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Donc je finis Anthropologie Structurale de Claude Lévi-Strauss, parce que je suis un mec comme ça, et je tombe sur ce passage qui m'interpelle au niveau de mon vécu :

 

Nous n'entendons pas nous livrer au paradoxe, et définir de façon négative l'immense révolution introduite par l'invention de l'écriture. Mais il est indispensable de se rendre compte qu'elle a retiré à l'humanité quelque chose d'essentiel, en même temps qu'elle lui apportait tant de bienfaits. [...] Pour se placer sur un terrain plus familier aux sciences sociales, les débats, bien connus de la science politique française, entre partisans du scrutin de liste et du scrutin d'arrondissement, soulignent d'une façon confuse que la science des communications aiderait utilement à préciser, cette perte d'information qui résulte, pour le groupe, de la substitution de valeurs abstraites au contact personnel entre les électeurs et leurs représentants.

Certes, les sociétés modernes ne sont pas intégralement inauthentiques. Si l'on considère avec attention les points d'insertion de l'enquête anthropologique on constate, au contraire, qu'en s'intéressant de plus en plus à l'étude des sociétés modernes, l'anthropologie s'est attachée à y reconnaître et y isoler des niveaux d'authenticité. Ce qui permet à l'ethnologue de se trouver sur un terrain familier quand il étudie un village, une entreprise ou un "voisinnage" de grande ville [...] c'est que tout le monde y connaît tout le monde, ou à peu près. De même, quand les démographes reconnaissent, dans une société moderne, l'existence d'isolats du même ordre de grandeur que ceux qui caractérisent les sociétés primitives, ils tendent la main à l'anthropologue, qui découvre ainsi un nouvel objet. Les enquêtes sur les communautés menées en France sous le patronnage de l'Unesco ont été très révélatrices à cet égard : autant les enquêteurs (dont certains avaient une formation anthropologique) se sont trouvés à leur aise dans un village de cinq cents habitants, dont l'étude ne demandait aucune modification de leurs méthodes classiques, autant, dans une ville moyenne, ils ont eu le sentiment de rencontrer un objet irréductible. Pourquoi ? Parce que trente mille personnes ne peuvent constituer une société de la même manière que cinq cents. Dans le premier cas, la communication n'est pas principalement établie entre des personnes, ou sur le type de la communication interpersonnelle ; la réalité sociale des "émetteurs" et des "receveurs" (pour parler le langage de la théorie de la communication) disparaît derrière la complexité des "codes" et des "relais".

L'avenir jugera sans doute que la plus grande contribution de l'anthropologie aux sciences sociales est d'avoir introduit (d'ailleurs inconsciemment) cette distinction capitale entre deux modalités d'existence sociale : un genre de vie perçu à l'origine comme traditionnel et archaïque, qui est avant tout celui des sociétés authentiques ; et des formes d'apparition plus récente, dont le premier type n'est certainement pas absent, mais où des groupes imparfaitement et incomplètement authentiques se trouvent organisés au sein d'un système plus vaste, lui-même frappé d'inauthenticité.

En même temps que cette distinction explique et fonde l'intérêt croissant de l'anthropologie pour les modes de relation authentiques qui subsistent ou apparaissent dans les sociétés modernes, elle montre les limites de sa prospection. Car s'il est vrai qu'une tribu mélanésienne et un village français sont - grosso modo - des entités sociales du même type, cela cesse d'être vrai quand on extrapole au bénéfice d'unités plus vastes. D'où l'erreur des promoteurs des études de caractère national, s'ils veulent travailler seulement en anthropologues ; car en assimilant inconsciemment des formes de vie sociale irréductibles, ils peuvent aboutir seulement à deux résultats : soit valider les pires préjugés, soit réifier les plus creuses abstractions.

Est-ce qu'il y aurait des gens plus calés que moi en anthropologie pour me donner des références qui développent sur ce sujet ?

Posté

Donc je finis Anthropologie Structurale de Claude Lévi-Strauss, parce que je suis un mec comme ça, et je tombe sur ce passage qui m'interpelle au niveau de mon vécu :

 

Est-ce qu'il y aurait des gens plus calés que moi en anthropologie pour me donner des références qui développent sur ce sujet ?

Va googler "Monkeysphere", et "Dunbar's number" par exemple.

Ou bien tu parlais d'autre chose ?

Posté

Va googler "Monkeysphere", et "Dunbar's number" par exemple.

