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Qu'est-ce que la nature ?


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Le libéralisme s'appuie traditionnellement sur deux jambes. La première, plus utilitariste insiste sur les conséquences, notamment économique de la liberté. La deuxième défend la liberté au nom du droit naturel parce qu'elle est juste par principe. Mises et Rothbard illustrent les deux branches opposées de cette alternative mais la plupart des auteurs classiques ont respecté un équilibre entre ces deux sources du libéralisme. 

 

Toujours est-il que l'idée de droit naturel est centrale pour les libéraux et qu'elle ne peut être comprise sans élucider la signification d'un des deux termes de l'expression et donc de la nature, notion que les grecs ont inventée ou découverte. 

 

Beaucoup de membres du forum ont de bien meilleures connaissances philosophiques que moi et pourront apporter leur éclairage sur la question. Je tenterai tout de même de dire ce que je crois en avoir compris. Les réflexions personnelles ci-dessous peuvent en paraitre relativement éloignée mais mon unique source a été Droit naturel et Histoire de Léo Strauss (Principalement le chapitre 3) Pour cerner la notion de nature, je tenterai de comprendre ce à quoi elle s'oppose et ces principales acceptions. 

 

La nature et ce qui s'y oppose

Révélation

Traditionnellement, les Grecs distinguaient les choses naturelles des choses divines et des choses artificielles, faites de la main de l'homme. Toutefois, la principale antagoniste de la nature est la convention. Pour comprendre cette dernière notion, on peut s'appuyer sur les choses les plus évidemment conventionnelles : les poids et mesure et les mots. Que l'unité de mesure soit le mètre en France est arbitraire. De même s'il est possible de discuter du caractère plus ou moins arbitraire des concepts et des notions exprimés par les mots, le choix des mots eux-mêmes relève de l'arbitraire. Donc, il y a des choses qui sont vraies par convention, parce que l'on a décidé qu'il devait en être ainsi et d'autres par nature, indépendamment de ce qu'en pensent les hommes. 

 

A partir de là, certaines distinctions paraissent s'imposer comme entre les choses naturelles et l'homme d'une part et leur comportement d'autre part. Or, les choses naturelles, l'homme et le comportement des choses naturelles relèvent de la nature tandis que la distinction entre nature et convention s'applique particulièrement au comportement humain. 

 

Cette présentation contient toutefois plusieurs difficultés. Tout d'abord, au vu de la première opposition de la nature et de la convention retenue plus haut ne serait-il pas plus juste d'opposer un domaine des comportements naturels (où ce qui s'oppose à la nature est le contre-nature) et celui du domaine de la convention (où c'est un choix arbitraire qui fait que les choses sont justes ou non) ? Ne faut-il pas en outre distinguer les cas où les hommes se contentent d'avoir un certain comportement (par exemple l'hétérosexualité et l'homosexualité) et lorsqu'ils ont un discours sur le monde ? Or, justement le discours sur l'univers et sur ses origines relève de la distinction entre nature et convention. Le discours (religieux) sur l'univers et son origine est conventionnel en ce que si sa vérité n'est nullement garanti, il est efficace en garantissant un consensus social dans la cité. 

 

La distinction des choses humaines ou non et de leur comportement caractérise déjà plusieurs significations de la nature. 

 

Les différentes significations de la nature

Révélation

La nature, chez nous comme probablement chez les Grecs revêt plusieurs significations. 

 

Elle désigne par exemple l'univers physique et son origine. 

Elle décrit la nature d'un être précis (la nature de...par ex la nature humaine)

Elle permet de séparer les comportements en comportements naturels ou non. 

 

Il me semble intéressant de réfléchir à ce qui unit ces différentes acceptions. Le lien évident entre la nature humaine et le caractère ou non naturel des comportements humain est assez évident mais peut être précisé.

