à quoi ils aspirent et certaines de leurs idées pour y arriver. Et je dirai alors pourquoi cet idéal me semble toujours raisonnable et moral." 3ème partie " Pour clore ce sujet, je souhaite cette semaine lancer une invitation aux libertariens québécois. Mais d'abord, je veux apporter une précision concernant les libertariens en général. Je tiens en effet à dire que je les lis avec profit et que je recommande la fréquentation de leurs écrits. Et cela pas seulement parce qu'il faut connaître les idées qu'on combat: car le fait est que les libertariens déploient, parfois, une rationalité qui tend aujourd'hui à se faire rare dans ce qui se donne pour de la philosophie ou des «sciences» humaines. Ils argumentent le plus souvent sincèrement et avec clarté, savent l'importance des faits et ainsi de suite. Se frotter à leurs écrits est en ce sens une bonne école. De plus, outre cet accord de fond sur la valeur et l'importance de la rationalité dans la réflexion sur les affaires humaines, je suis aussi en accord avec une part de ce que disent les libertariens. C'est par exemple chez eux qu'on trouvera volontiers les plus solides et argumentées dénonciations du subventionnement public des entreprises. Tenez, pour le dire rapidement: il me semble qu'on ne peut parler d'écologie sans avoir lu Julian Simon. Il faut lire bien d'autres choses aussi, mais cette lecture est incontournable. Ceci dit, bien des valeurs qu'ils portent me semblent aussi terriblement déplorable et en certains cas inhumaines et je les combats de toutes mes forces. Masse a en partie raison de souligner que les anarchistes n'ont pas de réponse toute prête et définitive à offrir concernant l'organisation (notamment économique) d'une société libertaire. En un sens, je trouve que c'est tout à l'honneur de l'anarchisme de reconnaître d'abord les limites de notre savoir ensuite qu'une société libre s'organisera selon des modalités qu'on ne peut prévoir. Mais il faut aussi dire que les libertaires ne sont pas sans réponses à des questions légitimes qu'on peut poser concernant le fonctionnement d'une société conforme à leurs aspirations, ni sans réponses sur la question de savoir ce que signfiera l'allocation de ressources, la production et la consommation dans une société libre. On peut même citer bien des exemples concrets de réalisations allant, par des voies diverses, dans la direction espérée. L'Espagne libertaire a bel et bien existé; des coopératives et notamment la fameuse coopérative de Mondragon existe encore; l'économie participative existe aussi et elle a donné lieu à des implantations concrètes. En observant ces exemples et bien d'autres, on remarquera une riche variété de pratiques, certaines retenant même des aspects du marché chers aux libertariens, dont la liberté d'échanger. Mais l'exploitation y est toujours impossible; l'esclavage salarial également, tout comme la domination. Mais je ne veux pas (ni ne peux) m'engager ici dans la très longue discussion de toutes ces avenues méditées ou essayées concrètement par les anarchistes tout au long de leur histoire et qu'il faudrait être de bien mauvaise foi pour ne pas reconnaître. Je me contenterai de renvoyer qui cela intéresse ausite internet de l'économie participative, qui comprend, en plus d'une présentation de ce modèle, bien des références aux idées économiques des anarchistes. Le lecteur qui voudrait en savoir encore plus pourra consulter avec profit la section sur l'organisation économique d'une société anarchiste dans le fameux FAQ consacré à l'anarchisme. Je fais le pari qu'il trouvera réponse à la plupart de ses questions. Mais le fait est qu'on ne peut traiter de tout cela en quelques lignes. C'est pourquoi j'invite enfin Martin Masse et les libertariens, s'ils le souhaitent, à formuler leurs objections à l'économie participative directement à ses créateurs (Robin Hahnel est professeur d'économie à l'Université de Washington, Michael Albert a été formé en physique) . Ces deux-là ne reculeront pas devant un débat intellectuel avec des économistes libertariens - ce n'est pas ce qui manque au QL! Donc, si Martin Masse le