Ou bien tu parlais d'autre chose ?

Non je parlais bien de ça, et je connais Dunbar, mais j'ai été surpris de voir des trucs équivalents de la part d'un gars qui a une perspective très différente. Du coup je voulais savoir si cette approche là avait été développée depuis.
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Pour découvrir de jasay et ouakshot que me conseillez vous ?

 

Pour de Jasay, je dirais Political Philosophy, clearly (2010) qui donne un aperçu sur l'ensemble de ses travaux dans le domaine. Pour Oakeshott, en français, il y a morale et politique dans l'Europe moderne (Belles Lettres). Si tu te sens plus courageux, il y a Rationalism in Politics and other essays (Liberty Fund).

 

@Lancelot : sur le rôle de l'écriture et son apport paradoxale, je pense à Pierre Clastres et sa société sans État, ainsi qu'à son disciple américain JC Scott (The art of not being governed) : les deux montrent à quel point l'insaisissabilité des peuples sans État provient aussi de la non institutionnalisation de l'écriture.

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Donc je finis Anthropologie Structurale de Claude Lévi-Strauss, parce que je suis un mec comme ça, et je tombe sur ce passage qui m'interpelle au niveau de mon vécu :

"L'avenir jugera sans doute que la plus grande contribution de l'anthropologie aux sciences sociales est d'avoir introduit (d'ailleurs inconsciemment) cette distinction capitale entre deux modalités d'existence sociale : un genre de vie perçu à l'origine comme traditionnel et archaïque, qui est avant tout celui des sociétés authentiques ; et des formes d'apparition plus récente, dont le premier type n'est certainement pas absent, mais où des groupes imparfaitement et incomplètement authentiques se trouvent organisés au sein d'un système plus vaste, lui-même frappé d'inauthenticité."

 

Lévi-Strauss s'émerveille d'avoir redécouvert la distinction de Ferdinand Tönnies entre communauté et société, celle de Durkheim entre solidarité mécanique et solidarité organique, ou encore de Tocqueville entre aristocratie et démocratie ? Mais c'est qu'il va encore améliorer ma haute opinion du structuralisme, le bougre !

 

Sinon, ces préjugés sur l' "authenticité" de la vie villageoise (ce paradis perdu à cause du méchant capitalisme industriel urbanisateur), rappellent furieusement Heidegger, entre autres.

Posté

Pour de Jasay, je dirais Political Philosophy, clearly (2010) qui donne un aperçu sur l'ensemble de ses travaux dans le domaine. Pour Oakeshott, en français, il y a morale et politique dans l'Europe moderne (Belles Lettres). Si tu te sens plus courageux, il y a Rationalism in Politics and other essays (Liberty Fund.

Merci

Posté

Sachant que tu as déjà la traduction française de l'essai Rationalism in Politics (mais non de tout le recueil) ;)

Tu peux aussi trouver dans le commerce une traduction de son essai intitulé Du Conservatisme (présent lui aussi dans le recueil Rationalism in Politics and other essays).

Posté

Sachant que tu as déjà la traduction française de l'essai Rationalism in Politics (mais non de tout le recueil) ;)

Tu peux aussi trouver dans le commerce une traduction de son essai intitulé Du Conservatisme (présent lui aussi dans le recueil Rationalism in Politics and other essays).

 

C'est effectivement le texte le plus cité, mais pas forcément le plus intéressant je trouve.

Posté

@Lancelot : sur le rôle de l'écriture et son apport paradoxale, je pense à Pierre Clastres et sa société sans État, ainsi qu'à son disciples américain JC Scott (The art of not being governed) : les deux montrent à quel point l'insaisissabilité des peuples sans État provient aussi de la non institutionnalisation de l'écriture.

J'avais déjà lu du Clastres mais je n'en ai pas retenu grand chose. Il faudrait que je m'y replonge.

 

Lévi-Strauss s'émerveille d'avoir redécouvert la distinction de Ferdinand Tönnies entre communauté et société, celle de Durkheim entre solidarité mécanique et solidarité organique, ou encore de Tocqueville entre aristocratie et démocratie ? Mais c'est qu'il va encore améliorer ma haute opinion du structuralisme, le bougre !

 

Sinon, ces préjugés sur l' "authenticité" de la vie villageoise (ce paradis perdu à cause du méchant capitalisme industriel urbanisateur), rappellent furieusement Heidegger, entre autres.