 

La nature est à cheval entre l'être et le devoir-être (le domaine positif de ce qui est d'une part et celui des normes d'autre part). Elle part de ce qui est pour prescrire des normes. Or, cela soulève de prime abord d'évidentes difficultés. Si on part de l'être et donc des comportements qui existent, ceux-ci seront par définition tous naturels. Comment en déduire des normes quelconque ? La solution est plutôt statistique à mon avis. Par exemple pour en rester à l'homme et aux questions corporelles, le fonctionnement général de l'organisme tend à sa conservation. Par conséquent la défaillance d'un organe ou d'une partie du corps particulier contrarie le but général de l'organisme tel qu'on l'observe. Tout les comportements contrariant le but général qu'est la santé pourront donc être qualifiés de "contre-nature". Une autre manière de procéder est d'observer non plus le fonctionnement d'un organisme en général mais la manière de fonctionner des organismes d'une espèce. Par exemple, la norme pour les humains est d'avoir cinq doigts et non quatre ou six. De même, une norme statistique fonde alors une norme de comportement.    

 

Or le développement du corps et des comportements humains repose en grande partie sur une sorte de plan à travers les gènes et l'Adn ? La nature de ... relève-t-elle du plan général tandis que le caractère naturel de ce comportement consisterait dans la conformité à ce plan général ? C'est une hypothèse à explorer. 

 

Quel est alors le rapport entre ces notions et la nature caractérisée comme l'univers physique en général ? Tout d'abord, chaque être et notamment chaque être vivant est une partie de l'univers physique dont il trouve son origine mais surtout on retrouve le même schéma dans la description générale de l'univers physique. 

 

Je cite Léo Strauss : "la  recherche des choses premières présuppose non seulement leur existence et leur permanence : étant éternelles et impérissables, elles sont plus pleinement que celles qui ne le sont pas" De Telles affirmations reposent sur un principe : aucun être ne nait sans cause et il est impossible de penser qu'à l'origine le chaos vint à exister comme si les choses premières avaient émergé à l'être à partir et au travers du néant. Autrement dit, il ne pourrait y avoir de changement visibles s'il n'existait pas d'élément permanents ou éternels"

 

Il me parait intéressant de noter que le schéma précédemment esquissé avec une sorte  de plan général se reproduit. Or l'étymologie de nature chez les grecs et croitre, pousser, naître. Je propose donc comme sens général du mot nature "Loi de croissance et de développement d'un être". 

 

 

 

 

 

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Il faut ajouter un point important, et que je dois à Vinciane Pirenne-Delforge : le mot grec physis, que l'on traduit généralement par "nature", désigne plus précisément la nature vue comme un processus de développement vers son telos, vers sa finalité.

 

Pour le reste, je passe le micro à nos philosophes locaux (et puisqu'on évoque Strauss, notamment à @F. mas).

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Je reviens un petit peu sur le sujet.

 

Je n'en distinguais que trois mais l'article de Wikipedia distingue quatre sens du mot nature :

La nature comme entièreté du monde physique,

La nature comme part du réel sans intervention humaine,

La nature comme l'essence et l'inné,

La nature comme force spécifique qui fait changer le monde,

 

Pour moi, c'est l'occasion de revenir sur la première partie "la nature et ce qui s'y oppose" afin de préciser certaines idées. En effet, vu la largeur de ce qu'elle recouvre, la nature est souvent définie à partir de ce qui s'y oppose, un peu selon la formule "la nature est tout ce qui existe sauf..." mais les notions traditionnellement opposées à la nature changent selon le contexte. 

 

En classe de philosophie de terminal, on oppose plutôt la nature à la culture. Les écologistes aiment la nature et rejettent ce qui est artificiel (par exemple, la chimie de synthèse par opposition à la chimie "naturelle"). Les Grecs préféraient eux s'appuyer sur la distinction entre nature et convention. Un partisan de la morale dénoncera quant à lui des actes "contre nature" Dans tous les cas, ce qui s'oppose à la nature consiste en ou résulte d'une certaine activité de l'homme. 

 

Or l'homme accomplit des actions et adopte des comportements. Certaines de ces actions et comportements quoique naturels dans leur origine mais résultant d'une nature pervertie pourront être qualifiés de contre-nature. 