souhaite et si Hahnel et Albert se disent d'accord (je présume qu'ils le seront) , un débat centré possiblement sur l'économie participative pourrait avoir lieu simultanément dans les pages du Québécois Libre et d'Espace de la parole. Il pourrait s'agir là d'une expérience très instructive. Il faudrait évidemment s'entendre sur la forme et le contenu plus précis de ce débat. Mais si on peut convenir d'une manière de procéder, je m'engage à traduire en français les textes de Hahnel et Albert. En résumé: parmi les nombreuses avenues explorées et tentées par les anarchistes en économie, il en est une, l'économie participative, qui est particulièrement radicale dans son refus du marché, du profit, de l'organisation hiérarchique du travail. Et ses créateurs sont disposés à la défendre devant les libertariens. En ce qui me concerne, je m'en tiendrai là. En attendant la réponse du Québécois Libre…"
  13. Aucun défenseur de la peine de mort ne propose de passer par les armes les innocents, et en ce bas monde, aucune justice n'est infaillible, et la liste des condamnés à perpète, à la "guillotine sèche" ou plus généralement à toute privation de liberté pour peau de zob se compte par millions, ce qui n'entraîne pas la nécessité de supprimer prisons et perpétuité réelle (même si certains proposent tout de même de la supprimer en appliquant à la perpet le même raisonnement que pour la peine de mort : on ne sait jamais, on ne saura jamais ce qui se passe in fore interno du condamné qui en fait est innocent ou repentant et dans tous les cas il faut lui accorder le bénéfice du doute (et lui éviter d'être trop lourdement condamné)). Il me semble que la question de la peine capitale ne doit pas être considérée distinguée d'une réflexion plus globale sur l'échelle et la rigueur des peines, qui doivent assurer en société libérale une fonction essentiellement punitive et d'exemple (et non préventive et de traduction des besoins sociaux du moment, comme le soutient par exemple l'école de la défense sociale) : mieux vaut un voleur pendu et exposé en place de grève que mille actes d'incivilités et de prédations tolérés par un humanisme mal placé.
  14. Visiblement tout le monde n'est pas d'accord sur la question.
  15. Encore faut-il souscrire aux théories fumeuses de Guénon, qui, hors des religions "traditionnelles" (il donne une définition très spéciale à ce terme), ne voit pas d'esprit religieux "authentique". Je rappelle pour mémoire que lui même s'est converti à une forme particulièrement marginale de l'Islam parce qu'il estimait que le christianisme s'était coupé depuis plusieurs siècles de sa Tradition "authentique". Encore faut-il aussi faire du libéralisme un engagement existentiel complet (sur le mode de la religion justement : politique, éthique, métaphysique), là ou plusieurs de ses auteurs majeurs l'ont d'abord défini comme une théorie politique (c'est-à-dire seulement intéressée en une catégorie d'actions humaines, celle de la pratique) : je pense à Hayek de individualism true or false, Rothbard des premiers chapitres de l'éthique de la liberté, de Oakeshott de "De la conduite humaine", etc.
  16. Je me demande dans quelle mesure la débauche de transports en commun, de mobilier urbain, de ronds points à la con et autres gredineries qui encombrent toutes les villes de France (Paris en tête, les travaux entrepris dans le domaine sont démentiels, comme du côté de la place de Clichy, l'un des coins les plus passants en termes de bagnoles, où ils ont décidé de tout casser pour mettre une piste cyclable et des espaces piétons "pour désengorger et réduire du même coup la pollution", ce qui bien sûr a eu l'effet exactement inverse) ne répond pas à des impératifs beaucoup plus terre à terre que l'idéologie rose-verte, anti-caisse ou je ne sais pas quoi encore. J'ai plutôt l'impression qu'il s'agit d'abord d'une histoire de gros sous, celui des marchés et des contrats publics, qui brassent beaucoup de tunes et qui intéressent en cela tout élu local qu'il soit de droite ou de gauche, à pied, à cheval ou en voiture (pour des raisons d'intéressement personnel ou politique).