Un point important (et ce pourquoi Rincevent tapait très juste avec Dunbar) c'est la notion que la nature des relations sociales dépend essentiellement de la taille du groupe, qu'il y aurait une espèce de taille naturelle des sociétés humaines au delà de laquelle on a besoin de compenser la perte des liens directs par des artifices techniques. Mécanismes de compensation qui sont d'ailleurs extrêmement efficaces et bénéfiques pour la division du travail et l'économie, mais n'est-ce pas la source d'un gros paquet des dérives qu'on peut constater dans le domaine politique ?
  • Yea 1
Posté

Pour découvrir de jasay et ouakshot que me conseillez vous ?

J'ai aimé l'Etat de Jasay.

Posté

Le pire roman que j'ai lu c'est les paysans de Balzac. J'en veux toujours à mon prof de seconde de nous avoir dégoûté de Balzac avec cette horreur. Le seul truc bien qu'il nous ai fait lire c'est Britannicus de Racine.

Posté

Flaubert est un artiste radical qui n'a pas eu peur d'écrire des passages chiants pour illustrer la chiantitude de la vie de la Bovary. La fin est d'une cruauté rarement atteinte, je trouve.

  • Yea 1
Posté

Mme Bovary est un chef-d'oeuvre en ce sens que la forme et le fond s'y marient parfaitement. Ce qui n'empêche pas de trouver éventuellement le tout très chiant...

Posté

C'est toujours aussi chiant qu'au lycée.

 

Bien sûr. A quoi t'attendais-tu donc ?

 

Posté

C'est volontairement un peu long a démarrer.

 

En gros, ça décolle vraiment quand elle se suicide avec un poison lent et mal dosé. À la fin du livre, en fait.

Posté

Flaubert est un artiste radical qui n'a pas eu peur d'écrire des passages chiants pour illustrer la chiantitude de la vie de la Bovary. La fin est d'une cruauté rarement atteinte, je trouve.

 

Pour le lecteur, indéniablement.

Posté

C'est un peu dommage de passer a cote d'un tel texte, surtout que Flaubert est un maître de l'ironie, mais enfin c'est pas très grave non plus.

 

Ah mais il a très bien écrit un texte chiantissime, je ne lui retire pas.

  • Yea 1
Posté

Comment expliques-tu que ce roman reste, alors ? Bien que je trouve l'Education sentimentale meilleur, Flaubert a quand même dû mettre le doigt sur quelque chose pour que l'on en parle encore plus d'un siècle après sa mort.

Posté

Comment expliques-tu que ce roman reste, alors ? Bien que je trouve l'Education sentimentale meilleur, Flaubert a quand même dû mettre le doigt sur quelque chose pour que l'on en parle encore plus d'un siècle après sa mort.

 

Il s'est juste débrouillé pour ne rien écrire de politiquement dangereux ou de subversif (c'est pas Les châtiment ou La philosophie dans le boudoir quoi).

 

Certains admirent la "difficulté" d'écrire Madame Bovary (4 ans de travail). Probablement les même qui raffolent de Picasso, parce que, l'important voyez-vous n'est pas que se soit beau ou plaisant, mais "dur à faire."

 

Et puis avec l'inertie de l'éducation nationale, Flaubert ayant survécu dans le système suffisamment longtemps, on ne peut plus l'en sortir, il faut continuer à infliger ça aux élèves, même si plus personne ne sait pourquoi.

  • Nay 1
Posté
Il s'est juste débrouillé pour ne rien écrire de politiquement dangereux ou de subversif (c'est pas Les châtiment ou La philosophie dans le boudoir quoi).

Les internets ne contiennent pas assez de gifs, smileys, etc pour mettre en valeur cette citation.

 

  • Yea 2
Posté

Les internets ne contiennent pas assez de gifs, smileys, etc pour mettre en valeur cette citation.

+1

Posté

 

 

Certains admirent la "difficulté" d'écrire Madame Bovary (4 ans de travail). Probablement les même qui raffolent de Picasso, parce que, l'important voyez-vous n'est pas que se soit beau ou plaisant, mais "dur à faire."

 

 

 

D'ailleurs, je n'avais pas prêté attention à ce passage mais, en général, ce que l'on loue chez Picasso (en tout cas, les toiles de Picasso auxquelles la plupart des gens pensent lorsque l'on évoque ce peintre), ce n'est certainement pas la technique, la virtuosité.

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