 

Il résulte de ces actions de l'homme un certain nombre de produits, matériels ou intellectuels. Ce sont les choses artificielles. 

 

L'un des comportements de l'homme (ou des produits de son activité) consiste dans des discours et notamment des discours sur le monde qui l'entoure, sur l'univers, bref sur la nature. Dans certains cas, les hommes peuvent proposer une description plus ou moins adéquate du monde qui l'entoure. Néanmoins dans certains cas, comme les domaines manifestement conventionnels que sont le langage et les poids et mesure, la validité des discours humain dépend d'une convention et non de la conformité du discours avec le monde qui l'entoure.

Mais alors comment qualifier un discours présentant un description erronée de l'univers ? L'erreur peut avoir pour origine une passion ou un biais cognitif qui sont tous deux des causes naturelles. Si on l'analyse comme un comportement le discours erroné peut donc rester naturel alors que son contenu ne doit-il pas être qualifié de "contre-nature" ou à l'aide d'une notion similaire ? 

 

Or dans droit naturel et histoire, Léo Strauss écrit ceci dans un contexte où il explicite la distinction traditionnelle entre nature et convention dans la philosophie classique : "toute conception inadéquate de l'ordre éternel ne peut être au regard de cet ordre éternel qu'accidentelle ou arbitraire : elle doit sa validité non pas à sa vérité intrinsèque, mais au décret de la société et à sa convention" Donc une description inadéquate de l'univers aurait une certaine validité en raison des conventions sociales ? Il semble que les classiques avaient une conception large du domaine conventionnel (du champ dans lequel la validité d'un discours dépend d'une convention). Chez les classiques, la description inadéquate de l'univers et de son origine avait une certaine validité ou efficacité résidant dans sa capacité à faire régner la paix sociale. Cela n'empêchait pas  les philosophes classiques de juger par ailleurs la nature supérieure à la convention. 

 

Les discours humains peuvent également porter sur les autres comportements de l'homme et influencer ceux-ci. Dans ce cas, pour certains classiques, l'homme agit selon la convention et non selon la nature. On retrouve ici la distinction entre inné et acquis et entre nature et culture. Cependant, la distinction entre nature et convention se fonde avant tout sur l'origine de la validité d'un jugement alors que la distinction entre nature et culture est davantage construite sur l'origine d'un comportement. 

 

Ce sont avant tout des réflexions personnelles et je vous invite à ne pas les prendre trop au pied de la lettre mais j'espère qu'elles pourront vous être utiles.

 

 

 

 

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  • 2 weeks later...

Moi ce que j'ai retenu de mes cours c'est que le droit naturel n'existait pas naturellement et qu'il était la mise en évidence de la vrai nature du droit. Je vais lire un peu plus sur ce sujet car je n'ai vraiment étudié la philo qu'en terminale. 

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Le 03/12/2023 à 09:00, Reykjavik a dit :

Moi ce que j'ai retenu de mes cours c'est que le droit naturel n'existait pas naturellement et qu'il était la mise en évidence de la vrai nature du droit. Je vais lire un peu plus sur ce sujet car je n'ai vraiment étudié la philo qu'en terminale. 

Le droit naturel existe pour les classiques (Socrate, Platon, Aristote). En revanche, pour sans doute une majorité des présocratiques et de ceux que Platon appellera les sophistes, le droit est purement conventionnel. Seule la recherche par l'homme de son propre avantage est naturelle. 

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Le droit naturel de ce que je consrate un peu partout est revendiqué comme concernant uniquement les humains en différenciant très nettement l'humain des autres espèces avec des prétextes qui varient. Les êtres sentients non-humains n'étant pas du registre du droit naturel, le droit naturel à lui seul n'interdit pas la torture et autres traitements de ces êtres sentients.

 

Ce qui m'amène à ma question. 

 

Ça vous va que le droit naturel domine sans complément ?

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il y a 4 minutes, Fondamorçage a dit :

Les êtres sentients non-humains

Les végétaux sont aussi doués de sensations (il y a des expériences fort intéressantes à ce sujet). Milites-tu pour le droit des légumes ?