  17. Mais…elle s'inspire du style de vie de Johnny Halliday en fait ! C'est plutôt un bon point pour elle !
  18. La myopie de ces ron paulites me fait penser à celle de Patrick Buchanan et de certains intellectuels paléo au début des années 1990 (je pense à Paul Gottfried notamment) à propos de Jean-Marie Le Pen. Buchanan, qui représentait alors la droite du parti républicain, et qui se faisait largement pourrir par les démocrates comme par une parti du parti républicain (notamment les néoconservateurs, qui jugeaient ses propos sur Israël antisémites et sa stratégie de créer une troisième force à droite du PR suicidaire) avait reconnu en Le Pen un modèle. Pour lui, ce dernier incarnait la droite patriote et populaire qu'il cherchait à incarner, et ne voyait dans les calembours douteux et l'odeur de soufre qui entouraient le président du FN que des aspects secondaires, largement construits par des médias gauchistes aux ordres. En d'autres termes, il prenait ce qui l'intéressait dans le personnage et ne tenait pas compte de ce qui faisait vraiment débat en France sur la personnalité du vieux. Là c'est pareil : Marine est sympa parce qu'elle a des opinions communes avec Paul en matière de politique étrangère (nb : Marine tient aussi le même raisonnement de son côté. Le tea party c'est un mouvement populiste de droite avec des représentants islamophobes qui marche aux states, donc c'est cool). Il manque cependant à tous ces gens la comparaison entre les raisonnements des deux loustics pour les obtenir, ce qui est quand même important.
  19. Je reviens un peu sur ton propos, que je n'avais pas eu le temps de discuter. Sur le sum quique : comme le note Villey plus haut cité, ce qui est important dans l'adage, c'est certes le jugement (une faculté), mais qui suppose la répartition d'objets réels (ou naturels) entre plusieurs personnes. Le juge partage et répartit entre les individus la chose méritée, que ce soit les biens ou les honneurs. Aristote commence sa définition dans l'éthique en se rapportant aux biens externes pour ensuite aborder les biens "au sens absolu", ceux qui intéressent le philosophe (et pas le juriste). Éventuellement, le juge peut modérer son jugement par équité, mais toujours en se rapportant à l'égalité entendue au sens du sum quique comme guide de son action. Là où il y a bien à partager et à répartir, distinction du tien et du mien, il y a bornage de propriété. Sur la qualité architectonique de la propriété en droit : Là je vais citer Grotius, puis un auteur un peu plus moderne, Adam Smith qui témoignent avec leurs mots à eux du rôle de la propriété dans la définition du droit, qu'il soit ancien ou moderne. Grotius nous dit dans le DGP que parmi les définitions du droit, il y en a une qui est une qualité morale à l'individu "pour posséder ou faire justement quelque chose". (I, I, IV). Quand cette qualité est parfaite, elle est désignée par le terme "faculté". Un paragraphe plus loin, Grotius nous dit : "Les jurisconsultes désignent la faculté par l'expression de sien ; pour nous, nous l'appellerons désormais droit proprement ou strictement dit, qui embrasse la puissance tant sur soi-même -qu'on appelle liberté- que sur les autres (…)." Plus loin, le juriste commente l'éthique à Nicomaque sur la justice (I, I, VIII, 1) : "La faculté est l'objet de la justice explétrice, ainsi nommée proprement et à la rigueur, et qu'Aristote qualifie de justice des contrats : expression trop bornée ; car, que le possesseur d'une chose m'appartenant me le rende, ce n'est pas en vertu de quelque contrat qu'il agit ainsi, et cependant son action se rapporte à cette même justice." Si je résume : l'une des définitions, mais la plus conforme au droit romain et la plus "stricte", fait du droit une faculté de posséder autant que d'agir justement, et correspond à ce qu'Aristote appelle justice explétrice. Bon passons du Droit de la guerre et de la paix (1625) aux Lectures on Jurisprudence (1762) d'Adam Smith. L'ambition de Smith est de décrire les règles qui doivent régir les "gouvernements civils". Il distingue quatre finalités du gouvernement, la première et la plus importante étant de maintenir la justice ("to maintain justice ; to prevent the members of society from incroaching on one anothers property, or siezing what is not their own"; friday decr. 24 1762). Là encore, on ne peut pas s'empêcher de lier propriété et justice, même si cette fois-ci, la justice n'est plus vu sous l'angle de la qualité personnelle (ce qui est normal, la source d'inspiration de Smith, c'est Hume, qui voit dans la justice un artifice et dans son respect un autre artifice de civilisation). Un peu plus loin, Smith revient sur ce qu'il entend par justice : "Justice is violated whenever one is deprived of what he had a right to and could justly demand from others, or rather, when we do him any injury or hurt without a cause." La définition de Smith fait de l'injustice la privation de la propriété légitime, qui oblige à la réparation des torts. En cela, il ne s'éloigne pas trop de ce que Grotius lecteur du droit romain appelle le droit "au sens strict". Bien sûr, Grotius tout comme Smith font de cette justice une partie, mais c'est pour les deux auteurs le noyau central de leurs raisonnements respectifs sur le droit et la justice. Sans vouloir faire de l'histoire du droit à la petite semaine, je pense que pour comprendre la relation entre droit, justice et propriété, il faut tout de même se rappeler que le peuple législateur par excellence, c'est-à-dire les citoyens romains de la république du Veme siècle, sont des citoyens soldats autant que des paysans. Derrière la toge, il y a l'araire, et les chicanes incessantes des péquenots autour de problèmes de bornages et donc de propriété (foncière). Comme le disait FJ, l'adage sur la justice renvoie à des problèmes qui se situent dans la théorie réaliste (pour ne pas dire pragmatique ou même carrément rase bitume), et ne doit pas être confondu avec l'opinion des philosophes (Platon et Aristote), qui en critique l'étroitesse au nom d'un bien supérieur (la sagesse, par exemple dans le face à face Socrate-Céphale dans le premier livre de la république). L''exemple type de l'injustice au sens le plus classique du terme, c'est celle ressentie par Achille dans L'iliade. Quand Agammemnon lui réclame Briséis comme supplément à son butin, il réclame plus que son dû et donne moins à Achille, qui mérite plus de par sa valeur de soldat (ce qui rend tout à fait justifié sa colère et son retrait sous sa tente, ma foi) : une mauvaise répartition de propriété est le corollaire d'une mauvaise appréciation des honneurs respectifs.
  20. F. mas

    Alcools

    Les bières brits, c'est toujours mieux que les bières australiennes ou américaines, qui en général n'ont pas de goût. Mais je ne me rappelle pas en avoir bu récemment (à part de la gordon, mais c'est écossais et pas terrible). Par contre, dans le genre surfait, il y a la guinness, cet infâme potage tiède.
  21. F. mas

    Alcools

    J'apprécie le vin, à condition qu'il soit très bon. Si la qualité est ordinaire, je suis moins preneur. J'ai déjà parlé de l'Angelus sur ce forum, qui est ma bière préférée, brassée à 10 km de mon bled d'origine (et qui coûte un oeil en pression à Paris, par exemple du côté de Montparnasse).
  22. F. mas

    Alcools

    J'ai voté bière et ouisqui.
  23. s'est surpris à lire Principia Ethica de G. E. Moore en regardant "Les Ch'tis à Ibiza". Weird.