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Cependant défendre l'idée de ne pas s'attaquer à des plantes pour certains motifs se défend et s'inscrit dans le cadre généralement défendu par les libertariens à savoir qu'un champ, un jardin, un labo se semences est une culture et fait l'objet de propriété, alors détruire ces exemples s'inscrit dans l'agression.

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il y a 2 minutes, Fondamorçage a dit :

Et non je n'ai aucune étude en tête démontrant l'émotivité d'une quelconque plante même si je n'ai pas de preuve de l'inémotivité de toutes les plantes.

I can see you moving the goalpost. La sentience n'est pas l'émotivité, qui n'est pas non plus la capacité à souffrir, qui n'est pas non plus la conscience de soi, qui n'est pas davantage... Bref, il y a d'un côté le gloubi-boulga émotionnel et à la mode, et d'autre part le droit naturel qui traite des relations entre personnes (lesdites personnes n'étant pas nécessairement humaines, même si pour le moment on n'a pas trouvé de contre-exemple).

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il y a 5 minutes, Fondamorçage a dit :

Chaque question a un sens


 Non, toute suite de mots suivie ou non d’un point d’interrogation n’a pas nécessairement de sens. 
 

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il y a 33 minutes, Fondamorçage a dit :

Bon vu que tu ne sais pas ce qu'est la sentience (ex:https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Sentience), on va voir tes fameuses preuves de sentience végétale.

A en croire le Wiktionary, est sentient ce qui est sensible ou doué de sensation (i.e. de perception physique de quelque chose qui vient en contact avec le corps). N'importe quelle dionée gobe-mouches correspond à cette définition, et naturellement une foule d'autres végétaux.

 

C'est ça le problème d'utiliser des anglicismes mal francisés, tu vois. Autant garder le terme anglophone.

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Il peut y avoir une ambiguïté mais je l'ai clairement explicité maintenant et sache que les animalistes anti-spécistes etc parlent bien de la capacité de ressentir les émotions. J'en parle ainsi et je l'ai quasiment toujours entendu utilisé de la sorte.

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il y a une heure, Fondamorçage a dit :

J'en parle ainsi et je l'ai quasiment toujours entendu utilisé de la sorte.

Nous ne fréquentons pas les mêmes milieux (et je m'en félicite).

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Je ne pense pas qu'on puisse répondre à la question qui est posée par le sujet: je ne sais pas très bien quelle question c'est, et ce que j'en comprends est beaucoup trop général. Mais je me permets un caveat méthodologique, parce que je vois que le sujet part dans le décor: la lecture straussienne de Platon part du principe que c'est un texte ésotérique, dont le "vrai" sens est dissimulé sous des couches de sens "explicite", ce qui peut donner lieu à des interprétations originales, ou à des spéculations plus farfelues que son hypothèse de lecture le préserve d'avoir à justifier. Ne croyez pas qu'en lisant The City and Man, What Is Political Philosophy? et Natural Right and History, vous lisez, sur Platon, l'équivalent du Cambridge Companion.

 

Pourquoi la question est trop générale: le DN "des Anciens". Quels anciens? Platon et Aristote. Pourquoi eux? Et Epicure? Et les stoïciens? Ah, ça, Strauss ne s'y intéresse pas. Et pour Platon, de quel dialogue parle-t-on? Qui parle dans ce dialogue (jamais Platon, par définition, et même pas toujours Socrate, et jamais aux mêmes personnes)? Pour prendre l'exemple de la République (qui est un dialogue raconté par Socrate, donc tout est à prendre avec des pincettes), qui introduit la question de la nature? Glaucon, au livre 2, car il confond l'essence et l'origine d'une chose. La question socratique serait bien plutôt celle de l'idée de la chose, pas de sa nature. Ah mais n'y a-t-il pas, dirait Aristote, Métaphysique 991b6-7, 1070a18-20, d'idée que des étants naturels? Mais y a-t-il alors une idée de la cité (Strauss dit: non)? Que dire à cela? Eh bien on peut par exemple arguer que le principe que la cité ne s’étende pas au-delà des limites de son unité ("qu’elle s’accroisse tant que, en s’accroissant, elle persiste à être une, mais pas au-delà", 423b), ressemble au principe de croissance d’un être naturel. Mais, explicitement, il ressemble surtout au principe un homme = un métier : chaque citoyen est par là "un, et non plusieurs, et ainsi la cité tout entière croîtrait en étant une, et non plusieurs" (423b), càd suivant l’isomorphisme psychopolitique. Le principe central pour régler cette "croissance" est l’éducation (encore par analogie avec la croissance de l’individu), et l’amitié entre les citoyens (la philia, 424a). De ce point de vue, on peut assez exactement dire que la nature, et ça reviendra quand il s'agira de nier que la différence (qui existe) entre hommes et femmes soit "naturelle" (au livre 5), c'est l'éducation. Strauss prend le point, et en déduit (citant les Lois à l'appui) que la cité-en-paroles de la République est "inhumaine" (dans The City and Man), et que c'est une vaste blague, qui ne vise qu'à démontrer par l'absurde l'inanité de toute philosophie politique (je caricature à peine), ce qui fait que toute conclusion qu'on tirera du texte, Strauss dira: but that's the joke. Mais il faut bien voir que, pour Platon, l'"inhumanité" de sa cité, ce n'est pas un problème.

 

Ce qu'on peut donc au moins dire, c'est que la nature apparaît toujours dans un contexte problématique, voire aporétique dans la République. Quand il est question de la "nature" des gardiens, en 374e, il faut qu’ils aient une nature à la fois douce (πρᾶος) et thymique (μεγαλόθυμος) (375c), mais comme les deux qualités sont contraires (ἐναντία), la situation est impossible : "il en découle qu’il est impossible que se forme un bon gardien. — C’est bien probable, dit-il. Me sentant dans l’impasse moi aussi…" (375d ; l’ "impasse" est ἀπορήσας, une aporie).

 

Il est ensuite beaucoup question de nature pour les différentes "races" dans le "noble mensonge" (livre 3).

L’introduction du "noble mensonge" (414b) est motivée par la discussion (bien antérieure) des "mensonges qui conviennent" (et qui ne conviennent pas) à propos de la poésie. Avant d’être énoncé, il est clair que 1) Socrate "hésite" à en parler (414c) et 2) qu’il requiert "une grande force de persuasion [des dirigeants et/ou du reste de la cité, 414b]" (414c-d). Car ce dont il s’agit de persuader les dirigeants, c’est que leur éducation n’a été qu’un "songe" (414d) (alors que non en fait) dont ils ont été pourvus leur donnant "l’impression" d’éprouver et de voir ce qu’ils éprouvaient et voyaient, alors qu’en fait ("mais en vérité"), "ils étaient alors sous la terre, … en train d’être modelés et élevés eux-mêmes" (414d, je souligne); la référence à la nature est clairement un subterfuge politique: c'est, en fait, le "mensonge" dans "noble mensonge". Il y a deux parties dans le "noble mensonge » : la première fait la distinction entre l’intérieur et l’extérieur de la cité (unifiant l’intérieur comme une "famille" ("vous êtes tous parents", 415a) : Polémarque), la seconde vérifie le principe un homme = une activité (divisant l’intérieur entre gouvernants et gouvernés : Thrasymaque). Bernardete, dans Socrates' Second Sailing, dit justement: "The first part of the lie naturalizes the law, the second legalizes nature. The first speaks in simile, the second in metaphor." (p77) La deuxième partie est celle qui distingue les rangs dans la cité (trois, comme les vertus du livre 4: virilité, modération, réflexion ; cf. 433b) :

  • Or pour les dirigeants,
  • Argent pour les auxiliaires,
  • Fer et bronze pour les cultivateurs et autres artisans.