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  24. La propriété existe autant dans le droit romain que dans la philosophie d'Aristote et dans la philosophie moderne hobbésienne. Ce qui change, et ce n'est pas rien j'en conviens, c'est sa place et son statut dans l'économie générale de la conduite humaine. Tu remarqueras que je n'ai pas parler de "droit de propriété", mais de "propriété", et cela pour une bonne raison, parler de "droit de propriété" est une expression typique de ce que tu désignes (à la suite de Villey et Strauss) par le droit subjectif moderne, à savoir une puissance attachée à un sujet, et non une faculté objective présente dans le sujet (le droit comme faculté de juger chère à Villey, qui parle comme Kant). La conception aristotélicienne de la justice, comme par exemple la vertu de libéralité, suppose l'existence de la propriété (non formulée comme un droit opposable et demandant obligation du souverain en retour : "On considère généralement comme étant injuste à la fois celui qui viole la loi, celui qui prend plus que son dû, et enfin celui qui manque à l'égalité, etc." V, 2, 1129b, où Aristote part des biens externes pour remonter aux biens internes, remontant ainsi de l'opinion sur la justice à la justice au sens absolu) Elle est une disposition morale subordonnée (aux vertus intellectuelles), qui s'inscrit plus largement dans une enquête sur le bien humain. Celui-ci est atteignable par la pratique des vertus, là où les modernes cherchent avant tout la liberté comme non interférence ou non domination (la liberté comme choix préférentiel n'existe pas dans le lexique aristotélicien, car elle suppose l'indétermination de la volonté, et cette dernière n'existe pas dans le lexique grec. Il faut au moins attendre Saint Augustin pour qu'on s'occupe de cette faculté, la volition, qui est rupture avec le telos aristotélicien) : cette priorité de la vertu sur le juste entraîne aussi la rétrogradation de la propriété à une place secondaire (encore une fois, sa meilleure expression est observable dans le passage sur la vertu de libéralité, la "médiété dans les affaires d'argent", à distance de l'avarice et de la prodigalité IV, I, 1119b25. La vertu de libéralité suppose la propriété, parce qu'il faut de l'argent pour bien l'utiliser. La vertu est première, mais elle suppose l'existence première de la propriété). Sur le lien entre politique et justice : la politique est effectivement pour Aristote une science architectonique, c'est à dire l'activité dont la fin est la plus générale parmi les activités finalisées, celle s'occupant du bien humain. Celui-ci a pour objet les choses belles et les choses justes, ce qui fait de la vertu de justice, comme de la justice entendue comme institution des biens secondaires (puisque plus particuliers) : en d'autres termes, la prudence et la sagesse sont plus désirables que la justice, il peut donc arriver que pour un bien politique on fasse prévaloir l'autorité de la loi positive sur le droit (la justice). C'est tout le problème de la raison pratique, qualité suprême du bon juge et du bon politique, qui vise à raisonner et délibérer au mieux dans un monde contingent. En d'autres termes, au dessus de la loi et du droit, il y a le juge (du moins au moment où il juge), et le politique est en quelque sorte le juge des juges, celui qui observe si son activité s'accorde bien avec celles des autres citoyens, le tout en fonction de la vertu et du bien humain. Seulement, il n'y a pas d'équivalence entre science architectonique et souveraineté : la première est une science "de la vertu" la seconde est une puissance résultant des volontés individuels rassemblées par un contrat originel. La première n'est pas une autorisation donnée au titulaire de la souveraineté pour contraindre, mais l'autre nom de la philosophie politique. et le philosophe politique, lui, ne désire pas le pouvoir, mais la sagesse. Il préfère l'étude aux honneurs, Socrate à Alcibiade.
  25. Je suis plutôt d'accord avec ce que tu dis dans le seconde partie sur le lien entre apparition de la propriété et stade de développement de la civilisation. C'est la première partie qui me paraît un peu confus, et à remettre en ordre : la propriété apparaît en même temps que la justice, elle est donc en effet la notion architectonique du droit (le droit, c'est jus sum quique tribuere, rendre à chacun ce qui lui appartient, ce qui suggère les bornes du droit en cas de conflit de propriété), mais coexiste historiquement avec la notion d'ordre public, qui elle appartient plutôt à la loi (selon Hobbes et ses modernes descendants, c'est la loi qui est expression de la souveraineté : auctoritas non veritas facit legem. C'est le gros bâton du pouvoir politique qui est un phénomène exogène au droit proprement dit). La propriété et le droit ont une histoire n'apparaissent pas n'importe où et n'importe quand, et présupposent un certain degré de civilisation : cependant, sélectionner la justice au sein de nos institutions pour démontrer que sa conservation est le seul point d'appui pour une société réellement libre répond à mon avis à un impératif éthique (ici se fait le jugement de valeur, et plus celui des faits), et non historique. L'argumentation se fait alors en termes exclusivement logiques, et non historique chez les "idéalistes" pures et dures, et en termes logiques et empiriques chez certains autres (là encore je pense à qui tu sais).
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