Il y a des déviances possibles de la nature ("il peut arriver qu’à partir de l’or naisse un rejeton d’argent", 415a-b), mais le communisme y remédie ("et si leur propre enfant naît avec une part de bronze ou de fer, qu’ils n’aient aucune pitié, mais que, lui accordant le rang qui convient à sa nature, ils le repoussent chez les artisans ou les cultivateurs," 415b-c ; en 5, 460c, les choses changent un peu : "Quant aux rejetons des hommes de peu de valeur, et chaque fois que chez les [hommes de valeur] naîtra quelque rejeton disgracié, ils les dissimuleront dans un lieu qu’il ne faut ni nommer ni voir, comme il convient.")

 

Je pense que je peux ici faire d'une pierre deux coups, en clarifiant mit einem Schlage le sens de l'isomorphisme psychopolitique et le rapport entre eidos et physis (idée et nature) dans la République: la cité regroupe trois "genres" de natures (genè), alors que l’âme a trois espèces (eidè). Le raisonnement socratique dans le livre 4 (présentation de la structure tripartite de l’âme, premier sommet de la R) est le suivant :

  • l’âme doit être tripartite si chaque individu doit pouvoir être dit modéré, viril et sage,
  • et cet individu (citoyen) ne peut être appelé juste que si chaque eidos dans son âme « s’occupe de ses affaires » (441c-e, 443b),
  • de même que, dans la cité, chaque classe doit « s’occuper de ses affaires » (chaque race fait en effet « ce qui lui revient », du moins dans la cité juste : cf. 435b).

Mais le parallélisme du "de même que" est limité, d’abord parce qu’il semble que plusieurs acceptions de "justice" soient en circulation (a minima celle "au sens strict," comme dit Thrasymaque, et le sens ordinaire, qui serait "s’occuper de ses affaires", expression elle-même ambiguë, pour des raisons dans le détail desquelles je n'entrerai pas ici), et ensuite parce qu’il y a une importante différence entre "eidos" et "genos" (c'est ce qui nous intéresse). Eidos, ici, semble avoir le sens de "partie" (meros), comme dans le Politique (263b), mais on peut en douter, car il n’est question de meros qu’en connexion avec l’âme et le corps (442b, mais pas en 443d (l’argument de Bernardete est que le meros n'est introduit qu’avec le corps, et a donc peut-être sa signification liée au corps) ; Socrate parle aussi, uniformément, de "races" pour les "parties" de l’âme et de la cité, cf. 441c ; voir aussi 443d : "les races qui sont dans son âme"). L’exploration de l’âme, du reste, exige de suivre une autre "procédure" que celle que le dialogue a suivie jusqu’à présent : "c’est une autre route, plus longue et plus riche, qui y mène" (435d).

 

La question est d’abord de savoir (chose facile) 1) si les espèces de l’âme sont nées de la cité (oui), et ensuite (chose difficile) 2) si c’est avec une partie de l’âme que nous réalisons telle action lui étant appropriée, ou si c’est à chaque fois toute l’âme, comme composé, qui est en jeu quand nous agissons. Cette question, Socrate n’y répond pas tout de suite : il l’évite en faisant l’ "hypothèse" (437a) d’une version du principe de non-contradiction. L’élaboration qu’il propose de cette "hypothèse" est particulièrement digne d’être commentée, car elle commence avec l’idée que, sous le rapport de la contradiction, "actions ou affections" sont identiques ("en cela il n’y aura aucune différence", 437b), ce qui fait que "la soif" et "la faim" peuvent être considérées comme si elles étaient des logoï (les désirs comme des logoï), càd comme si ces désirs ou ces affections étaient des "signes d’approbation ou de désapprobation" (437b), ou comme s’ils répondaient à une question (437c). Les désirs sont des formes d’ "approbation", au sens où ils expriment l’assentiment à ce qui est par eux convoîtés (437c). Du côté de la désapprobation ou de la négation, Socrate mentionne un verbe qu’il invente : "ne-pas-vouloir" (abouleo, 437c), de manière à radicaliser la négation comme autre chose qu’une absence d’affirmation, a fortiori qu’une autre affirmation (i.e. d’une négation : comparer "je n’ai pas envie d’être dérangé", qui suppose une entité absurde (l’envie d’être dérangé), et le plus inhabituel, mais pourtant plus logique "j’ai envie de ne pas être dérangé"). L’autre du désir, cette négation radicale, émerge donc dans la syntaxe : "Socrates has replaced nature with syntax" (Bernardete, 96). C’est aussi ce qui différencie le désir du thymos, qui n’a pas de syntaxe (Bernardete, 99). Or le thymos est naturel, la faculté rationnelle ne l'est pas (441a-b) (sinon auf wiedersehen l'éducation).

 

Si je résume, on a

  1. différentes parties dans la cité (noble mensonge, races)
  2. qui correspondent à différentes parties dans l'âme (isomorphisme)
  3. qu'on peut remplacer par des logoï (désirs <-> affirmations/négations)
  4. (conclusion) ce qui signifie, au niveau méta, remplacer la "nature" (dans l'isomorphisme) par la "convention" (le langage): le noble mensonge (qui est un logos, hein: il s'agit de raconter des craques au peuple, et on fait souvent ça: voir l'exemple plus amusant du livre 5 sur le mec "médiocre" à qui on dit que c'est le tirage au sort si ses gosses sont des médiocres, alors que dans son dos, on attribue les gosses en or aux adultes en or, les gosses en pipi aux adultes en pipi de façon tout ce qu'il y a de plus pas aléatoire), c'est la loi et la nature qui take in each other's washing

 

L'isomorphisme psychopolitique rétroagit rétrospectivement sur l'introduction par Glaucon de la physis dans la discussion sur la question de savoir s'il vaut mieux être, ou paraître juste (livre 2). En fait, cette question est débile. En effet, de même que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue dans un corps corrompu (passages soi-disant "eugénistes" sur la médecine), de même, ou plutôt a foriori, elle ne vaut pas la peine d’être vécue si "la nature de cela même par quoi nous sommes vivants… est troublée et corrompue" (445a-b), càd l'âme. En un sens, on peut, je crois, faire une lecture de la République comme nous enjoignant à nous méfier de la référence politique à la nature. La République ne serait sans doute pas un livre autorisé dans la République. On peut même dire qu'il y a moins de nature que de référence à la nature (et moins de cité que de cité-en-paroles). Vous voulez plus? Platon ne donne pas plus. Si ça vous plaît pas, ne lisez pas Platon.

 

Bon sinon de manière générale

  • le libéralisme ne s'est pas constitué autour d'un concept précis de nature, et pas seulement parce que la naissance du libéralisme, on se demande toujours ce que c'est (Hobbes? Locke? les monarchomaques protestants? la révolution américaine?)
  • de toutes façons, il y a un tournant majeur au XIXème, quand on commence à avoir une conception précise scientifique et non théologique de la nature (pourquoi sommes-nous égaux avant, càd pour Locke et les post-lockéens (je laisse Hobbes de côté, toujours compliqué celui-là)? parce que nous sommes, selon la belle expression de Locke, the workmanship of God)
  • aujourd'hui, les débats sur le "naturalisme" ont une fâcheuse tendance à être du côté de Glaucon et pas du côté de Socrate, et à confondre la nature et l'essence d'une chose, ou à prendre (c'est bien le principe du naturalisme en tant que méthode) l'une pour le proxy de l'autre. vaste débat, mais à titre personnel, cette dérive ne me plaît pas (je n'aime pas les confusions)
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3 hours ago, Vilfredo said:

Pauvre f mas qui doit lire tous mes wots

 

 

C'est très intéressant, et témoigne d'une proximité avec les textes que je n'ai plus depuis quelques années. Je n'ai pas grand chose à ajouter, et les lectures philosophiques plus récentes se situent plus dans le sillage de Richard Rorty, Oakeshott et d'hégélianieries plus ou moins subtiles. J'aurais également tendance à historiciser l'idée de nature (oh!) et donc à collectionner ses différentes significations à travers les auteurs et les contextes langagiers. C'est mon côté sceptique/philosophie du langage ordinaire un peu paresseux.

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@Vilfredo merci pour ton long et impressionnant commentaire. 

 

Mon intention était en effet de mieux comprendre le droit naturel à partir d'une compréhension de la nature elle-même et donc de savoir si l'on pouvait comprendre l'idée que les libéraux se font du droit en lien avec cette notion. Dans mon esprit, je n'ai d'ailleurs fait que débuter le sujet car il faudrait aborder la question de la vie conforme à la nature (la vie bonne pour une personne donnée) d'une part et du droit conforme à la nature d'autre part.

 

Mais je ne suis pas sûr que même chez les classiques, il y ait eu à la fois une tentative rigoureuse de définir la nature et d'y relier le droit ensuite (Aristote ?). Le lien avec la nature dans le libéralisme et pré-libéralisme de Hobbes est davantage relié à l'"état de nature" qui relève d'un raisonnement assez distinct de celui des anciens. 

 

Je ne cherchais pas à commenter spécifiquement Léo Strauss mais comme c'est lui que je connais (je n'ai pas tes connaissances), c'est forcément de lui que je pars pour réfléchir sur le sujet. 

 

Platon et la République n'étaient pas vraiment centraux pour moi à ce stade. En fait, je m'appuyais plutôt sur le chapitre III de Droit naturel et Histoire "origine du Droit Naturel" où il faisait plutôt référence aux philosophes présocratiques, aux sophistes et aux épicuriens. 

 

 

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Oui oui je voyais bien que tout partait de Strauss. Alors il faut aussi savoir que ce livre, Droit naturel et histoire, est une sorte de pamphlet de Strauss, juif allemand marqué par Heidegger, déclarant sa flamme à la démocratie libérale américaine comme moins pire système pour préserver un cadre à la vie contemplative du philosophe. Si mes souvenirs sont exacts, on y trouve justement une version très simplifiée de Platon (le droit naturel de donner ou rendre à chacun ce qui lui devient, l’exemple du grand manteau pour le petit bonhomme et vice versa), un peu moins simplifiée d'aristote… ama pour saisir Strauss il vaut peut-être mieux lire ses cours, ou on voit le straussianisme en action.

 

Sinon la vie bonne comme vie conforme à la nature, ça c’est l’idée stoïcienne. C’est absent chez Platon. Donc ce que je disais, c’est que parler de “DN ancien” alors qu’en fait, on veut dire: les Anciens tels qu’ils ont été lus et déformés par la théologie médiévale, bon. Il n’y a que chez Aristote que ça a un sens de trouver un DN ancien, parce que la nature nous donne une sorte de norme (une graine se développe en arbre, pas en chapeau pointu). Donc c’est pas un principe individuel comme chez les stoïciens (chez qui j’ai du mal à voir une pensée politique). Tout ceci tient assez mal ensemble, c’est une construction que fait Strauss. Par exemple, j’ai envie de dire qu’il trouve surtout du DN dans la Physique de Aristote: y a un cosmos, les choses ont leur lieu naturel… alors que Platon pense politique et cosmologie ensemble, Aristote par contre sépare complètement les deux. Les Épicuriens en revanche mettent le hasard au centre du monde, et ça veut pas dire qu’ils pensent pas le droit (voir le livre de Goldschmidt sur l’artifice de la société et des normes juridiques dans Epicure).

 

Je pense que la République est un bon endroit pour démêler ces questions et défaire des préjugés sur la “nature”, entre autres parce que c’est là “d’où” parle Strauss. C’était aussi une tentative de situer les problèmes dans les textes, ce qui est pour moi la seule façon de les penser précisément.

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Surtout, pour saisir le droit naturel tel que conceptualisé par les libertariens modernes, il vaut mieux partir d'un Hayek que d'un Platon (et donc quitte à lire un pavé je te conseillerais plutôt Droit, législation et liberté que La République).

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Hayek oui, c’est aussi une tout autre tradition philosophique derrière (Hume, Ferguson, Lumières écossaises). Il existe un livre qui s’appelle On Humean Nature d’ailleurs (je sais parce que j’avais pensé au jeu de mots moi même avant de voir que ça existait).

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